Jules Isaac, auteur, avec Albert Mallet, de manuels d’Histoire qui ont formé des générations d’écoliers, présentait l’antisémitisme comme une « lèpre ». L’image n’était pas si mal choisie, la lèpre se caractérisant comme une maladie chronique, d’évolution insidieuse, susceptible de provoquer des réactions brutales. En 1941, Marc Bloch, décrivait pour sa part l’antisémitisme comme un « poison subtil, contagieux, polyfiltrant ». « Insidieux », « subtil » : les adjectifs rendent bien compte de la complexité de l’antisémitisme. D’où la difficulté à s’accorder sur une définition. Plusieurs institutions ont approuvé la définition de travail proposée par l’IHRA, notamment la Commission européenne et le Parlement européen, sans toutefois lui conférer un caractère contraignant : « L’antisémitisme est une certaine perception des Juifs, pouvant s’exprimer par de la haine à leur égard. Les manifestations rhétoriques et physiques de l’antisémitisme sont dirigées contre des individus juifs ou non-juifs et/ou leurs biens, contre les institutions de la communauté juive et contre les institutions religieuses juives ». En des termes plus synthétiques, et dans une perspective pédagogique, on pourrait proposer la définition suivante : l’antisémitisme, qui est une forme de racisme, désigne un ensemble d’idées et de pratiques fondées sur l’essentialisation des populations juives (ou considérées comme telles) selon une conception partiellement ou entièrement négative.
Jules Isaac, Jésus et Israël, Albin Michel, Paris, 1948, 585 p.
Marc Bloch, Lettre à Lucien Febvre, 17 août 1941. Bernard Müller (éd.), Lucien Febvre et les « Annales d’histoire économique et sociale » : correspondance, Paris, Fayard, 1994-2003, 3 (n. 2), III, p. 169.
L’IHRA (International Holocaust Remembrance Alliance) est une organisation intergouvernementale, fondée en 1998 afin de promouvoir l’enseignement et la recherche concernant la Shoah. Elle rassemble 31 membres, principalement de l’UE dont la France mais aussi les États-Unis, Israël et le Canada. La définition de l’IHRA a fait l’objet d’un consensus tandis que les exemples donnés à sa suite ont pu susciter la controverse, autour en particulier, des liens entre antisionisme et antisémitisme. Parmi les exemples critiqués : le « traitement inégalitaire de l’État d’Israël à qui l’on demande d’adopter des comportements qui ne sont ni attendus ni exigés de tout autre État démocratique ». Pour une critique de cette définition, voir https://www.lemonde.fr/idees/article/2019/12/02/appel-de-127-universitaires-juifs-aux-deputes-francais-ne-soutenez-pas-la-proposition-de-resolution-assimilant-l-antisionisme-a-l-antisemitisme_6021348_3232.html.
L’antisémitisme est un racisme parmi d’autres, mais il conjugue plusieurs spécificités. La première tient à sa longévité. La seconde est relative à sa plasticité. Au fil des siècles et des contextes, souvent en période de crise, des acteurs successifs ont instrumentalisé, à des fins idéologiques ou politiques, l’hostilité antijuive dont la matrice est religieuse, et bâti autant de mythes, au sens d’un « ensemble d’images motrices », essentialisant les Juifs de manière négative : de la figure du juif bolchévique à celle du financier, de celle du traitre à la nation à celle du maître du monde etc. L’internationalisation de tels préjugés constitue un trait supplémentaire. On pourrait ajouter une caractéristique ultime : l’antisémitisme a fait école et a pu inspirer la conception d’autres politiques raciales en Occident.
Voir les analyses de Jean-Frédéric Schaub et Silvia Sebastiani in Race et histoire dans les sociétés occidentales (XVe-XVIIIe siècle), Paris, Albin Michel, 2021, 512 p., en particulier pp. 87-154.
Longévité, plasticité et ubiquité ont contribué à installer durablement l’antisémitisme dans le paysage de nos sociétés, tels ces « vieux monuments, énormes et laids, que personne ne songe plus à détruire, tant leur vieillesse et leur masse semblent défier, excéder les forces des démolisseurs », déplorait Albert Memmi. Pour entreprendre la déconstruction, pierre après pierre, de plusieurs siècles de préjugés, l’historicisation n’en reste pas moins la méthode la plus sûre.
Albert Memmi (1920-2020), Portrait d’un juif, Gallimard, 1962, Poche Idées, p. 58.
La littérature scientifique sur l’antisémitisme est considérable. Parmi les auteurs de référence, on se référera aux travaux des historiens Léon Poliakov, Pierre Birnbaum, Pierre-André Taguieff. Pour une approche récente du cas français où l’antisémitisme est mis en perspective dans le cadre plus vaste de l’histoire juive, Sylvie Anne Goldberg (dir.), Histoire juive de la France, Paris, Albin Michel, 2023, 1088 p.
La plus ancienne des hostilités identitaires
L’antisémitisme est la plus ancienne des hostilités identitaires. Elle a également été la matrice d’autres formes de racisme apparus ultérieurement. Certains historiens considèrent que le judaïsme, premier monothéisme, aurait provoqué dès son apparition, dans l’Antiquité, un antagonisme à matrice religieuse. D’autres chercheurs, plus nombreux, identifient la matrice de l’antisémitisme dans la religion chrétienne. Celle-ci, dans un double rapport de filiation et de concurrence avec le judaïsme, a véhiculé, au fil des siècles, ce que Jules Isaac appelait « l’enseignement du mépris », soit l’idée d’une double culpabilité des Juifs, frappés de cécité pour n’avoir pas reconnu « le fils de Dieu » et responsables de la mort du Christ. L’antisémitisme chrétien, désigné parfois comme antijudaïsme, résulte de la relation complexe de la seconde religion monothéiste avec celle qui l’avait précédée. A cette matrice religieuse s’en est ajoutée une nouvelle, avec l’islam, à partir du VIIe siècle, là encore dans un double rapport d’héritage et de différenciation. Comme l’ont montré de nombreux travaux, les accusations à matrice religieuse ont précocement débouché sur une essentialisation raciale des populations juives, dès le XIIe siècle, processus dont rendent compte des « légendes du sang » ou encore les représentations iconographiques qui établissent précocement des stéréotypes physiques.
Voir David Nirenberg, Antijudaisme, Genève, Labor et Fides, 2023, 620 p.
Joanna Tokarska-Bakir, Légendes du sang. Pour une anthropologie de l’antisémitisme chrétien (1600-2005), Paris, Albin Michel, 2015.
Bernhard Blumenkranz, Le Juif médiéval au regard de l’art chrétien, Paris, Études augustiniennes, 1966.
Pour différencier la tradition chrétienne d’hostilité antijuive des formes d’hostilité apparues dans l’Allemagne national-socialiste, le vocable « antijudaïsme » est popularisé au cours des années 1930 dans les milieux catholiques. Un tel usage contribue à masquer les continuités importantes entre la tradition chrétienne et les formes contemporaines d’antisémitisme. Nombre de stéréotypes religieux furent en effet recyclés et « sécularisés » à l’époque contemporaine. Dans les dernières décennies du XXe siècle, l’Église catholique reconnut ses responsabilités dans la genèse de l’hostilité antijuive. La déclaration Nostra Aetate, promulguée en 1965 lors du Concile de Vatican II, constitua une étape significative dans ce qui a été caractérisé depuis lors comme processus de repentance. Au XXIe siècle, les préjugés antijuifs ont diminué dans les milieux catholiques sans être totalement éradiqués. En 2024, 23 % des Français attribuaient toujours aux Juifs la responsabilité de la mort de Jésus. La matrice religieuse de l’antisémitisme explique, dans une large mesure, la prégnance de ce qui est devenu, selon David Nirenberg, « un mode de pensée », consistant dans les sociétés occidentales et méditerranéennes à s’auto-définir par rapport aux représentations des Juifs, comme double négatif.
Pour une occurrence récente : https://revue.alarmer.org/quand-c-news-se-fait-porte-parole-de-lantisemitisme-chretien/
D.. Nirenberg, op. cit. sopra.
La sécularisation de l’hostilité antijuive après les émancipations
La Révolution française permit l’entrée des Juifs dans la nation, dans une tension entre projet d’émancipation et volonté de « régénération », supposant l’abandon des traditions et particularismes. La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 constitue le premier jalon de la marche vers l’émancipation dès lors qu’elle affirme l’égalité de droits à la naissance. Ce principe n’est finalement mis en œuvre que le 27 septembre 1791, par un vote de l’Assemblée Constituante. L’empereur Napoléon Bonaparte conduit une politique d’assimilation à marche forcée dans le cadre d’une redéfinition plus générale des rapports des religions à l’État. Le principe d’une égalité entre les grandes religions est affirmé tandis qu’un Consistoire représente désormais les communautés juives. Comme il l’a fait en rétablissant l’esclavage dans les colonies dès 1802, l’Empereur revient sur le principe de l’égalité civile des Juifs. Sous la pression d’une partie de la paysannerie alsacienne et l’influence du monarchiste Louis de Bonald, Napoléon promulgue, en 1808, le décret dit « infâme », lequel établit pendant dix ans un régime discriminatoire pour les Juifs de l’Est de la France. Les discussions intervenues en amont de la promulgation du décret révèlent à quel point l’Empereur lui-même est pétri de préjugés antisémites.
Sur cet épisode, Pierre Birnbaum, « 1791. La soudaine entrée dans la cité », in Pierre Savy (dir ?), Histoire des Juifs. Un voyage en 80 dates de l’Antiquité à nos jours, Paris, Presses universitaires de France, 2020, 608 p., pp. 329-336.
Pierre Birnbaum, L’Aigle et la Synagogue. Napoléon, les Juifs et l’Etat, Paris, Fayard, 2007, 295 p.
L’émancipation puis l’intégration rapide des Juifs dans la société française ne met pas fin à l’hostilité antijuive. Celle-ci est même ravivée, réinventée et instrumentalisée par différents acteurs politiques, à commencer par les nostalgiques de l’Ancien Régime. Puisqu’ils en ont été bénéficiaires, les Juifs sont tenus pour responsables de la Révolution. En apportant une deuxième vague d’émancipation, le printemps des peuples, en 1848, cristallise les premières manifestations d’antisémitisme politique sous la forme ce que l’on nommerait aujourd’hui complotisme, en lien étroit avec l’antimaçonnisme. L’abbé Barruel puis Gougenot des Mousseaux popularisent la thèse d’un complot judéo-maçonnique contre les sociétés chrétiennes. En 1893, Monseigneur Meurin publie La Franc-Maçonnerie, Synagogue de Satan.
Le chevalier Gougenot Des Mousseaux, Les Juifs, le judaïsme et la judaïsation des peuples chrétiens, Paris, Plon,1869. Voir Pierre-André Taguieff, « L’invention du » complot judéo-maçonnique ». Avatars d’un mythe apocalyptique moderne ». Revue d’Histoire de la Shoah, Paris, Mémorial de la Shoah, 2013, n°198 (1), 450 p., pp. 23-97.
Gougenot Des Mousseaux, op. cit.
Sur fond d’industrialisation et de transformations accélérées des sociétés, les Juifs sont les cibles privilégiées des forces hostiles au changement. En toile de fond, l’antisémitisme catholique est toujours présent. La Croix, le journal de la congrégation catholique des Assomptionnistes, en porte fièrement l’étendard. Les milieux nationalistes dénoncent les Juifs comme des étrangers ou de mauvais Français. Un antisémitisme « social » se diffuse aussi à la gauche de l’échiquier politique. Différentes voix, dans des milieux progressistes, souvent socialistes, associent les Juifs à la modernité industrielle et au capitalisme financier. Dans Les juifs, rois de l’époque. Histoire de la féodalité financière, publié en1845, le fouriériste Alphonse Toussenel les désigne comme les ennemis des prolétaires. Proudhon ne consacre pas de texte spécifique au sujet mais se fait le relais dans ses écrits, avec une virulence extrême, de l’antisémitisme social de l’époque. Antisémitisme « à gauche » ou « de gauche » ? Autrement dit, un antisémitisme occasionnel ou structurel ? Le débat historiographique reste ouvert. L’assimilation des Juifs à la finance sous les traits du « Roi Rothschild », s’impose, dans les dernières décennies du siècle, comme le dénominateur commun des discours antisémites, à droite comme à gauche. S’y ajoute, à une époque où les théories raciales sont en plein essor, une accentuation des contenus racistes de l’idéologie antisémite. Dans La France juive, le journaliste Édouard Drumont, opère, en 1886, une forme de synthèse de ces divers registres accusatoires. L’opération éditoriale est un grand succès : 60 000 exemplaires sont vendus l’année de parution de l’ouvrage. La haine des Juifs est désormais un ressort efficace dans le débat public et une « ressource » pour des stratégies individuelles ou collectives de nature politique ou commerciale. Selon Zeev Sternhell, l’antisémitisme est devenu une affaire lucrative, un métier qui nourrit son homme.
Sur La Croix, voir l’ouvrage toujours fondamental de Pierre Sorlin, La Croix et les Juifs : 1880-1899. Contribution à l’histoire de l’antisémitisme contemporain, Paris, Grasset, 1967, 346 p.
Pour la première approche, Michel Dreyfus, L’antisémitisme à gauche. Histoire d’un paradoxe, de 1830 à nos jours, Paris, La Découverte, 2011, 358 p. ; Robert Hirsch, Sont-ils toujours des Juifs allemands ? La gauche radicale et les Juifs depuis 1968, Nancy, L’Arbre bleu, 2017, 314 p. Pour la seconde, Marc Crapez, L’antisémitisme de gauche au XIXe siècle, Paris, Berg international, 2002, 124 p.
Zeev Sternhell, La Droite révolutionnaire, 1885-1914 : Les origines françaises du fascisme, Paris, Seuil, 1978, 436 p.

La décennie 1880 voit la structuration de ces milieux et la diffusion, par importation depuis l’Allemagne, du vocable antisémite dans la langue française, introduit d’abord sous la forme d’« antisémitique ». Dans le monde germanique, un antisémitisme virulent et à bien des égards « rédempteur » prospère, certains idéologues diffusant l’idée que le salut (de l’Allemagne ou de l’Autriche) viendra de l’exclusion des Juifs. L’ascension sociale d’une partie d’entre eux après l’émancipation et leur poids dans certains secteurs de la culture ou des professions libérales nourrit tous les fantasmes de domination. Aux stéréotypes classiques répandus ailleurs en Europe, associant notamment les Juifs à la richesse, s’ajoute, en miroir, un imaginaire dépréciatif pour tous les misérables venus de l’Est européen, fuyant la misère et les persécutions, perçus comme une sous-humanité. En 1879, une Antisemiten-Liga a vu le jour dans l’Empire allemand. Le pamphlétaire Wilhelm Marr, l’une de ses figures de proue, avait publié un an plus tôt, à l’été 1880, le pamphlet La Victoire du judaïsme sur le germanisme, d’un point de vue non confessionnel. Une « pétition des antisémites » recueille alors environ 265 000 signatures.
La première occurrence dans la presse française daterait de 1879, sous la plume d’un correspondant d’Allemagne du Journal Le Temps. Information donnée par Damien Guillaume, Les débuts de « l’agitation antisémitique » en France dans une perspective européenne : contribution à l’histoire de l’antisémitisme, Thèse à l’EHESS sous la direction de Christophe Prochasson, 2019, p. 17.
Sur Wilhelm Marr, voir la notice de Pierre-André Taguieff in Dictionnaire historique et critique du racisme, PUF, 2013. Celui-ci n’est pas l’inventeur du mot en dépit de ce qui est souvent affirmé.
En France, dans un contexte de nationalisme revanchard et d’antigermanisme, les ligues et autres prospèrent, avec, le plus souvent, l’antisémitisme en partage. Maurras est monarchiste, Barrès républicain, mais ils ont la détestation des Juifs en commun. En 1889, à l’instigation d’Édouard Drumont et de Jacques de Biez est créée une Ligue nationale antisémitique de France qui ne dépasse guère le stade du groupuscule. Emportée dans la débâcle du boulangisme elle disparaît en 1892. Ressuscitée par Jules Guérin, elle rassemble plus de 10 000 adhérents, dans le contexte de l’Affaire Dreyfus, véritable « moment antisémite ». La nouveauté du dernier quart du dix-neuvième siècle réside donc moins dans les contenus du discours antisémite que dans les modalités de sa diffusion, les partis politiques s’adressant désormais aux masses au moyen de stratégies de communication et de manipulation théorisées notamment par Gustave Le Bon. Les « antisémythes »s’installent dans les sociétés européennes par le relais de la littérature – des romans de Gyp à ceux des frères Tharaud – et, plus largement, d’une presse en plein essor dans les dernières décennies du siècle. En 1892, Drumont lance le quotidien La Libre Parole et un an plus tard l’hebdomadaire La Libre Parole illustrée, estimant, dans le premier numéro, que « L’image doit compléter l’œuvre de la plume ». La caricature antisémite est diffusée bien au-delà de la presse militante trouvant un terrain d’élection dans les magazines de divertissement comme Le Rire ou La Semaine de Chapuzot.
Sur l’Affaire Dreyfus comme « moment antisémite », voir Pierre Birnbaum, Le Moment antisémite : un tour de la France en 1898, Paris, Fayard, 1988, 400 p. Voir également : P. Birnbaum, Un mythe politique : La « République juive » de Léon Blum à Pierre Mendès France, Paris, Fayard, 1988, 420 p.
Marie-Anne Matard-Bonucci (dir.), Antisémythes. L’image des juifs entre culture et politique, Nouveau Monde Editions, 2005, 463 p.
Jean-François Tanguy, « L’image du Juifs dans l’œuvre comique de Jean-Drault », dans Antisémythes…, op. cit., pp. 373-394.

Circulation et internationalisation du discours antijuif
Les mondialisations de la fin du XIXe siècle ne sont pas sans effet sur les « doctrines de haine »qui se diffusent sur fond de migrations et de circulation accélérée de textes ou d’idées. La Russie, où les Juifs sont maintenus dans une condition subalterne et exposés à des vagues de violence récurrente, est un foyer très actif de diffusion d’un discours antijuif. Les pogroms, dans les années 1880, provoquent le départ de deux millions de personnes. En 1903, y sont publiés les Protocoles des Sages de Sion. Ce faux, doublé d’un plagiat, est censé dévoiler le « programme de conquête du monde » par les Juifs. Diffusé d’abord par les émigrés russes et baltes après la révolution bolchévique, ce texte, « véritable mythe », traduit dans de nombreuses langues dès les années 1920, devient en quelques décennies un best-seller planétaire. A la même époque, et dans la même veine, Le Juif international, écrit par l’industriel Henry Ford, est diffusé, là encore, dans de nombreux pays. La naissance puis la diffusion du sionisme contribuent également à alimenter les fantasmes d’un complot juif mondial.
La formule, titre de l’ouvrage publiée en 1902 par Anatole Leroy-Beaulieu renvoyait à l’antisémitisme, l’anti-protestantisme et l’anticléricalisme. Voir la réédition récente : Anatole Leroy-Beaulieu, Les doctrines de haine, l’antisémitisme, l’antiprotestantisme, et l’anticléricalisme, Paris, Payot, 2022, 288 p.
Pierre-André Taguieff, Les protocoles des Sages de Sion. Des origines à nos jours, Paris, Hermann, 2024, 174 p.


La Première Guerre mondiale et les dynamiques d’Union sacrée ont atténué ou suspendu l’antisémitisme de certains nationalistes, à l’image de Barrès qui, après avoir proclamé la culpabilité de Dreyfus en la déduisant « de sa race », magnifie le sacrifice des israélites au champ d’honneur. Mais l’accalmie est de courte durée. La Révolution bolchevique et la peur du communisme conduisent à une résurgence de l’antisémitisme sous la forme du mythe du « judéo-bolchevisme ». Au milieu des années 1930, l’Allemagne devient le nouvel épicentre d’un antisémitisme politique et racial. La doctrine hitlérienne, développée dans Mein Kampf, ressasse les accusations antisémites habituelles inscrivant la haine antijuive dans une conception exclusivement raciale du peuple et de la nation. La nouveauté principale du national-socialisme réside dans le système de pouvoir totalitaire qu’il met en place et la fonction de la haine antijuive associée à une forme d’eschatologie politique : l’antisémitisme y devient un principe en soi, une idée, levier d’une transformation en profondeur de la société. L’Allemagne national-socialiste joue alors un rôle décisif dans la propagation de la haine antijuive, exerçant une influence directe ou indirecte sur les mouvements ou États qui composent la nébuleuse fasciste des années 1930. Ainsi, en 1938, non sans fascination pour le régime nazi, le gouvernement de l’Italie fasciste adopte des lois antijuives qui transforment les Juifs en véritables parias. A la fin de la décennie, la Hongrie, la Roumanie et la Pologne engagent également des politiques de discrimination. Dans le contexte de la Seconde Guerre mondiale, les persécutions s’étendent à l’ensemble des pays vaincus ou occupés (à l’exception du Danemark), les politiques de collaboration facilitant la réalisation de la « Solution finale ».


L’antisémitisme après la Shoah
Après l’extermination de 5 à 6 millions de Juifs, l’antisémitisme ne disparaît pas mais son expression devient plus difficile, tout au moins dans le cadre des démocraties libérales qui adhèrent à la Déclaration universelle des Droits de l’homme. Les antisémites inventent de nouvelles stratégies pour dire leur haine des Juifs. À l’extrême-droite, et dans certains secteurs restreints de l’extrême-gauche, le négationnisme (voir notice négationnisme) s’impose comme l’un des nouveaux avatars de l’antisémitisme, qu’il prenne la forme de la négation de la Shoah, de la minimisation du nombre de victimes ou de la contestation du procédé d’extermination par le gaz. Là encore, le phénomène revêt une dimension internationale, les négationnistes trouvant des porte-paroles en France, en Grande-Bretagne, au Canada ou encore aux États-Unis.
Valérie Igounet, Le négationnisme en France, Paris, Belin, collection Que sais-je ?, 2024, 126 p.
La création de l’État d’Israël et la succession des conflits au Moyen-Orient participent d’un nouvel essor de l’antisionisme, lequel intègre le registre classique des accusations antisémites. Les « antisémythes » classiques sont réinventés : Mythe de la double allégeance (les Juifs de diaspora se voient accusés de préférer Israël au pays où ils résident), mythe du peuple déicide (la figure du Palestinien se substituant à celle du Christ), mythe de la domination mondiale que fortifie le soutien des États-Unis à Israël, etc. Dans l’URSS de Staline et le monde communiste, « sioniste » est employé pour dire « juif » lors des procès politiques d’après-guerre. La collusion entre antisionisme et négationnisme conduit à dénoncer « l’invention de la Shoah » comme permis de « coloniser la Palestine », ou à assimiler le sionisme au nazisme. En décembre 2006, est organisée à Téhéran une conférence sur la Shoah à laquelle participent des négationnistes comme Robert Faurisson. Ces dernières années ont vu surgir ce que certains chercheurs nomment « l’antisémitisme secondaire », une nouvelle rhétorique analysée par des chercheurs allemands, d’abord dans les milieux de l’École de Francfort, qu’avait anticipé le psychanalyste israélien Zvi Rix en affirmant « les Allemands ne pardonneront jamais Auschwitz aux Juifs ». Désormais, l’hostilité antijuive ne se déploie plus seulement « malgré mais à cause d’Auschwitz ».
Bruno Quélennec. « « Les Allemands ne pardonneront jamais Auschwitz aux Juifs » (Zvi Rex). Genèse, portée et limites du concept d’ »antisémitisme secondaire » », Cités, n°87, 2021, 254 p., pp. 33-50

Pour contourner les législations réprimant les discours racistes, les antisémites inventent de nouveaux procédés discursifs qui reposent sur une forme de « savoir partagé ». Sur les réseaux sociaux, ou dans certaines manifestations, de tels procédés relèvent de la technique du « dog whistling », au moyen de l’ellipse ou l’allusion : le « Qui ? » affiché par certains manifestants sur leurs pancartes pendant l’épidémie de Covid-19, la référence aux « Dragons Célestes » ou encore l’invention de nouveaux gestes ou symboles comme la quenelle popularisée par l’humoriste antisémite Dieudonné, ou également, sur internet, l’emploi des triples parenthèses autour d’un nom propre pour désigner, sans le dire, une personne juive ou soupçonnée d’être juive, type « (((Prénom Nom))) »… Le « dog whistling » fonctionne suivant le principe du discours pour « initiés », nous rappelant, encore une fois, que l’antisémitisme est un référentiel culturel, un « code culturel », une langue dont le décryptage est indispensable pour en venir à bout.
Orientation bibliographique
BIRNBAUM Pierre, L’Aigle et la Synagogue. Napoléon, les Juifs et l’Etat, Paris, Fayard, 2007.
BLUMENKRANZ Bernhard, Le Juif médiéval au regard de l’art chrétien, Paris, Études augustiniennes, 1966.
CRAPEZ Marc, L’antisémitisme de gauche au XIXe siècle, Paris, Berg international, 2002.
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GOLDBERG Sylvie Anne (dir.), Histoire juive de la France, Paris, Albin Michel, 2023.
GUILLAUME Damien, Les débuts de « l’agitation antisémitique » en France dans une perspective européenne : contribution à l’histoire de l’antisémitisme, Thèse à l’EHESS sous la direction de Christophe Prochasson, 2019.
HIRSCH Robert, Sont-ils toujours des Juifs allemands ? La gauche radicale et les Juifs depuis 1968, Nancy, L’Arbre bleu, 2017.
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MATARD-BONUCCI Marie-Anne (dir.), « Antisémitisme : un éternel retour? », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 2015-2/3, n°62-63 (numéro spécial) – https://shs.cairn.info/revue-d-histoire-moderne-et-contemporaine-2015-2?lang=fr.
MATARD-BONUCCI Marie-Anne (dir.), Antisémythes : l’image des Juifs entre culture et politique, Paris, Nouveau Monde édition, 2005.
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SCHAUB Jean-Frédéric et SEBASTIANI Silvia, Race et histoire dans les sociétés occidentales (XVe-XVIIIe siècle), Paris, Albin Michel, 2021.
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TAGUIEFF Pierre-André, « L’invention du » complot judéo-maçonnique ». Avatars d’un mythe apocalyptique moderne ». Revue d’Histoire de la Shoah, Paris, Mémorial de la Shoah, 2013, n°198 (1), 450 p., pp. 23-97.
TOKARSKA-BAKIR Joanna, Légendes du sang. Pour une anthropologie de l’antisémitisme chrétien (1600-2005), Paris, Albin Michel, 2015.
Pour citer cet article
Marie-Anne Matard-Bonucci, « Antisémitisme », RevueAlarmer, mis en ligne le 18 avril 2025, https://revue.alarmer.org/notice/antisemitisme/(ouvre un nouvel onglet)