Dans la langue française le mot « racisme » est de création et d’usage récents. Une première occurrence apparaît en 1892 dans Jean Révolte, roman de Gaston Méry, apologiste de la supériorité des Celtes sur les Latins. On le retrouve en 1902 dans un article de la Revue blanche, et n’entre pour la première fois dans un dictionnaire, le Larousse du XXe siècle, que trente ans plus tard. Depuis lors, sa signification n’a cessé d’être interrogée, débattue, révisée, reformulée.
MATARD-BONUCCI Marie-Anne, « Quelle place pour la lutte contre l’antisémitisme dans le combat antiraciste ? », Droites et Libertés, n°193, mars 2021, p. 50.
OLENDER Maurice, Race sans histoire, Paris, Galaade Éditions, 2009, p. 15 et p. 46, et SCHAUB Jean-Frédéric, Pour une histoire politique de la race, Paris, Seuil, 2015, p. 131.
TAGUIEFF Pierre-André, « Racisme », TAGUIEFF P.-A. (dir.), Dictionnaire historique et critique du racisme, Paris, PUF, 2013, p. 1525.
« Théorie qui a pour but de protéger la pureté de la race dans une nation et qui lui attribue une supériorité sur les autres », telle est la définition de 1932. Expressément référée au phénomène nazi dont elle est contemporaine, elle agrège les traits fondamentaux du racisme biologique : une doctrine prétendument scientifique qui s’emploie à classer et à hiérarchiser la diversité humaine en « races », auxquelles sont associés des attributs physiques, intellectuels et moraux scellés par la généalogie. Le racisme ainsi conçu dérive de la construction des catégories raciales entre la fin du Moyen Âge européen et le XVIIIe siècle, ainsi que des élaborations doctrinales et pseudo-scientifiques échafaudées au siècle suivant (Arthur de Gobineau, Jules Soury, Georges Vacher de Lapouge, Paul Broca…). Ce racisme produit, aussi bien qu’il justifie, une vision du monde fondée sur l’imaginaire de la race. Naturalisant les inégalités et rapports de domination politique et économique, il légitime, en Europe, dans les colonies et aux États-Unis, les systèmes esclavagistes et ségrégationnistes, les politiques d’exclusion, de discrimination et d’extermination, les nationalismes exacerbés et les impérialismes coloniaux. Deux groupes ont été les cibles privilégiées de ce racisme : les juifs et les Noirs.
Citée par TAGUIEFF P.-A., op. cit., p. 1525.
Le mot « race » est écrit sans guillemets quand il est entendu comme objet des sciences sociales ; des guillemets sont ajoutés quand il renvoie à l’usage qu’en firent et qu’en font ceux qui associent le mot et la construction sociale qu’il désigne à ce qu’ils pensent être une réalité. Il peut arriver que la frontière entre les deux usages soit malaisée à déterminer.
À ce sujet, on consultera avec profit le livre éclairant de SCHAUB J.-F., op.cit., en particulier pp. 77-98. OLENDER M., op. cit., p. 44, signale qu’« à la fin du XVIIe siècle, on se sert du mot « race » pour diviser l’humanité en plusieurs espèces », tandis que STOCZKOWSKI Wiktor, dans « Race (histoire) », TAGUIEFF P.-A. (dir.), op. cit., p. 1479, souligne que « l’usage zoologique de la notion de race » est étendu par les naturalistes du XVIIIe siècle aux « variétés de l’espèce humaine ».
On pourra lire à ce sujet le très beau livre de OLENDER Maurice, Les langues du paradis. Aryens et sémites : un couple providentiel, Paris, Seuil, 1989. Il y montre comment philologues et mythologues des années 1850-1890 détournent leurs savoirs « scientifiques » pour donner du crédit aux mythes politiques et religieux au fondement d’une conception racialiste et raciste du monde qui cherche à légitimer la domination européenne et ce qu’ils pensent être la supériorité du christianisme.
Nous ne pensons pas seulement au génocide des juifs par les nazis, mais également au massacre des Hereros et des Namas à l’extrême fin du XIXe siècle dans la colonie allemande du Sud-Ouest africain. On pourra consulter le récit de FONTENAILLE-N’DIAYE Élise, Blue book, Paris, Calmann-Lévy, 2015.
À partir de la deuxième moitié du XXe siècle, dans le contexte d’un accroissement des flux migratoires du monde vers l’Europe, au racisme biologique, invalidé par la science, se substitue progressivement un racisme différentialiste, parfois qualifié de « néoracisme », qui postule l’incompatibilité fondamentale des traditions et des modes de vie. Cette reformulation, en déplaçant le racisme de la biologie vers la culture, a deux effets étroitement corrélés : d’une part, elle brouille ce qui sépare le racisme de la xénophobie et de l’ethnocentrisme ; d’autre part, elle ouvre la voie à une dilatation sémantique sans limites du mot « racisme », qui finit par prendre en charge toutes les formes d’hostilité, de stigmatisation ou de discrimination.
BALIBAR Etienne, « Y a-t-il un « néoracisme » ? », BALIBAR Etienne et WALLERSTEIN Immanuel, Race, nation, classe. Les identités ambiguës [1988], Paris, La Découverte, 2018, pp. 55-69. Pour l’auteur le racisme culturel dissimule une permanence des attributs du racisme biologique, notamment la hiérarchisation des groupes.
Toujours plus disjoint de la question de la race dont il procède originellement, le sens du mot « racisme » s’étire jusqu’à intégrer dans son champ tous les groupes porteurs d’une altérité ou d’une différence, les femmes, les jeunespar exemple. Le périmètre du racisme s’en trouve, dès lors, redéfini à partir de l’attitude (préjugé, intolérance, exclusion…), et non plus de la catégorie (la race ou la culture). Une telle révision sémantique questionne la chronologie du racisme, en tant que construction et réalité politiques et sociales. S’il est entendu comme toute hostilité à un groupe, quel qu’il soit, « le racisme n’a pas d’histoire », comme le suggère Pierre-André Taguieff ; il peut se passer de la race.
C’est, par exemple, la thèse soutenue par LEYENS Jacques-Philippe, spécialiste de psychologie sociale, dans Sommes-nous tous racistes ? Psychologie des racismes ordinaires, Bruxelles, Éditions Mardaga, 2018.
C’est le point de vue défendu par HEYER Evelyne et REYNAUD-PALIGOT Carole, « On vient vraiment tous d’Afrique ? ». Des préjugés au racisme : les réponses à vos questions, Paris, Flammarion, 2019, pp. 76-77.
À l’entrée « racisme », le Larousse en ligne (https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/racisme/65932) propose la définition suivante : « Attitude d’hostilité systématique à l’égard d’une catégorie déterminée de personnes : Racisme antijeunes »
TAGUIEFF P.-A., op. cit., p. 1548.
À rebours de cette conception dilatée et diluante du racisme les historiens s’emploient à reconstituer les étapes d’une histoire complexe. Si certains pointent, dès l’Antiquité puis au Moyen Âge, des hostilités et formes d’assignation collectives qui préfigureraient le racisme constitué en doctrine à partir du XIXe siècle, la plupart considère qu’un jalon décisif, dans la mobilisation de la « race » au service d’une entreprise de domination, se situe dans le monde ibérique catholique entre 1449 et 1555. Sont alors édictées les lois de pureté de sang qui soutiennent que « chez les descendants des juifs se perpétue et dure le mauvais penchant », quand bien même ils auraient embrassé le christianisme. La judéité devient dès lors une macule rendue indélébile par la généalogie. À la même époque, Martin Luther (1483-1546) entérine l’idée que le baptême ne peut défaire ce que l’hérédité a verrouillé.
C’est par exemple le cas de GEISS Imanuel, Geschichte der Rassismus, Francfort-sur-le-Main, 1988. George M. FREDRICKSON discute sont point de vue dans Racisme, une histoire, Paris, Liana Levi, 2003, pp. 187-188.
C’est ainsi que le chroniqueur bénédictin Prudencio de Sandoval (1552-1620) justifie les statuts de pureté de sang adoptés dans l’Espagne du milieu du XVIe siècle, SCHAUB Jean-Frédéric, « Qui a inventé les lois de pureté de sang ? », L’Histoire, n°400, juin 2014, p. 39.
Le mot « judéité » est entendu au sens que lui donne Albert MEMMI, « le fait d’être juif », dans L’homme dominé, Paris, Gallimard, 1968, p. 44.
SAVY Pierre, « Était-il antisémite ? », Les Collections de l’Histoire, n°75, avril 2017, pp. 30-33.
C’est à bien avant Luther, aux XIIe et XIIIe siècles, alors que s’intensifie « la haine des chrétiens d’Europe pour les Juifs », que l’historien George M. Fredrickson fait remonter « les fondements du racisme ». La persécution de plus en plus violente dont ils sont la cible participe de la volonté de l’Église catholique de renforcer son autorité, sa domination, et le contrôle des consciences. Les juifs sont dès lors l’objet d’une diabolisation qui les isole tout en les déshumanisant, laissant entrevoir les linéaments d’une entreprise qui vise l’« exigence de pureté » et l’uniformité culturelle et idéologique.
FREDRICKSON George M., Racisme, une histoire, Paris, Liana Levi, 2003, p. 25.
On peut renvoyer au travail de MOORE Robert I., La persécution : sa formation en Europe (Xe-XIIIe siècle), Paris, Les Belles Lettres, 1991.
MEMMI Albert, Le racisme. Description, définitions, traitement [1982], Paris, Gallimard, 1994, p. 80.
La généalogie du racisme lié à la couleur de peau ne se superpose qu’imparfaitement à celle de l’antisémitisme. Si le regard des Européens sur les populations noires est longtemps ambivalent, ce qui persiste de positif et favorable est entamé à partir des XVe et XVIe siècles quand s’instaure la pratique de réduire en esclavage des populations africaines. La justification reste alors prioritairement religieuse (le refus d’asservir d’autres chrétiens). Il fallut attendre encore quelques siècles pour que, dans le cas des juifs comme des Noirs, le concept de « race » se suffise à lui-même pour légitimer domination et exclusion.
George M. FREDRICKSON évoque « la négrophilie de la fin du Moyen Âge » (op. cit., pp. 34), tandis que pour Elsa GENESTE « Le Moyen Âge et la Renaissance n’avaient en effet qu’accentué le mythe antique d’une Afrique sauvage et habitée par des hommes monstrueux » (« Noirs », in P.-A. TAGUIEFF (dir.), op. cit., p. 1272).
La mise en perspective historique et une approche comparatiste peuvent donc se révéler fécondes. Elles permettent d’envisager des processus matriciels antérieurs à la codification doctrinale et idéologique du racisme biologique au XIXe siècle. Faut-il y lire des formes de « protoracisme » ? Certains l’affirment; d’autres préviennent des dérives téléologiques que la formule recèle.
C’est le cas de TAGUIEFF P.-A., op. cit., pp. 1558-1563.
SCHAUB J.-F., op. cit., p. 128.
L’approche comparatiste, une fois admise la singularité du racisme, n’interdit pas des rapprochements avec d’autres types de discrimination, d’exclusion ou d’hostilité, comme le sexisme. Des analogies peuvent être mises à jour tant dans les processus d’élaboration des constructions sociales de l’Autre, dont l’un des ressorts communs est la valorisation d’un groupe par la dévalorisation d’un autre, que dans les modalités et les manifestations des discriminations et exclusions dont cet Autre est la cible. Face au risque de dilution et de banalisation du mot « racisme » dans le vaste ensemble nébuleux des hostilités en tous genres, des chercheurs ont défendu la nécessité d’une définition resserrée sur son objet initial. Celle que proposa Claude Lévi-Strauss en 1988 limitait la définition du phénomène à sa dimension biologique. Pour sa part Albert Memmi (1982) suggéra, sans succès, le terme « hétérophobie » pour « désigner [les] constellations phobiques et agressives » dénuées de considérations biologiques. Tout en rappelant que le refus des étrangers relève de la xénophobie, il refusait que les discriminations et les exclusions dont les jeunes, les femmes, les homosexuels ou les handicapés sont victimes pussent être qualifiées de racistes. En cela il est rejoint par G. M. Fredrickson ou J.F. Schaub.
LÉVI-STRAUSS Claude et ÉRIBON Didier, De près et de loin, Paris, Odile Jacob, 1988, p. 208. La définition est trop longue pour être citée ici. On trouvera des commentaires dans TAGUIEFF P.-A., op. cit., pp. 1554-1556 et dans SCHAUB J.-F., op. cit., pp. 126-127.
MEMMI A., Le racisme…op. cit., p. 130.
FREDRICKSON G. M., op. cit., p. 188.
SCHAUB J.F., op. cit., p. 125, au sujet du sexisme et du racisme.
Partant d’une grille de lecture plus exclusivement économique certains auteurs font du racisme le produit et une pierre angulaire du système-monde capitaliste : la race et le racisme sont interprétés comme des « constructions historiques » dont la fonction est d’assurer la justification et la perpétuation de l’exploitation économique et sociale, au cœur du système capitaliste. La plupart des autres discriminations et exclusions sont du reste appréciées à l’aune des mêmes considérations. L’éradication du racisme s’en trouve par conséquent suspendue à la disparition du capitalisme. C’est la thèse défendue notamment par Etienne Balibar et Immanuel Wallerstein en 1988. Albert Memmi considérait, pour sa part, que « les marxistes (…) ont tort de croire que le profit se réduit toujours à un avantage économique ». Il envisageait une palette plus large de ressorts et de motivations, politiques notamment, au fondement du racisme.
BALIBAR E. et WALLERSTEIN I., op. cit., p. 11.
MEMMI A., Le racisme…op.cit., p. 76.
Le développement de l’antiracisme, ainsi que la condamnation morale et la pénalisation du racisme, ont fait de ce dernier, à partir de la deuxième moitié du XXe siècle, un délit, une insulte, mais aussi un outil politique de disqualification dans lequel certains voient une menace sérieuse pour la liberté de débattre de visions différentes de la société ou du monde. C’est ainsi que repoussant toujours plus loin les frontières du racisme, depuis les années 2000, des voix s’élèvent désormais pour faire entrer toute critique contre l’islam, et donc le blasphème, dans son champ. Partant, loin de reculer, l’usage du mot « racisme » connaît de nouveaux développements avec la notion controversée d’« islamophobie ». Parallèlement le regain des thèses suprémacistes, notamment aux Etats-Unis, entérine le retour de la « race » dans le débat public.
A ce sujet, on lira avec profit DEBONO Emmanuel, Le racisme dans le prétoire. Antisémitisme, racisme et xénophobie devant la loi, Paris, PUF, 2019. Voir également KOROLITSKI Ulysse, Punir le racisme ? Liberté d’expression, démocratie et discours racistes, Paris, CNRS Éditions, 2015.
PENA-RUIZ Henri, « La liberté de critiquer une vision du monde », Le Monde, 2 septembre 2019.
Ainsi donc, les querelles sémantiques, intellectuelles et politiques autour de la définition du racisme rendent compte des mutations profondes des sociétés occidentales au tournant des XXe et XXIe siècles. La question âprement débattue de la (non)-validité du concept de « racisme anti-Blancs » ouvre une nouvelle occasion d’interroger les frontières d’un mot dont la carrière ne semble pas vouloir prendre fin.
Orientation bibliographique
- BALIBAR Etienne et WALLERSTEIN Immanuel, Race, nation, classe. Les identités ambiguës [1988], Paris, La Découverte, 2018.
- FREDRICKSON George M., Racisme, une histoire [2002], Paris, Liana Levi, 2003 [trad].
- HEYER Evelyne et REYNAUD PALIGOT Carole, « On vient vraiment tous d’Afrique ? » Des préjugés au racisme : les réponses à vos questions, Paris, Flammarion, 2019.
- MEMMI Albert, L’homme dominé. Le Noir. Le Colonisé. Le Juif. Le prolétaire. La femme. Le domestique, Paris, Gallimard, 1968.
- MEMMI Albert, Le racisme. Description, définitions, traitement [1982], Paris, Gallimard, 1994.
- OLENDER Maurice, Les langues du Paradis. Aryens et sémites : un couple providentiel, Paris, Seuil, 1989.
- OLENDER Maurice, Race sans histoire [2005], Paris, Galaade Éditions, 2009.
- REYNAUD PALIGOT Carole, Races, racisme et antiracisme dans les années 1930, Paris, PUF, 2007.
- SCHAUB Jean-Frédéric, Pour une histoire politique de la race, Paris, Seuil, 2015.
- TAGUIEFF Pierre-André (dir.), Dictionnaire historique et critique du racisme, Paris, PUF, 2013.
Pour citer cet article
Benoît Drouot, « Racisme », RevueAlarmer, mis à jour le 17 novembre 2023, https://revue.alarmer.org/notice/racisme/