Solène Brun, sociologue des questions raciales, nous propose un ouvrage bienvenu sur le « mythe métis ». Son angle d’attaque, fondé principalement sur l’exploitation de données empiriques, est très précis : il s’agit d’une enquête sur les couples mixtes et leurs descendants en France. Pas question donc pour elle de se livrer à une étude sur le métissage sédimenté au fil des générations et des siècles, notamment au travers des catégories de métissage propres à l’univers colonial, mais plutôt de rendre compte d’un phénomène qui ne s’étale que sur les deux générations actuelles, celle des parents unis dans un couple dit « mixte » et celle de leurs enfants « métis », qu’ils revendiquent ou non cette identification. Manipulant un lexique racial, du fait du lien obligé entre métissage et race, elle fait, après d’autres, un choix typographique heureux, en utilisant les termes « noir » et « blanc » sans majuscule, afin d’éviter tout risque d’essentialisation. Et, dans le même souci, lorsqu’elle emploie ces mêmes termes, elle précise bien qu’ils sont utilisés comme synonymes des expressions « racialisé comme noir » et « racialisé comme blanc », expressions auxquelles elle a par ailleurs souvent recours dans toute leur extension. Autres termes efficaces qu’elle mobilise pour rendre compte au mieux des segments de population auxquels appartiennent les individus concernés par ses analyses : « majoritaire » (sans ascendance migratoire) et « minoritaire » (renvoyant à une ascendance migratoire, de première ou seconde génération), qui lui permettent de spécifier au mieux leur position sociale (qui est souvent une position racialisée).
Le métissage à la mode
Le terme catégoriel « métis », et le substantif « métissage » qui lui est associé, aujourd’hui largement utilisés dans les media, le monde de l’art, les industries de la culture et de la mode, permettent de nommer à peu de frais l’irruption, dans nos sociétés contemporaines, de l’hétérogène, d’y rendre compte d’une coexistence d’individus dont les origines diffèrent, ainsi que de la confluence de plusieurs courants culturels. Ils servent notamment à célébrer les vertus du mélange racial, augurant un monde débarrassé de la race et de la domination qui s’appuie sur elle. Solène Brun inaugure son propos en évoquant cette célébration, qui relève selon elle d’une représentation idéalisée de la société française à l’heure de l’immigration postcoloniale. Elle rappelle ses manifestations les plus évidentes lors des dernières décennies : la France « black-blanc-beur » de 1998, vécue comme réconciliation de la société (même si le slogan peut être interprété comme une ode à la multiracialité, plutôt qu’au métissage) ; la publicité « United Colors of Benetton » qui a exhibé, dans de nombreuses devantures de boutiques de mode, des images de jeunes gens aux épidermes de diverses couleurs, parmi lesquelles on peut effectivement reconnaître des teintes intermédiaires, pouvant donner lieu à une appréciation de métissage ; le film à succès Qu’est-ce qu’on a fait au bon dieu ? en 2014 qui a popularisé auprès du public français le thème de la mixité conjugale. Cette célébration signe pour elle l’extension d’un idiome planétaire, avec l’exaltation d’un monde globalisé, mais où les rapports de pouvoir sont évacués, comme en témoigne l’association récurrente de l’éloge du métissage et de la minimisation de la violence coloniale ; même si le métissage appartient traditionnellement au vocabulaire de la gauche, pour qui le mélange est la réponse à la fermeture et à l’entre-soi. C’est une chance pour la France, selon Jean-Luc Mélenchon, qui exalte également un concept voisin, celui de créolisation, correspondant à une dynamique culturelle en devenir, que les sociétés créoles historiques en quelque sorte préfigureraient. Ainsi peut être profilé le mythe du métissage, qui donne son titre à l’ouvrage, celui « d’une réconciliation par l’union, d’une harmonie qui permettrait de faire l’économie de l’égalité ».
Déconstruire un mythe
Un mythe donc, au sens donné par Roland Barthes: le propos de Solène Brun est de décrypter la réalité cachée derrière le mythe. Il convient, à cet effet, de révéler les préalables des concepts de métis et de métissage. Ils impliquent, de fait, le postulat premier de la « pureté » originelle d’une population « de souche », confrontée aux rencontres reproductrices avec des individus relevant d’autres populations, présupposant donc la rencontre de « races » distinctes : le métissage apparaît ainsi « saturé de race ». S’ouvre alors un paradoxe, que Solène Brun évoque, après d’autres : comment des concepts fondés sur de tels prémisses peuvent-ils être la matrice du dépassement de la race ? D’autant qu’ils n’excluent pas les appréciations raciales, ni n’empêchent les différences de statut selon les nuances de couleur de peau : plus désirables, les peaux claires semblent en effet incarner un degré acceptable d’altérité. Ainsi la « beauté métisse », associée à la figure historique de la mulâtresse, relève-t-elle d’un « colorisme » et d’un exotisme acceptable. Au-delà de la rengaine faussement candide du « nous sommes tous métis », il s’agit pour elle de déconstruire le mythe, d’éclairer ce qu’il nous révèle du rapport de notre société aux questions raciales, notamment en interrogeant la manière dont le sens commun a tendance à classifier les individus en fonction de leurs apparences physiques, en dépit d’un contexte français où le recours à des catégories raciales stables et institutionnalisées n’est pas systématique, contrairement aux États-Unis.
Retour à l’histoire
Mais il convient, en premier lieu, de se livrer à des considérations historiques ; ce que fait Solène Brun en exploitant l’abondante bibliographie existante en la matière, concernant notamment la longue histoire coloniale du métissage, « entre répulsion et fascination », et la « science des races » déclinée au passé. Rappelons, en puisant dans cette bibliographie, que le lexique du métissage, et la réalité qu’il sert à nommer, apparaît avec la découverte du Nouveau Monde, suivie de son exploitation immédiate. C’est alors la découverte du corps de l’autre qui a donné lieu à deux consciences simultanées, celle de la diversité humaine et celle de l’attraction entre les hommes, quelles que soient leurs différences. On s’aperçoit en effet que le désir ne connaît pas de limitations liées aux apparences physiques, que des relations sexuelles peuvent s’établir avec ces hommes et ces femmes dont on découvre l’existence, et que de ces rapports peuvent naître des fruits. Il faut alors désigner les individus issus de ces rencontres, individus au statut imprécis, sans place prévue dans l’ordre hiérarchique entre le colonisateur et le colonisé. On fait alors appel à un mot qui existe depuis le Moyen Âge dans les langues romanes, dérivant du bas latin mixticium, lui-même issu du verbe miscere, « mélanger » : le mot mestiz, présent en français dès le XIIIe siècle. C’est la mise en communication d’humanités jusque-là distinctes qui lui fait connaître une fortune sans précédent comme terme catégoriel (à l’instar de son homologue espagnol mestizo). Il a cependant tendance à se spécialiser, puisqu’il finit par désigner avant tout les unions des rejetons entre « Indiennes » et Européens. À côté de lui est donc créé un nouveau mot, qui apparaît au début du XVIe siècle dans les langues ibériques : mulato, « mulâtre » en français, qui désigne spécifiquement les fruits des unions entre blancs et noirs. Il faut attendre le XIXe siècle pour qu’apparaisse le terme savant métissage pour désigner le phénomène général des croisements intraspécifiques : d’abord réservé à la zootechnie, et plus particulièrement à l’espèce ovine, il passe ensuite à l’homme, qualifiant un processus d’abord individuel, puis collectif (lorsqu’apparaît une nouvelle catégorie d’individus issus d’unions mêlées) et, enfin, cumulatif (ces métis se reproduisent entre eux et font émerger une nouvelle population).
On sait par ailleurs que le monde colonial a été marqué par une mixophobie fondamentale : d’emblée les unions mixtes et la naissance d’individus mêlés ont été la cible d’une stigmatisation fondamentale. « Crime que Dieu déteste », « désordre […] épouvantable et presque sans remède » (selon les termes du Père Du Tertre, auteur d’une des premières chroniques sur l’établissement des Français aux Antilles), le métissage rappelle durablement l’illégitimité qui marque la naissance « honteuse » des mulâtres. Il convient donc, pour appréhender un éventuel legs colonial, d’analyser le système des relations sexuelles qui s’était alors établi dans les colonies esclavagistes. La femme noire était la propriété du maître blanc, sujette à tous ses désirs, et dans le même temps elle pouvait user de cette attraction sexuelle comme d’une arme d’ascension sociale. Mais celle-ci ne pouvait s’effectuer que par le canal d’unions illégitimes et souvent clandestines, ne faisant que conjuguer la domination masculine et l’oppression raciale. Il est établi que, dans l’optique coloniale, l’image du métissage est traditionnellement composée à partir de l’union de la femme de couleur et de l’homme blanc sous le sceau de l’illégitimité, alors que l’union de l’homme noir et de la femme blanche est restée jusqu’à une date assez récente largement impensable (dans certaines colonies espagnoles, on distinguait ainsi le « métissage à l’endroit » et « le métissage à l’envers »). Cette dissymétrie sexuelle fondamentale est articulée au dispositif de la ligne de couleur, par l’établissement d’une frontière amoureuse, de l’ordre du tabou, théoriquement infranchissable pour l’homme noir et la femme blanche, mais poreuse pour l’homme blanc et la femme noire. Les femmes blanches devaient être gardées de tout contact avec l’homme de couleur : Solène Brun insiste à juste titre sur le fait qu’elles furent, du fait de leur fonction cruciale de reproductrices, les gardiennes des frontières raciales. L’homme blanc pouvait en revanche, par le canal de ses unions illégitimes, alimenter le mouvement général de métissage. Le métissage semble ainsi être le résultat d’un double processus : une exploitation sexuelle, aveugle à ses effets éventuels, de la femme noire par l’homme blanc ; réciproquement une stratégie éventuelle de celle-ci pour « blanchifier » sa descendance.
L’existence sociale du métis cristallise en fait la question raciale, en la remettant en cause : puisque la différence physique se réduit, il faut accroître la distance raciale et sociale. On peut rappeler que l’émergence des libres de couleur (qui pouvaient être également des rejetons d’unions mixtes) a contribué à activer le critère racial afin que soit maintenue envers les blancs une distance maximale, impliquant donc ce qu’on peut appeler une « racialisation » des rapports sociaux, à savoir une autonomisation de la « race » dans le champ social (les caractères phénotypiques se mettant à avoir une valeur propre, servant à positionner les individus et les lignées dont ils procèdent dans ce champ). De la même manière, une racialisation identique s’est produite avec la multiplication des individus mêlés. Ainsi Solène Brun peut-elle affirmer, à bon droit, que la question métisse est centrale dans la racialisation des blancs et que le métis semble toujours inscrit dans une hiérarchie raciale que son existence n’atténue pas.
La figure du métis, dans la littérature et dans la science des races
D’où la conscience malheureuse qui entoure traditionnellement le personnage du métis, la dysharmonie sociale qu’il révèle, et le sentiment tragique ou morbide de l’aliénation qu’il exprime. Les différentes figures du métis et du mulâtre dans la littérature mettent à nu leur essentielle ambiguïté : le mulâtre romantique, tantôt idéalisé, tantôt diabolisé, selon l’idéologie progressiste ou réactionnaire des auteurs, apparaît dans les deux cas comme un être voué au malheur, soit comme victime, soit comme fauteur de troubles ou de catastrophes, dans un univers colonial où les préjugés sont les vecteurs de la fatalité. Les métis ont été souvent représentés comme instables, malheureux, dotés de tares physiques et morales, parfois considérés comme des traîtres, mais aussi comme des victimes du « choc des hérédités » : ainsi se profile la figure du mulâtre tragique (comme dans le roman Bug Jargal de Victor Hugo, ou avec le personnage d’Ariel dans Une tempête d’Aimé Césaire). Le drame du sang-mêlé est d’abord de rappeler de manière cathartique le viol originel, ouvrant par là une déchirure existentielle ou névrotique. Ainsi se profile l’un des thèmes centraux du métissage, celui de la violence fondatrice exercée sur la femme esclave par le maître, sur laquelle insiste Solène Brun. Peut-être aurait-elle pu évoquer davantage les réverbérations mémorielles de la violence de ce passé : dommage à ce titre que l’article important de Stéphanie Mulot sur « le mythe du viol fondateur » ne soit pas mentionné.
La formalisation d’une science des races au XIXe siècle a hérité des catégories coloniales du métissage. Il est frappant de constater combien les idées avancées sont « reçues » à partir de l’arsenal cognitif des siècles passés et sont marquées par les préjugés issus de l’univers colonial, ainsi que par les données empiriques de la zootechnie. Le mélange des races est, par là, doté d’une connotation dégradante, car il implique le brouillage des traits propres à chacune. Il ne peut que déboucher sur une « médiocrisation » fatale de l’espèce, à un nivellement par le bas détruisant les valeurs spécifiques des races mélangées, comme chez Gobineau. Deux caractéristiques négatives sont attribuées généralement aux produits du métissage : ils sont dégradés (« dégénérés ») et inféconds (selon, à la fin du XIXe siècle et au début du XXe, l’anthropo-sociologie de Georges Vacher de Lapouge et les écrits de Gustave Le Bon). Solène Brun cite l’étude d’Eugen Fischer (de sinistre mémoire, quand on sait que ses travaux influencèrent les lois raciales de l’Allemagne nazie) sur les Basters de Rehoboth dans la colonie allemande de Namibie ; elle accorde une mention spéciale, pour les années 1930, au Dr Martial (inventeur d’un indice biochimique des populations, calculé à partir des proportions respectives des groupes sanguins et conçu comme un outil sélectif face à l’immigration), pour qui le mélange des sangs provoque une véritable guerre interne : « toute cette tempête de l’âme, c’est la bataille des sangs ». Auteur d’un ouvrage intitulé Les Métis, publié en 1942 sous l’occupation allemande, il y prône la « retrempe » de la race française et émet l’idée que les produits du métissage sont menacés de diverses pathologies physiques et mentales ainsi que d’une tendance à la criminalité. Les Juifs y apparaissent comme l’archétype du métissage néfaste, peuple « errant », produit de multiples métissages anarchiques.
Une traversée de données quantitatives
Mais l’intérêt de l’ouvrage de Solène Brun tient surtout à l’exploitation directe de données empiriques. Cette exploitation débute par une analyse quantitative sur les couples dits « mixtes », dans la ligne de l’étude fondatrice d’Alain Girard sur le choix du conjoint en France, qui concluait à une primauté de l’homogamie. La notion de mixité lui paraît liée à une dimension de transgression, marquée par une certaine désapprobation sociale. D’abord conçue comme la rencontre de « races » différentes, la composante raciale a ensuite cédé la place, dans sa définition, à l’« interethnique » et à une composante administrative : Français/étranger. Mais celle-ci a pour inconvénient de ne pas tenir compte des descendants d’immigrés. Aussi intègre-t-elle ceux-ci dans son analyse, mais également les originaires des départements et régions d’outre-mer, de nationalité française. Un paramètre lui semble cardinal, celui de la proximité culturelle qui lui permet de distinguer différents degrés de mixité, selon la séparation subjectivement construite entre « eux » et « nous ». Elle s’appuie, pour la production de données chiffrées, sur deux grandes enquêtes effectuées par l’Ined et l’Insee : d’abord celle intitulée Mobilité géographique et insertion sociale, qui a popularisé l’expression « Français de souche » et souffre d’une certaine essentialisation, évacuant largement les effets du racisme de la société d’accueil. Ensuite, l’enquête Trajectoires et origines, réalisée entre 2008 et 2009, plus précise, qui lui permet de mentionner divers paramètres démographiques, notamment l’évolution, en termes de genre, dans la quantification des unions dites mixtes : en 1968, elles ne concernaient que 0,3 % des hommes et 1,5 % des femmes ; en 2008 ces proportions étaient montées respectivement à 11,2 % et 12,1 %.
Ces données lui permettent une première approche des expériences des descendants, concernant notamment la manière dont les individus se perçoivent et se définissent eux-mêmes. De manière générale, être issu d’un couple mixte a des effets sur la plupart des variables identificatoires (quant à l’auto-perception de soi-même, à l’exo-perception par autrui et aux expériences de discrimination). On note souvent un attachement à l’identité minoritaire dont ils héritent, ainsi qu’un sentiment ressenti d’exclusion à partir des manières de se définir imposées par la société englobante (impliquant notamment un « déni de francité », qui suit une ligne de visibilité). Mais, contrairement aux États-Unis (où s’impose le principe d’hypo-descendance), il n’y a pas, de la part de la société, d’assignation obligée à la position raciale du parent minoritaire. On note enfin une sous-déclaration structurelle du fait de se déclarer métis.
Questions de transmission
À partir des données qualitatives recueillies dans le cadre de son enquête de terrain, soit une quarantaine d’entretiens menés auprès de couples mixtes féconds et de leurs descendants, Solène Brun pose la question fondamentale de la place de la race dans la cellule familiale, lieu essentiel de la reproduction à la fois biologique et sociale – ce qui explique par ailleurs l’enjeu central du contrôle des unions. S’approchant au plus près des expériences vécues des individus, elle aborde le thème des ressemblances familiales, de la différence culturelle et de la différence de classe entre les conjoints, des réactions racistes éventuelles de l’entourage. Comment s’imposent les catégories raciales, même quand les parents déclarent ne pas y prêter attention ? Comment se met en place la perception, pour les jeunes enfants, des différences raciales et s’opère le processus cognitif de la catégorisation raciale ? Certains parents leur apprennent à refuser le système de catégorisation dominant. Mais il leur est difficile de faire l’impasse sur la question raciale, à la différence des familles de la population majoritaire qui peuvent évoluer dans un relatif silence racial. Comment les familles négocient-elles la mixité, au travers de toute une série de registres, idéels et matériels, de transmission : choix du prénom (enjeu important de transmission symbolique, marqueur d’origine racialisé), préférences culturelles, choix de la langue, dans un contexte de socialisation où le référentiel français occupe la plus grande place ? La dimension du soin est importante, notamment les soins spécifiques du cheveu, qui cristallisent des imaginaires coloniaux et des féminités désirables. On note souvent un engagement féminin pour assurer l’inscription des enfants dans la pluralité des héritages familiaux, alors que s’impose, dans le contexte français, le système patrilinéaire de transmission du nom de famille. La question religieuse est celle qui concentre le plus d’enjeux, nécessitant des compromis au sein des couples, ou des négociations issues d’un rapport de force, surtout si le conjoint minoritaire est musulman. Une issue possible, dans les premières années de l’enfant mâle issu d’un tel couple, face au rituel de la circoncision, peut résider dans sa rationalisation au nom d’une pratique hygiénique. Mais entrent aussi en jeu des logiques de multi-inscription, en fonction du genre, de la classe, dans des contextes où l’hétérogamie de classe peut se révéler plus déterminante que la différence raciale.
Comment élever des enfants « métis » dans une société traversée par le racisme (cette dernière formule est sans doute préférable à « société raciste », employée par Solène Brun), où règne un ordre racial défavorable, peu propice à l’insouciance pour les parents minoritaires (à la différence de l’« innocence raciale » des blancs qui peuvent vivre sans une conscience d’eux-mêmes en tant que sujets racialisés – idée empruntée à l’essayiste américaine Robin DiAngelo) ? Comment leur apprendre notamment les interactions probables qu’ils auront avec les forces de l’ordre (cette question est l’objet aux États-Unis d’une discussion explicite des parents noirs à leurs enfants, dénommée The Talk) ? Cette précaution semble improbable en France, où est disqualifié par principe tout discours explicitement racial. Doit-on inculquer aux enfants un sentiment de fierté raciale ou leur apprendre que la couleur ne compte pas, en relativisant l’importance de la race ? Un tel choix dépend de la sensibilité idéologique concernant la manière de concevoir le racisme : caractéristique structurelle d’une société ou effet d’interactions individuelles ? Deux logiques se dessinent, dès lors, en matière d’éducation au sein des couples mixtes : apprentissage d’une position minoritaire d’un côté, apprentissage de la colorblindness de l’autre (en niant l’importance de la race dans la structuration des sociétés et la vie des individus). Au sein du processus de socialisation, la race s’apprend donc, mais de deux façons distinctes. Soit on apprend à envisager le monde social comme étant structuré par l’existence de groupes supposément raciaux et à associer certains traits physiques et certaines pratiques à ces dits groupes, soit on fait silence sur la race. Mais ces deux positions ne représentent que les pôles d’un continuum dans lequel s’inscrivent la diversité des pratiques, où se combinent les stratégies d’apaisement ou d’évitement. Ainsi, dans les espaces domestiques « colorblind », il n’est pas tant question d’être aveugle aux couleurs que de démentir leur signification dans un ordre racial hiérarchisé, dans une perspective universaliste. La condition genrée apparaît, dans ces conditions, plus préoccupante que la condition raciale aux yeux de certains parents concernés.
Le positionnement des enfants métis
Dans ce cadre familial, les enfants intériorisent des manières d’être et de faire spécifiquement racialisées, générant des appartenances multiples et des constructions de soi spécifiques. Au sein d’une même fratrie, il peut y avoir une grande diversité des apparences, la génétique s’avérant parfois imprévisible, impliquant pour chacun des membres des racialisations différentes. De plus, ceux qui revendiquent un métissage non exclusif peuvent jongler entre les appartenances. Il est vrai que la perspective républicaine dont ils peuvent être imprégnés consiste à minimiser les différences au profit d’une promotion générale de l’égalité et à affirmer l’importance de ne pas faire de différences sur la base d’une racialisation des individus. Mais cela n’efface pas la question de la honte des origines, du fait de l’équivalence spontanée entre francité et blanchité : la nation, malgré ses principes affirmés, est dotée d’une couleur, et les glissements sont fréquents entre le niveau national et le niveau racial. En réaction, certains enfants peuvent s’investir dans des éléments culturels du pays d’origine des parents minoritaires, entreprendre des voyages vers la terre d’origine de ces derniers, ce qui permet la cohabitation de différentes appartenances. Chez certains, on note une certaine difficulté de s’approprier le mot métis, qui semble réservé au mélange blanc/noir, une tendance à privilégier un attachement identitaire plus individuel que groupal et une défiance vis-à-vis des catégories de définition de soi raciales, ouvrant la possibilité de ne pas se définir du tout et de refuser toute assignation identitaire. Cette volonté d’une identité personnelle, purement individuelle, est toutefois limitée par l’inéluctabilité des assignations par autrui, le fait d’être assigné, expérience socialisatrice à part entière, orientant la construction de soi. On note ainsi un écart possible entre la manière dont les sujets estiment être perçus et la manière dont on les perçoit, qui dépend de la capacité à passer inaperçu. D’autant que les origines connaissent une certaine hiérarchisation : la mixité franco-asiatique semble ainsi mieux acceptée, du fait de la persistance du racisme coloriste. L’expérience répétée d’un renvoi aux origines, même s’il ne relève que d’une simple curiosité, peut être vécue par certains comme autant de « micro-agressions raciales ». Solène Brun pointe avec force le lien de ces ressentis avec l’émergence, depuis le milieu des années 2000, d’un antiracisme dit « politique », qui génère entre les sujets concernés des différences importantes en fonction de la politisation de ces questions, marquée par une critique de la perspective universaliste et la montée du thème du « racisme structurel », non intentionnel, dont l’expression de base peut être le « racisme ordinaire », qui ouvre la contradiction entre la forte charge morale du racisme et la banalité de vexations quotidiennes. L’inclusion de certains sujets dans le groupe majoritaire peut leur faire porter le soupçon, à leur corps défendant, d’une complicité blanche et raciste, comme en attestent les termes dépréciateurs de « banane » (jaune à l’extérieur mais blanc à l’intérieur) et de « bounty » (noir à l’extérieur mais blanc à l’intérieur). D’autres mènent au contraire un travail d’authenticité raciale, qui vise à adopter des comportements représentatifs du groupe racial minoritaire afin de mettre à distance la blanchité, conçue comme non attrayante (certaines pratiques étant vécues comme racialisées en tant que « blanches »). Mais bien des pratiques, des manières d’agir, sont également marquées par des positions de classe et de genre. Solène Brun évoque également la possibilité du « passing », c’est-à-dire celle de passer pour blanc en raison notamment d’une certaine clarté de la peau, qui apparaît davantage accessible lorsqu’on est une femme, plus apte à l’exotisation et à la sexualisation, selon des jugements externes qui n’en sont pas moins essentialisants. La possibilité d’un passage des frontières ne va donc pas nécessairement de pair avec un brouillage de celles-ci.
L’amour contre le racisme ?
Ce qui frappe dans l’enquête menée par Solène Brun est la singularité des expériences et des trajectoires. Certes, on peut reconnaître une certaine structuration raciale de la société, mais d’autres rapports sont également déterminants. L’opposition majoritaire/minoritaire est cardinale, mais des différenciations importantes existent aussi au sein des populations racialisées comme non blanches. Ce qui frappe le plus le lecteur, c’est le lien obligé entre la notion de race et le métissage, ce qui peut sembler contradictoire avec l’appréciation spontanée de ce dernier. Ce paradoxe peut être formulé à partir d’une question essentielle : l’amour peut-il être une réponse au racisme ? Revenons à ce qu’écrivait déjà Roger Bastide, il y a plus de 60 ans :
« Quand deux partenaires de couleur différente font l’amour, dans la cour qui précède ce moment, dans ces instants privilégiés qui semblent détruire la race et redécouvrir l’unité de l’espèce humaine, nous trouvons ce paradoxe : l’insinuation du racisme dans ses formes les plus sauvages, les plus foudroyantes. Dans ces corps qui se cherchent, qui fusionnent, il y a deux races qui se prennent à la gorge. Mais de manière à comprendre cet étrange phénomène qui produit le maximum de préjugé là où tous les préjugés semblent être abolis, nous devons […] replacer la sexualité dans son contexte social total – et par contexte social total nous ne signifions pas simplement la situation présente mais aussi l’héritage du passé, de ce passé plus ou moins distant qui a façonné le présent, car les êtres humains qui se joignent dans l’acte sexuel ne sont pas seulement des corps, mais des personnes dans une société, chacun d’eux doté de ce que Halbwachs appelait une mémoire collective. »
Roger Bastide, « Dusky Venus, Black Apollo », Race & Class, n° 3, vol. 1, 1961, p. 10-18. Traduction libre de l’auteur.
Le métissage ne signifie donc pas la fin de la race. Son étude se révèle au contraire particulièrement heuristique, en tant que miroir grossissant des processus de délimitation des frontières raciales. Mais ce constat ne doit pas empêcher de prendre conscience de la menace qui le cerne, avec la réactualisation des hantises mixophobes. Doit-on pour autant considérer l’éloge du métissage, d’un côté, et la mixophobie, de l’autre, comme de simples modalités différentes d’une pensée de la race qui frappe par sa permanence, comme y invite Solène Brun ? Si permanence il y a bien, il n’est pas interdit de prendre au pied de la lettre l’essentialisme de l’opinion populaire. Mais à la différence de la partition raciale, le corollaire est cette fois-ci positif, permettant de contester, à partir même de ses références naturelles, l’idéologie adverse de l’homogénéité et de la pureté, donnant, selon une formulation de Patrick Tort, une chance au « mixte d’exister comme réalité, comme désir ».
Pour citer cet article
Jean-Luc Bonniol, « Derrière le mythe métis. Enquête sur les couples mixtes et leurs descendants en France, un livre de Solène Brun », RevueAlarmer, mis en ligne le 27 mai 2024. https://revue.alarmer.org/derriere-le-mythe-metis-enquete-sur-les-couples-mixtes-et-leurs-descendants-en-france-un-livre-de-solene-brun/
Roland Barthes, Mythologies, Éditions du Seuil, 1957.
Guy Hocquenghem, La Beauté du métis : réflexions d’un francophobe, Paris, Ramsay, 1979.
R.P. Jean-Baptiste Du Tertre, Histoire générale des Antilles habitées par les François, T. Jolly, 1667-1671.
Stéphanie Mulot, « Le mythe du viol fondateur aux Antilles françaises », Ethnologie française, 2007, n°3, vol. 37, p. 517-524.
On peut cependant rappeler que Gobineau et Vacher de Lapouge sont considérés comme des marginaux par la raciologie républicaine de la fin du siècle, qui accepte les mélanges raciaux à condition qu’ils soient réalisés entre « races proches », et qui ne considère pas nécessairement le métissage comme une source de décadence. Voir à ce propos : Carole Reynaud-Paligot, « Circulations et usages sociopolitiques de la notion de race du XIXe siècle aux années 1950 », Communications, 2020, n° 107, vol. 2, p. 31-44.
René Martial, Race, hérédité, folie : étude d’anthropo-sociologie appliquée à l’immigration, Mercure de France, 1938.
Michèle Tribalat (dir.), Enquête Mobilité géographique et insertion sociale (MGIS) de 1992 : rapport final. Glossaire et annexes, Paris, Ined Éditions, 1995.
Cris Beauchemin, Christelle Hamel et Patrick Simon (dir.), Trajectoires et origines. Enquête sur la diversité des populations en France, Ined Éditions, 2016.
Robin DiAngelo, White Fragility : Why It’s So Hard for White People to Talk about Racism, Beacon Press, 2018. Édition française : Robin DiAngelo, Fragilité blanche : ce racisme que les blancs ne voient pas (trad. Bérengère Viennot), préfacé par Maxime Cervulle, Paris, Les Arènes, 2020.
S’il désigne couramment la cécité aux couleurs (daltonisme), ce terme renvoie ici à l’indifférence de certaines personnes aux couleurs de peau.
Patrick Tort, « Double mixte », Cahiers du Renard, n° 13, 1993, p. 9-14.