29.11.23 Races guerrières. Enquête sur une catégorie impériale 1850-1918, un livre de Stéphanie Soubrier

Mahmoud Désiré, tirailleur sénégalais de 27 ans, fixe l’objectif du prince Roland Bonaparte. Cette image en couverture du livre de Stéphanie Soubrier est une photographie anthropologique prise en 1889, à Paris, pendant l’Exposition universelle. Elle inaugure un livre traitant à la fois des catégorisations anthropologiques, des représentations impériales et du recrutement des troupes coloniales. Le regard de Mahmoud Désiré bravant l’objectif suggère qu’il était aussi possible pour lui et ses semblables, de ne pas seulement subir les catégorisations raciales auxquelles ils étaient assignées.  Dès la couverture, le ton est posé : l’histoire des races guerrières que propose ici Stéphanie Soubrier est une histoire impériale, attentive aux circulations – d’hommes, de savoirs et d’imaginaires – entre métropoles et colonies, dont l’attention se porte aussi sur l’agentivité (agency) des populations colonisées.

Stéphanie Soubrier, Races guerrières. Enquête sur une catégorie impériale, CNRS éditions, Paris, 2023.
Cette photographie de Mahmoud Désiré prise par le prince Roland Bonaparte et celle qui a été prise de lui de profil sont consultables à la Société de Géographie, SGE SG WE-344.

Ces « races guerrières » ne sont pas un objet historique tout à fait nouveau : elles affleurent dans les travaux qui se sont intéressés à l’histoire des tirailleurs et leur équivalent britannique, les martial races, a déjà fait l’objet d’études qui fournissent à l’historienne un point de comparaison régulièrement mobilisé au fil de l’ouvrage. En revanche, le mythe tenace d’une France républicaine imperméable au préjugé racial – dont le corollaire a longtemps été un relatif désintérêt des historiens français pour l’histoire de la race – a différé l’écriture de l’histoire à laquelle s’attelle ici Stéphanie Soubrier. La Force noire du lieutenant-colonel Charles Mangin, plaidoyer, quatre ans avant la Première Guerre mondiale, pour un recours massif aux troupes d’Afrique-Occidentale Française (AOF), en cas de conflit sur le sol européen, est certes restée dans les mémoires, poussant certains historiens à se demander dans quelle mesure le caractère belliciste prêté à ces tirailleurs africains les avait, pendant la guerre, surexposés au feu. Ce que montre Stéphanie Soubrier, c’est que la « Force noire » n’est que la cristallisation tardive d’une idée déjà ancienne, qui remonte aux années 1850, moment où l’anthropologie française s’institutionnalise : c’est la race qui fait le bon soldat.

Classer le potentiel guerrier des hommes colonisés

Le premier chapitre se penche sur les origines de cette conviction. Il ne s’agit pas pour l’historienne de simplement traquer dans les sources les premières occurrences de l’expression « races guerrières », qui apparaît épisodiquement dans la première moitié du XIXe siècle – y compris d’ailleurs pour désigner les populations montagnardes de France. Pour éclairer les origines de la catégorie, elle compare la conquête de l’Algérie, à partir des années 1830, et celle du Sénégal à partir des années 1850. Dans les deux cas, conformément au modèle des expéditions militaro-scientifiques, dont l’expédition d’Égypte a été le modèle à la toute fin du XVIIIe siècle, médecins et officiers travaillent à une ethnographie coloniale des régions conquises et s’intéressent, dans la description qu’ils font des populations locales, à leur potentiel guerrier. Ils s’intéressent ainsi aux pratiques locales de combat et de chasse, à l’histoire guerrière des différentes populations (notamment leur résistance face à la conquête), à leur religion (l’islam étant tout particulièrement soupçonné de favoriser la violence et la guerre, une conviction que renforce encore le djihad d’Abd el-Kader), à leur organisation sociale aussi bien qu’à leurs caractéristiques physiques (vigueur, taille, musculature, résistance à la douleur et aux maladies) et à leur tempérament (vu souvent comme indissociable de l’environnement dans lequel ils vivent). Mais alors qu’en Algérie, l’idée s’impose vite que tous les hommes font d’aussi bons guerriers (Arabes et Kabyles se distinguant tout au plus par les motivations qui les poussent au combat), l’ethnographie militaire du Sénégal distingue bientôt les populations guerrières de celles (jugées lâches, faibles, trop peu organisées ou trop peu fiables) qui ne le seraient pas. Voilà la matrice de la catégorie de « race guerrière », intrinsèquement comparative et taxinomique : elle naît avec l’ambition de distinguer, parmi les populations qui peuplent l’Empire français, ceux – car il s’agit bien d’une catégorisation exclusivement masculine – que leurs caractéristiques destinent ou non au recrutement militaire.

Une taxinomie à l’épreuve de l’engagement militaire

Les chapitres 2 à 4 détaillent cette ambition de taxinomie militaire à l’âge du high imperialism, c’est-à-dire des années 1870 au début du XXe siècle : la défaite essuyée face à la Prusse stimule alors les projets de conquête coloniale en même temps qu’elle nourrit le mythe des « races guerrières », chargé d’apaiser les angoisses de dégénérescence nationale. La carte qui se dessine à partir de cette ethnographie impériale décline à plusieurs échelles l’opposition entre races guerrières et non guerrières. Si l’AOF s’impose comme le principal berceau des races guerrières – là où les populations d’Indochine et d’Afrique Équatoriale Française font figure, dans l’ensemble, de races non guerrières par excellence –, on retrouve un effort de distinction à l’échelle de chacune de ces grandes régions de l’empire comme à celle, plus fine, des différentes colonies. Gare toutefois à ne pas se laisser aveugler par cet apparent systématisme. Stéphanie Soubrier prend certes au sérieux l’opération de catégorisation des races guerrières, dont elle s’attèle à mettre au jour les principaux critères (le contrepoint des races dites non guerrières d’Afrique-Équatoriale française (AEF) et d’Indochine lui permettant notamment de souligner l’importance de la loyauté comme critère déterminant de ces taxinomies militaires). Mais elle montre également la fluidité des catégories, les expériences de recrutements heureux ou malheureux jouant un rôle bien plus déterminant que toute grille préconçue de critères. L’inégale formation des officiers à l’ethnographie et le faible nombre d’hommes se portant volontaires pour rejoindre les troupes coloniales compliquent encore la donne, hypothéquant la possibilité de faire de ces taxinomies un véritable outil de recrutement. Le plus souvent, on ne recrute pas un soldat parce qu’il appartient à une race guerrière, mais parce qu’il accepte de s’engager, et pour peu qu’il fasse ses preuves, on aura tôt fait de constituer le groupe auquel il appartient en race guerrière. Cette dimension tautologique des taxinomies militaires confirme ainsi tout l’intérêt qu’il y a à embrasser du même regard publications savantes et pratiques de recrutement, afin de saisir les influences réciproques qu’elles exercent les unes sur les autres.

Une telle analyse croisée – justifiée dès l’introduction par l’affirmation que les races guerrières « constituent à la fois un mythe, une catégorie savante et un outil de la pratique militaire » – n’empêche pas Stéphanie Soubrier, et c’est là sans doute l’un des principaux intérêts de son travail, de prêter attention aux sens et aux usages variés que revêt cette catégorie dans les différents corpus documentaires où elle surgit. Les descriptions de races guerrières et non guerrières en AOF, en AEF, en Indochine et à Madagascar que l’auteure passe successivement en revue dans les chapitres 3 et 4 s’intègrent certes dans un effort de cartographie militaire pensé à l’échelle de l’empire, mais elles prennent partout des formes diverses en fonction des acteurs concernés et des enjeux locaux. Les corpus documentaires produits par les différentes entreprises ethnographiques éclairent ainsi des réalités singulières. S’agissant de la mission d’étude des troupes noires de Charles Mangin, en 1910, la documentation livre par exemple de nombreux détails sur les pratiques concrètes de collecte d’information et sur le rôle des informateurs locaux : l’auteure peut ainsi analyser la co-construction de la catégorie de race guerrière, moins facile à saisir sur ses autres terrains.

C’est cette même attention aux manières toujours singulières suivant lesquelles cette catégorie se décline dans différents registres documentaires qui pousse Stéphanie Soubrier à traiter à part, dans son chapitre 5, les représentations métropolitaines des races guerrières – depuis les photographies et les gravures qui les mettent en scène jusqu’à la mode des déguisements pour enfants en costume de tirailleur – et les imaginaires qui s’y arriment. Ces derniers sont analysés à la lumière de la crise de la masculinité française, en ce tournant du XXe siècle, et de l’hésitation entre les orientations de la politique coloniale, entre d’un côté associationnisme et de l’autre assimilationnisme. Tandis que la conceptualisation des races guerrières relève pleinement de l’association – la valeur militaire des troupes coloniales tenant justement à cette part de sauvagerie qui les distinguerait des populations métropolitaines –, les tirailleurs, par leur discipline et leur relative acculturation, sont également érigés en symboles de la mission civilisatrice, incarnant les rêves d’assimilation des populations indigènes par la colonisation.

Les races guerrières au service du recrutement indigène

Les deux derniers chapitres renouent finalement avec les questions, plus connues, des projets de recrutement indigène à la veille de la Première Guerre mondiale et de leur mise en œuvre dans le conflit, sur lesquels les développements des cinq chapitres précédents jettent une lumière nouvelle. Le lecteur retrouve alors, en vis-à-vis du projet d’armée jaune formulé en 1912 par le général Théophile Pennequin, Charles Mangin et sa Force noire. Peut-être d’ailleurs peut-on regretter ici que les développements sur le projet militaire et politique de Mangin – dans lequel l’étude scientifique des races guerrières cède décidément le pas à l’objectif stratégique d’un recrutement à grande échelle de soldats ouest-africains – interviennent si tard après l’analyse de sa mission d’étude des troupes noires, dont on découvre alors à quel point les résultats avaient été manipulés pour mieux servir cet objectif.

À travers l’étude des pratiques de recrutement et de l’utilisation stratégique des troupes, le le chapitre 7 montre que les races guerrières n’ont pas constitué un outil véritablement opérant, pendant la Première Guerre mondiale, pas plus que lors des précédents épisodes de déploiement des troupes coloniales. D’autant que les officiers coloniaux essuient vite des pertes importantes, si bien que ce sont dès 1916 des officiers sans aucune connaissance de l’ethnographie coloniale qui se retrouvent à la tête des corps de tirailleurs. Deux points dans ce dernier chapitre méritent tout particulièrement d’être soulignés. L’agency, tout d’abord que conservent, jusqu’au plus fort du conflit, les soldats identifiés comme appartenant à des races guerrières : ils pâtissent certes de cette assignation qui les expose davantage au feu, mais ils ne la subissent pas avec passivité. Stéphanie Soubrier a montré plus haut combien, par les possibilités d’ascension sociale et les perspectives maritales qu’elle offrait en Afrique de l’Ouest, l’appartenance aux races guerrières avait pu être revendiquée, entretenue et mise en scène par les tirailleurs eux-mêmes – à la différence d’autres régions, telle l’Indochine, où cette appartenance offrait bien moins de perspectives et où il n’est donc pas surprenant que les races guerrières n’aient pas trouvé un terreau aussi favorable. Le cas des tirailleurs malgaches montre que cette agency perdure jusque dans la Grande Guerre : lorsqu’en septembre 1917 les Comoriens du 2e bataillon de tirailleurs malgaches demandent à être intégrés au 1er bataillon de Somalis pour combattre sur le front, ils cherchent manifestement à laver le stigmate de race non guerrière qui leur avait valu une affectation à l’arrière, dans des bataillons d’étapes.

L’étonnant, surtout, est que, malgré le désaveu que l’expérience des tranchées inflige dans bien des cas à la catégorisation de tel ou tel groupe comme guerrier ou non guerrier – les aptitudes innées des soldats ouest-africains étant vite démenties, là où les performances des soldats malgaches constituent une bonne surprise inattendue –, les officiers n’abandonnent jamais la conviction que, parmi les troupes coloniales, la performance militaire est avant tout affaire de race. Il en est ainsi des officiers du 71e BTS, qui en 1917 encore classent leurs tirailleurs en fonction de leur appartenance raciale en trois groupes : « Bons », « Douteux » et « Mauvais ». C’est là que réside le secret de la pérennité du mythe des races guerrières sur ce long demi-siècle : quand bien même cette catégorie se révèle extrêmement labile, peu opérante et contredite dans les faits, tout au plus les officiers sont-ils amenés à affiner et à ajuster leurs taxinomies en fonction des expériences accumulées. La pertinence même d’un déterminisme racial du potentiel guerrier n’est, en définitive, que rarement remise en cause.

C’est donc un ouvrage important sur l’histoire de la race que propose ici Stéphanie Soubrier. Son analyse est si riche qu’on aurait pu espérer un dialogue plus nourri avec les travaux, anglophones notamment, qui se sont attachés à mettre au jour, à côté de l’histoire bien connue désormais des représentations savantes, iconographiques et littéraires de la race, celle des enjeux pratiques qui guident sur le terrain différentes catégories d’acteurs à mobiliser l’idée de différences raciales entre populations. Peut-être aussi la notion de « stéréotype », mobilisée de façon récurrente pour désigner cette catégorie de « races guerrières », ne rend-elle pas tout à fait justice à la diversité des usages et des registres documentaires parmi lesquels navigue l’auteure. Qu’à cela ne tienne : en réussissant la gageure de tenir ensemble l’histoire des catégorisations savantes et celle de leur mobilisation militaire, l’histoire des représentations raciales et celle de la co-construction des races guerrières, les projets de taxinomie à l’échelle de l’empire et l’analyse fine des contextes documentaires où surgit cette catégorie, Stéphanie Soubrier donne ici un stimulant exemple de ce que peut l’histoire de la race, et des manières dont on peut encore la renouveler.

Voir notamment Anthony Guyon, Les Tirailleurs sénégalais. De l’indigène au soldat, de 1857 à nos jours, Paris, Perrin, 2022.

On pourra plus particulièrement se référer à l’un des chapitres de la thèse de Stéphanie Soubrier qui abordait la question des circulations transimpériales des modes de catégorisation et de recrutement des troupes coloniales.

Voir notamment Joe Lunn, « “Les Races Guerrières”, Racial Preconceptions in the French Military about West African Soldiers during the First World War”, Journal of Contemporary History, n°4, 1999, p. 517-536.

Ce projet se distingue de celui du colonel Mangin en cela qu’il n’est jamais question pour Pennequin de déployer des troupes indochinoises dans l’ensemble de l’empire et sur le sol européen, mais uniquement d’assurer par cette armée jaune la défense de la péninsule indochinoise dans un contexte d’angoisse croissante face au danger que représenteraient la Chine et le Siam voisins.

Pour citer cet article

Clément Fabre, « Races guerrières. Enquête sur une catégorie impériale, un livre de Stéphanie Soubrier », RevueAlarmer, mis en ligne le 29 novembre 2023,
revue.alarmer.org/races-guerrieres-enquete-sur-une-categorie-imperiale-1850-1918-un-livre-de-stephanie-soubrier/

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