25.07.25 Le ciel tombe, un récit autobiographique de Lorenza Mazzetti

Comment vivre et survivre (ou pas) quand on est enfant et juif dans l’Italie fasciste pendant la Seconde Guerre mondiale ? Répondre à cette question est l’une des ambitions du récit autobiographique de Lorenza Mazzetti (1927-2020), réalisatrice, écrivaine et peintre dont l’œuvre, tous arts confondus, est encore quasiment inconnue en France. Une partie de son versant littéraire est désormais accessible à un public francophone grâce à la très récente traduction en français de deux de ses écrits, publiés par les éditions La Baconnière, dont le récit autobiographique Le ciel tombe. Ce petit livre de 132 pages a été lauréat 2025 du prix Mémorable des libraires Initiales qui récompense une réédition d’un livre ou d’un auteur disparu des mémoires.

Lorenza Mazzetti, Le ciel tombe, Chêne-Bourg, La Baconnière, 2024, 168 p.

Orpheline de mère, Lorenza Mazzetti et sa sœur jumelle, Paola, furent accueillies par leur tante Cesarina dite Nina, mariée à Robert Einstein, cousin du célèbre Albert,dans la villa de ce riche propriétaire juif de Toscane, aux côtés des deux filles du couple, Luce et Annamaria. Elles s’y trouvaient encore dans le contexte de la République sociale italienne et de la période que l’historien Claudio Pavone qualifiait de guerre civile, en 1943. Le 3 août 1944, Cesarina et ses deux filles Luce et Annamaria furent assassinées par les SS présents sur leur domaine depuis quelques mois, à respectivement 58, 27 et 18 ans. Un an plus tard, Robert Einstein se suicida.

Claudio Pavone, Une guerre civile. Essai historique sur l’éthique de la Résistance italienne, Paris, collection « L’Univers historique », Seuil, 2005 (1991), 1006 p.

Le ciel tombe relate ainsi l’histoire et le destin tragique de cette famille, mais se présente également comme une porte d’entrée pour une compréhension plus intime de la vie sous la dictature fasciste au début des années 1940 jusqu’au basculement induit par l’établissement de la République Sociale Italienne, la présence allemande en Italie à partir de 1943 et l’accélération des persécutions antisémites dont sont alors victimes les populations juives italiennes.

Lorenza Mazzetti, Le ciel tombe, Chêne-Bourg, La Baconnière, 2024, 168 p.

         Publié en Italie en 1961, ce récit mêle ainsi réalité et fiction pour mettre en lumière les temps troublés et les violences de la période 1943-1945. Hantée par les images du massacre de sa famille, Lorenza Mazzetti trouve le moyen d’affronter ce traumatisme grâce à l’écriture. À travers les personnages de Penny et de sa petite sœur Baby, alter ego de Lorenza et Paola, se dessine la vie de deux petites filles sous la dictature de Mussolini, qui suivent les enseignements de l’école fasciste, en bonnes Piccole Italiane (« Petites Italiennes »), jusqu’au basculement de 1943. Elles vivent alors l’installation des soldats allemands à la Villa, domaine de leur oncle et lieu chéri de leur enfance, sur fond d’incompréhension grandissante face à l’intensification de la guerre.

Le ciel tombe, à travers l’histoire intime d’une famille, se présente donc comme une source précieuse pour comprendre les persécutions antisémites qui ont cours durant cette période et comment ces dernières peuvent également prendre la forme d’actes plus isolés dans certaines régions italiennes. Il est important de rappeler ici que l’antisémitisme sous la dictature fasciste n’est pas un produit importé par les nazis présents sur le territoire italien. De sa propre initiative, le gouvernement fasciste a mis en œuvre une politique de persécution antisémite et raciste, actée législativement par l’adoption des « lois raciales » en 1938. Longtemps délaissée par l’historiographie du fascisme (excepté un ouvrage de Renzo de Felice en 1988), l’histoire de l’antisémitisme sous la dictature italienne a, depuis, bénéficié d’un important renouveau historiographique, avec notamment les études menées par Michele Sarfatti et Marie-Anne Matard-Bonucci pour ne citer que les principales.

Renzo De Felice, Storio degli ebrei italiani sotto il fascismo, Turin, Einaudi Editore, 1988, 648 p.

Michele Sarfatti, Gli ebrei nell’Italia fascista. Vicende, identità, persescuzione, Turin, Einaudi Editore, 2000, 407 p.; Marie-Anne Matard-Bonucci, L’Italie fasciste et la persécution des juifs, Paris, Perrin, 2007, 599 p.

Les récits individuels, comme celui de Lorenza Mazzetti, constituent une porte d’entrée majeure pour la compréhension des violences vécues par les populations juives italiennes durant cette période. Surtout, dans la lignée de l’œuvre d’Edith Bruck (Il pane perduto) ou de Rosetta Loy (La parola ebreo), ce récit peut également mener à une réflexion plus large sur l’impact des violences de la guerre et des persécutions antisémites sur l’enfance. Ce corpus littéraire autour de l’expérience des persécutions antisémites pendant la Seconde Guerre mondiale, bien qu’adoptant différents points de vue, se retrouve autour d’un point commun : celui de femmes utilisant les voix de narratrices enfants afin de présenter leur expérience vécue. Tandis que la première retrace l’histoire des persécutions subies dans son enfance dans le contexte de l’occupation nazie de la Hongrie jusqu’à sa déportation avec sa famille dans les camps de Dachau, Christianstadt et Bergen-Belsen, la narratrice de Rosetta Loy, jeune fille issue d’une famille de la bourgeoise catholique romaine, met en lumière cette « découverte de l’altérité », celle de l’identité juive, lorsque débutent autour d’elle les persécutions antisémites menées par la dictature italienne. En miroir de ces récits, Le ciel tombe propose le rare témoignage d’une persécution vécue de l’intérieur par une famille juive italienne.

Afin de mettre en évidence la richesse, aussi bien sur le plan littéraire que pour la connaissance du passé, du récit de Lorenza Mazzetti, et les perspectives qui peuvent s’ouvrir à partir de ces récits individuels, nous revenons plus précisément ici sur les deux temps qui rythment ce récit : la description d’une enfance sous la dictature mussolinienne et les temps troublés de la guerre civile.

Une enfance italienne sous le fascisme

« Aujourd’hui, à l’école, le Duce a parlé. Il nous a dit de faire de la gymnastique pour devenir forts, polis et prêts à répondre à son appel pour défendre notre grande Italie, parce qu’il y a la guerre. » (p. 5).

Un premier segment du récit de Lorenza Mazzetti, consacré aux mois précédant la chute du régime mussolinien en juillet 1943, s’articule ainsi autour des grands moments de vie quotidienne d’une petite fille bourgeoise de l’époque. S’y lisent les efforts de la dictature pour imprégner la jeunesse de son idéologie. Du nom de l’école, baptisée « Rosa Maltoni » d’après la mère de Mussolini, jusqu’aux rédactions composées en classe sur des sujets tels que « Nous aimons Mussolini comme notre père » (p. 50), l’empreinte idéologique du fascisme est omniprésente. Cette présence est rendue concrète par les visites des hiérarques fascistes lors des représentations des élèves : le Federale ou encore la Fiduciaire Provinciale des Fasci Femminili, organisation de masse chargée d’encadrer les femmes, veillent à ce que les Piccole Italiane représentent bien les futures générations de fascistes. Tout comme des millions d’autres petits Italiens et Italiennes, Penny, la narratrice, évoque elle aussi les chants fascistes appris à l’école (Giovinezza en premier lieu, hymne de la dictature fasciste ou encore l’hymne des jeunes filles fascistes : « Fuoco di Vesta che fuor del tempio irrompi »)et se remémore l’uniforme de Piccole Italiane qu’elle porte avec fierté. Ces éléments, qui pourraient paraître anodins, font écho à des motifs récurrents des témoignages d’Italiens et d’Italiennes ayant grandi sous le fascisme. La puissance d’identification de l’uniforme, la volonté d’appartenir à un groupe et l’apprentissage des chants fascistes au sein de l’école ou des organisations de jeunesse (les Petites Italiennes pour les filles, les Fils de la Louve pour les garçons) se retrouvent quasiment systématiquement dans les récits de celles et ceux qui ont été éduqués sous le fascisme.

La présence du fascisme dans la vie quotidienne de la narratrice apparaît également dans l’atmosphère de suspicion généralisée qui règne alors dans la société italienne. Étudiée notamment par l’historien Mimmo Franzinelli (I tentacoli dell’OVRA, 1999), la délation omniprésente dans le quotidien des Italiens et des Italiennes est ici narrée à travers un épisode marquant pour la jeune fille. Deux voisins proches de la famille jouent aux cartes dans le bistrot du village. Pour s’être écrié « cochon de Mussolini », l’un est dénoncé au Parti par l’autre et arrêté par les autorités fascistes. Réagissant à cette nouvelle et à la punition infligée par le Parti, Penny, qui « n’aime plus [Mussolini] maintenant, parce qu’il faut pardonner à son prochain, et lui au contraire, il a envoyé prendre Nello » (p. 83), rédige avec sa petite sœur une lettre directement adressée au dictateur. Tout en rappelant leur participation fidèle aux Piccole Italiane, elles y dénoncent les violences faites à leur ami. Cet épisode met également en lumière l’importance de ces formes d’interpellation directe à Mussolini, particulièrement diffusées dans la population italienne, comme en témoignent les milliers de missives arrivant chaque année au bureau du Secrétariat particulier du dictateur à Rome.

Mimmo Franzinelli, I tentacoli dell’OVRA. Agenti, collaboratori e vittime della polizia politica fascista, Turin, Bollati Boringhieri, 1999, 976 p.

La guerre et l’antisémitisme à hauteur d’enfant

« Moi, je suis très triste parce que le roi a mis le Duce en prison et alors Hitler, son ami, est venu et l’a sauvé, et maintenant le Duce parle à la radio contre les traîtres. Je ne reconnais plus sa voix, elle a changé, elle parle de résister et plus de vaincre. » (p. 71)

La vie de la famille bascule à la destitution de Mussolini en septembre 1943, moment où se constitue au nord de la péninsule la République sociale italienne, pendant que les Alliés combattent les armées fascistes et nazies dans le sud de l’Italie.

         Rapidement, la présence de l’armée nazie dans le Nord de l’Italie et la « guerre civile » italienne opposant fascistes et résistants bouleversent le quotidien de la famille jusqu’à la disparition progressive de l’espace préservé de l’enfance que représente la Villa. Dans le regard de Penny, c’est aussi cette présence allemande qui se dessine, nous dressant un tableau de la vie quotidienne bouleversée dans cette Italie en guerre. Les soldats allemands s’installent durablement dans la Villa et la rencontre avec ces derniers met Penny face à une altérité jusqu’alors inconnue : « [Les Allemands] avaient les yeux bleus et les cheveux blonds. Comme ils sont différents de nous. Nous les Italiens, on est tous bruns » (p. 89). L’occupation allemande est habilement décrite par la narratrice, notamment par la mention des multiples contacts qui s’établissent entre la famille et les soldats, aussi bien sentimental entre la fille aînée et un jeune soldat, qu’amical entre la petite Penny et le soldat Hainz. La relation entre le général de cette troupe et l’oncle Wilhem se joue autour des parties d’échecs que les deux hommes se livrent chaque soir. La symbolique du jeu relève des enjeux bien plus grands qu’un simple moment de divertissement : « Nous, on regardait le général et oncle Wilhelm qui jouaient aux échecs. Aujourd’hui, le général a demandé à notre oncle s’il était juif. Oncle Wilhelm a répondu que oui » (p. 106).

La guerre pénètre ainsi le quotidien et le récit par ses multiples réalités. En plus de l’installation des soldats allemands sur la propriété de la famille, les bombardements, de plus en plus proches, deviennent la toile de fond sonore omniprésente et la présence du « monstre », comme le nomme Penny, se fait de plus en plus étouffante. Pas une seule fois le mot « antisémitisme » n’est employé par l’auteure. Un terme qui ne correspondrait d’ailleurs pas au ton et à la pensée d’une petite enfant. La force du récit tient justement à la manière dont cette persécution est retranscrite par les pensées et paroles de l’enfant, à travers les multiples interrogations puis inquiétudes qui s’emparent d’elle au fur et à mesure, renforcées notamment par les contacts avec le prêtre du village qui rappelle que les juifs ne peuvent « accéder au paradis ». Plusieurs fois, les enfants s’emparent de cette question de la différence religieuse, en rejouant des scènes de prières et de cérémonies catholiques, implorant « Dieu et la Vierge Marie » pour qu’ils acceptent leur oncle. La jeune fille, qui se rend peu à peu compte de la gravité de la situation, tremble de voir son oncle emmené « dans un camp avec ceux qui n’étaient pas chrétiens » (p. 112).

Au milieu de cette atmosphère de plus en plus lourde, l’oncle Wilhem tente de maintenir coûte que coûte un semblant de normalité (« Le soir aussi, oncle Wilhelm souriait à table pendant que les Anglais bombardaient la Villa. », p. 106). Il s’agit de ne rien laisser transparaître malgré les inquiétudes de son épouse et de ses deux filles ainsi que les avertissements répétés du curé, qui lui conseille de fuir avant qu’il ne soit trop tard. L’antisémitisme, ce monstre rampant entourant la Villa, éclate dans toute sa violence dans les quelques pages finales, toujours au prisme du regard des enfants. À l’approche des Anglais, dans un contexte de débâcle, des S.S. pénètrent en effet dans la maison, détruisant tout sur leur passage, et exécutent sommairement, dans la cour, l’épouse Cesarina et ses deux filles, Luce et Annamaria. En quelques phrases, que le lecteur découvrira, la narratrice restitue la façon dont le monde des deux jeunes filles bascule.

Écrire pour témoigner, écrire pour affronter le passé

« Sur leurs tombes, il est écrit : « Assassinés par les Allemands le 3 août 1944 ». Ma sœur et moi, qui vivions à la Villa depuis notre enfance (parce que notre mère était morte), nous avons été épargnés par les S.S. parce que nous ne nous appelions pas Einstein, mais Mazzetti. […] Cette vie m’a été offerte seulement parce que j’étais « d’une autre race ». Tous les survivants portent en eux le poids de ce « privilège » et le besoin de témoigner. » (Postface de Lorenza Mazzetti, 1993, p. 155)

Dans le récit de Lorenza Mazzetti, tout comme dans les écrits de Rosetta Loy ou de Edith Bruck, se dessine ainsi en creux la nécessité, pour celles et ceux qui ont survécu, de témoigner, afin de combattre l’oubli tout en affrontant ces traumatismes.

         Les récits de ces trois femmes témoignent tous de la manière dont ces systèmes de violences et de persécutions interviennent dans leur vie, modifiant irrémédiablement leur rapport à la réalité, et les conséquences qui en découlent. À partir de là, ces récits rendent possible une réflexion plus générale sur la possibilité et les modes d’expression de ces évènements traumatisants. Le passage par la narration enfantine et la mobilisation d’un alter ego apparaissent comme un moyen d’affronter et de témoigner de cette réalité passée : Lorenza Mazzetti, tout comme Edith Bruck, modifie le nom de sa narratrice pour raconter ces violences vécues. À la différence de cette dernière, dont la dimension autobiographique du récit est explicite dès sa parution, ce n’est qu’en 1993, au moment de la réédition du texte, que Lorenza Mazzetti révèle qu’il s’agit de l’histoire de sa propre famille. Le passage par un alter ego, de plus enfantin, semble avoir été un moyen pour Lorenza Mazzetti de se donner la possibilité de témoigner.

En choisissant de raconter cet épisode traumatisant à travers les yeux d’une enfant, plus jeune que l’auteure au moment des faits (née en 1927, Lorenza Mazzetti avait donc 17 ans en 1944), l’auteure fait le pari d’exprimer le plus simplement possible, et peut-être le plus efficacement, les émotions et sentiments qui l’ont traversée à l’époque. Ce, sans jamais tomber dans une forme de naïveté que certains ou certaines pourraient reprocher aux récits de l’enfance. Au contraire, Penny est traversée par des questionnements moraux et politiques, des incompréhensions légitimes face aux événements qui viennent d’autant plus souligner l’inhumanité de la guerre et de ses violences. Le travail de confrontation avec la réalité est donc laissé au lecteur et à la lectrice tel que le souhaitait Lorenza Mazzetti, selon ses mots cités en quatrième de couverture : « Car dans l’innocence de cette enfant qui pense, qui parle, qui questionne, il y a toute la férocité d’une accusation qui n’est pas dite parce qu’elle n’est pas expliquée. C’est au lecteur de conclure ce qui s’est passé ».

Orientation bibliographique

BRUCK Edith, Le pain perdu, Paris, Editions du Sous-Sol, 2022 (2021), traduit de l’italien par CECCATTY René de, 176 p.

KRAMPEN KOSLOSKI Eva (photos), After Images. L’eccidio della famiglia Einstein Mazzetti: Risonanze visive, Palerme, Sellerio Editore, 2024, 168 p. (catalogue d’exposition en italien et anglais, réalisé par la nièce de Lorenza Mazetti)

LOY Rosetta, La parola ebreo, Turin, Einaudi, 1997, 156 p.

MATARD-BONUCCI Marie-Anne, L’Italie fasciste et la persécution des juifs, Paris, Perrin, 2007, 599 p.

MAZZETTI Lorenza, Album di famiglia. Diario di una bambina sotto il fascismo. Con i dipinti dell’autrice, Milan, La Nave di Teseo, 2021, 240 p. (catalogue d’exposition)

PAVONE Claudio, Une guerre civile. Essai historique sur l’éthique de la Résistance italienne, Paris, collection « L’Univers historique », Seuil, 2005 (1991), traduit de l’italien par GROSSMAN Jérôme, 1006 p.

REHBERG Karl-Siegbert, « Ein traumatisches Ereignis als Katalysator des Erinnerns: Lorenza Mazzetti und die Auslöschung einer Familie », dans MÜLLER Claudia, OSTERMANN Patrick, REHBERG Karl-Siegbert (dir.), Die Shoah in Geschichte und Erinnerung. Perspektiven medialer Vermittlung in Italien und Deutschland, Transcript, Bielefeld, collection « Histoire », 2014, 312 p., pp. 297-306.

Pour citer cet article

Suzy Toson, « Le ciel tombe, un récit autobiographique de Lorenza Mazzetti », RevueAlarmer, mis en ligne le 25 juillet 2025, https://revue.alarmer.org/le-ciel-tombe-un-recit-autobiographique-de-lorenza-mazzetti/

retour
enregistrer (pdf)

Pour aller plus loin