En éditant chez Anamosa trois textes réunis sous le titre Un socialiste en Amérique, Michaël Roy nous propose une histoire des mondes de 1848 et s’inscrit résolument dans la très féconde production historiographique des dernières années. Le point d’entrée de cette publication repose sur la traduction de l’anglais et l’édition du témoignage de Léon Chautard, socialiste français déporté dans les bagnes de Guyane et évadé vers les États-Unis. C’est au cours de sa thèse sur les récits d’esclaves que Michaël Roy a rencontré ce témoignage. Maître de conférences en civilisation nord-américaine à l’Université Paris-Nanterre, ce dernier propose une publication résolument transdisciplinaire et transnationale, tant par le texte traduit que par le riche travail d’édition. Publié à l’origine en anglais à Salem aux Etats-Unis en 1857 à compte d’auteur, le témoignage « Fuir Cayenne », constitue le pivot central de l’ouvrage.
Socialiste, quarante-huitard, forçat évadé des bagnes de Guyane, Chautard écrit à chaud, dans les semaines qui suivent son arrivée dans le Massachussetts, destination finale de son évasion rocambolesque à travers les Guyanes et le Golfe du Mexique. « Fuir Cayenne » procède autant du récit d’aventure, de l’autobiographie, du manifeste politique – souvent teinté de messianisme – que d’une histoire et d’une géographie des luttes et des exils dans l’espace atlantique. En la personne de Chautard, la grande histoire rencontre l’individu, aux ambitions somme toutes modestes, insécables de l’idéal révolutionnaire et de la lutte collective. Là, réside tout le sel de ce type de récit pour l’historien, à la confluence de l’ordinaire et l’extraordinaire.
Les premières années des bagnes guyanais
« Fuir Cayenne », c’est en premier lieu un formidable récit de voyage contraint, et les marqueurs géographiques y sont omniprésents. Le choix de faire figurer les dates de naissance et de mort de Chautard dans le titre même de l’ouvrage n’est pas anodin : Chautard embrasse le XIXème siècle français, dont 1848 constitue la charnière, tant du siècle que de l’itinéraire biographique de l’auteur ainsi exhumé de l’oubli. Catharsis du grand mouvement égalitariste né sur les cendres de la Révolution de 1789, le moment quarante-huitard concentre l’activité militante et subversive de Chautard, militant socialiste formé et aguerri. C’est aussi une bascule du destin, qui le conduit sur les routes du bannissement et dont Michaël Roy retrace avec une précision presque hagiographique les divers tournants, jusqu’à sa mort paisible dans son village natal du Gard. « Fuir Cayenne » constitue le récit d’une décennie rouge, entièrement vouée au prolongement de l’héritage révolutionnaire en prison puis en exil. On suit ainsi la route des bagnes maritimes en métropole, puis algériens, avant la grande traversée vers Cayenne, dans un itinéraire partagé par nombre de proscrits du coup d’Etat de 1851.
De 1848 à 1852 s’opère un double mouvement qui conduit à la création de l’archipel carcéral guyanais. De manière presque concomitante, la Seconde République abolit les bagnes portuaires qui ont succédé aux galères dans les principaux ports de la métropole (c’est à Toulon que Jean Valjean purge sa peine) et abolit l’esclavage dans les colonies. Pour répondre à ce double changement (la peine de travaux forcés n’a plus de lieu d’exercice et l’économie coloniale de Guyane est bouleversée et appauvrie) la colonisation pénitentiaire est retenue comme mode suprême de répression non létale, en s’inspirant du modèle britannique que le législateur a étudié à la loupe dans ses travaux préparatoires. Cette première partie « carcérale » du récit nous éclaire donc sur l’appareil répressif, militarisé et colonial mis en place par le Second Empire en 1852. Le dernier pénitencier des quarante établissements éparpillés sur l’ensemble du littoral guyanais ne fermera qu’en 1953. Il s’agit à la fois d’expurger le corps social métropolitain de ses éléments subversifs et « dégénérés » – c’est ainsi que sont perçus criminels et récidivistes de la misère par le personnel politique et la science criminologique naissante – et participer au développement économique d’une colonie qui a perdu deux tiers de sa surface cultivée dans les années ayant suivi l’abolition. Déporté en 1852 avec l’un des premiers convois envoyés à la Guyane, Chautard fait partie de la catégorie bien distincte des détenus politiques : son statut implique à la fois d’innombrables vexations de la part du pouvoir impérial et de très solides réseaux de solidarités avec ses frères d’armes et de cachot. Alger et Cayenne sont alors les lieux de réunions d’une République sociale vaincue.
Parmi les 30 000 proscrits du coup d’Etat de 1851, on en retrouve plusieurs centaines en Guyane, quand d’autres restent en Afrique du Nord, ou sont envoyés aux Marquises. Les plus chanceux, fortunés, entourés ou avisés prennent les routes de l’exil, à l’exemple de Victor Hugo. Parmi les forçats envoyés à Cayenne, on retrouve le futur dirigeant de la Commune, Charles Delescluze qui publie également son récit de détention au bagne sous le titre « De Paris à Cayenne : journal d’un transporté ». Dans cette partie du récit, Chautard assume pleinement sa posture holiste : qu’importe la mort et la souffrance, c’est « l’honneur » et la « solidarité » qui doivent guider le socialiste. Le récit traduit à chaque page une existence vouée au politique. Ces topoi seront très présents dans les récits produits par les communards envoyés en Nouvelle-Calédonie après leur défaite.
Venant égayer ce monachisme révolutionnaire – Michaël Roy n’oublie pas de souligner en introduction combien l’édition de ce type de témoignage revêt une dimension économique pour des exilés le plus souvent désargentés – les pages consacrées à l’évasion recouvrent l’ensemble des motifs du récit d’aventure qui fait recette aux États-Unis. Chautard publie le premier un récit de bagne en langue anglaise qui trouve un large lectorat en Amérique du Nord. L’imaginaire de l’enfer vert et de l’île du Diable trouve son apogée en 1938 avec la publication de Dry Guillotine et un tirage à plus d’un million d’exemplaires. À chaque ligne, pointe la menace de la mort ou de la capture par les polices des colonies ; despotes et nature indomptée conjurent à la perte du révolutionnaire et de ses compagnons. A l’intérieur du texte de Chautard s’enchâsse un deuxième récit, celui de l’évasion de son compagnon Paon. Rupture stylistique – le récit de Chautard, ample, laisse la place à un carnet de bord de facture plus convenue. Il ne s’agit cependant pas d’une rupture narrative : les révolutionnaires déportés à Cayenne forment une communauté politique autant qu’une communauté de destin et d’infortune.
BELBENOIT, René, Dry Guillotine, Fifteen years among the Devil Island, New York, E.P. Dutton, 1938. Paru en français sous le titre Guillotine sèche, La manufacture des livres, 2012.
Les Guyanes à l’heure de l’abolition
En filigrane, la traversée des trois colonies guyanaises – Guyane française, Suriname hollandais et Guyane anglaise – retient l’intérêt de l’historien de l’Amazonie septentrionale et de tout lecteur curieux de cet enfer vert aux allures de far west, tant il concentre les échecs et les absurdités du projet colonial. « Tout le jour, on peut voir [à Demerara, capitale de la Guyane anglaise] des ivrognes titubants qui se chamaillent ou se battent en tous lieux (…) » (p. 225). Folie des hommes, arbitraire et brutalité des gouvernements coloniaux, dépravation morale, alcoolisme et corruption sont autant de dénominateurs communs des trois colonies traversées : « Cayenne et Georgetown sont jumelles dans la débauche comme l’étaient Sodome et Gomorrhe » (p. 225).
Observateur attentif et voyageur cultivé, Chautard donne également à voir cet espace délaissé dans sa diversité. La Guyane française apparaît comme le parent pauvre de la région : on peut chasser le jaguar à Cayenne tant la ville est laissée à l’abandon, les cultures y sont faméliques et la population négligeable. Chautard n’oublie pas de mentionner les différentes populations autochtones croisées : boshes issus des marronnages du XVIIIème siècle au Suriname, indiens tantôt hostiles, tantôt bienveillants avec les fuyards. Plus largement, l’on rencontre au fil des pages des hommes de tous les continents, libres, engagés, esclaves et descendants d’esclaves, incarnations de la formidable créativité du colonisateur dans sa volonté vouée à l’échec de peupler et valoriser ces terrae nullae. Enfin, militants en fuite, ils croisent sur leur route d’autres évadés de Cayenne qui leur offrent l’asile et des figures plus étonnantes comme August Kappler, fondateur de la colonie hollandaise d’Albina, sur la rive surinamienne du Maroni. Il offre à Chautard et ses compagnons l’asile dans une zone presque vierge d’implantation humaine, alors que Saint-Laurent-du-Maroni n’a pas encore été fondée par l’Administration Pénitentiaire (en 1858 seulement). Colonie florissante d’hommes libres, Albina est une preuve par l’exemple de la faillite économique et morale de l’esclavagisme. L’abolition de 1848 a eu un écho international profond et constitue un sésame pour les évadés, bien exprimé par Kappler : « oui, messieurs, je vous connais. Vous vous êtes battus en 1848 pour l’abolition de l’esclavage et vous avez contribué à la chute de cette ignoble institution. Vous n’avez rien à craindre ici, vous ne serez nulle part plus en sécurité » (p.186).
« Nous pensons que tous les hommes sont frères »
Petit traité de révolution, de socialisme, de républicanisme – la Grande-Bretagne monarchique est présentée comme un contre-modèle – l’ouvrage de Chautard fait également figure de manifeste anti-esclavagiste. C’est bien le point de rencontre entre ces combats qui retient l’intérêt du lecteur comme celui de Michaël Roy, spécialiste des slave narratives, des récits d’esclaves. Liberté et égalité des hommes ne sont pas dissociables pour Chautard : son abolitionnisme – partagé par ses compagnons – se nourrit des principes socialistes du militant parisien et du contact avec les populations rencontrées dans l’exil guyanais. L’antiesclavagisme de ces exilés français est aussi un antiracisme et leur combat les place en fraternité avec les militants étatsuniens les plus radicaux.
« Aucun homme n’est ou ne peut être la propriété d’un autre homme. (…) Un nègre est un homme comme vous et moi ; c’est un membre de la race humaine » (p. 209-210). C’est donc une histoire des transferts atlantiques qui est ici présentée par Michaël Roy, par des allers-retours idéologiques entre militants américains, comme William Lloyd Garrisson et Frederick Douglass, et européens, augmentés par une expérience empirique de la misère ouvrière, de l’esclavagisme et de la colonisation. Cette convergence politique et intellectuelle s’accompagne d’un militantisme concrètement exprimé par Chautard en 1861 avec la constitution d’une compagnie de plusieurs dizaines de français pour participer dans le camp nordiste à la guerre de Sécession. En ce sens, le récit de Chautard n’est pas un énième récit de bagnard et d’exilé, dans une longue série marquée par le sensationnalisme, la répétition et la fadeur stylistique dont Papillon d’Henri Charrière et Dry Guillotine de René Belbenoît sont les exemples les plus connus. Les récits des anarchistes Eugène Dieudonné ou Paul Roussenq, ou celui de Clément Duval, sont évidemment des documents de grand intérêt, mais restent beaucoup plus resserrés autour d’une histoire politique et carcérale exclusivement française.
CHARRIERE, Henri, Papillon, Robert Laffont, 1969, Paris.
DIEUDONNE, Eugène, La Vie des forçats, (1930), 2014, Editions Libertalia et ROUSSENQ, Paul, L’Enfer du bagne, (1957) Editions Libertalia, 2009.
DUVAL, Clément, Moi, Clément Duval. Anarchiste et bagnard, nada éditions, 2019.
Michaël Roy, éditeur, traducteur, historien
Par la richesse de son travail d’enquête, entre histoire, littérature et traductologie, l’introduction de Michaël Roy constitue un texte autonome, qui n’a rien d’un appendice.
Elle insère le récit de Chautard dans une double contextualisation. Au travers d’un travail d’archives minutieux, l’auteur retrace la biographie du révolutionnaire et en creux l’histoire politique et sociale si déterminante qui se joue au mitan du XIXème siècle. A rebours d’une « histoire en miettes », c’est l’unité retrouvée du moment quarante-huitard qui constitue le principal apport de cet ouvrage. Comme souvent, l’approche globale constitue un impératif méthodologique, relevé ici avec brio. Par la matérialité des échanges et des combats tissés dans les réseaux militants et les routes de l’exil, un continuum s’établit entre monde colonial et métropolitain, entre mondes américains et vieille Europe.
Dans la dernière partie de l’introduction, c’est le spécialiste de la littérature de témoignage et traducteur qui s’exprime, et c’est là une contribution épistémologique majeure. La réflexion de Michaël Roy n’est pas isolée, on pense notamment aux travaux de Philippe Artières ou Dominique Kalifa pour une histoire culturelle des prisons et du crime, mais sa connaissance et pratique du corpus nord-américain des slave narratives vient largement enrichir notre approche de la littérature de bagne. L’étude de la colonisation pénitentiaire s’accommode utilement des catégorisations larges, tant l’objet d’étude est polymorphe, au croisement des études pénales et coloniales. Il s’agit en effet d’une institution dont l’étude ne peut se limiter à la question des institutions disciplinaires, dans le prolongement des travaux fondateurs de Michel Foucault ou Erving Goffman. L’effort doit se porter vers les colonial studies, champ d’étude foisonnant dans la dernière décennie, ou encore vers une histoire des migrations et du travail forcé. On peut notamment évoquer la notion de dependencies, développée par une équipe internationale de l’Université de Bonn, qui rassemble l’ensemble des formes inégalitaires et plus ou moins forcées du travail, depuis la domesticité jusqu’à l’esclavage. Michaël Roy ajoute à notre appareil conceptuel la notion de plebeian narratives, qui permet d’englober la littérature de bagne dans un ensemble comprenant les récits des esclaves comme des classes ouvrières et de tous ceux qui composent les bas-fonds chers au regretté Dominique Kalifa. En somme, l’auteur répond de manière très convaincante à la question suivante : pourquoi les bagnards ont-ils éprouvé le besoin d’écrire ?
FOUCAULT, Michel, Surveiller et Punir, Gallimard, Paris, 1975.
GOFFMAN, Erving, Asiles, Editions de Minuit, traduit de l’anglais par Liliane Lainé, Paris, 1968.
KALIFA, Dominique, Les Bas-fonds. Histoire d’un imaginaire, Seuil, Paris, 2013.
La conclusion de l’introduction, par un retour sur le travail de traduction du manuscrit de Chautard et son rapport à l’écriture dans une langue qui n’est pas la sienne, vient parfaire un travail d’édition très soigné. On pourra certes regretter l’absence d’une cartographie des sites carcéraux algériens ou des colonies du plateau des Guyanes, sûrement peu familiers aux lecteurs non-spécialistes. Néanmoins, la première impression, dès l’ouvrage en main, est celle d’un beau-livre. Anamosa offre la chance d’une édition graphique très soignée, peu commune dans le format poche. L’expérience de lecture est des plus agréables et nous retiendrons l’important travail de reproduction de sources archivistiques et de gravures au cœur de l’ouvrage, qui nous immerge dans le travail de sources et d’enquête de l’auteur autant qu’elles participent de manière déterminante à l’incarnation du révolutionnaire ainsi sorti de l’oubli.
Chautard militant, Michaël Roy chercheur, se croisent à cent cinquante ans de distance dans une quête partagée d’unité. Chez les deux auteurs, les frontières nationales s’effacent : chacun traverse les espaces intellectuels et linguistiques dans une géographie à l’échelle du monde atlantique. En somme, l’intention de Michaël Roy avec la publication d’Un socialiste en Amérique est certainement de contribuer par le truchement d’un quarante-huitard oublié au dessein – pas si contemporain – de convergences des luttes.
Pour citer cet article
Samuel Tracol, « Léon Chautard. Un socialiste en Amérique 1812-1890, un livre de Michaël Roy », RevueAlarmer, mis en ligne le 22 juin 2021. https://revue.alarmer.org/leon-chautard-un-socialiste-en-amerique-1812-1890-un-livre-de-michael-roy/