« Sortir du témoignage pour pouvoir entrer autrement dans le témoignage ». En réalisant Les Filles de Birkenau, sorti en 2024 et produit par 10.7 Productions, David Teboul a entendu renouveler l’approche cinématographique des récits de déportés. Ce, au moyen d’un « dispositif » réfléchi : celui de deux déjeuners, l’un en intérieur et l’autre en extérieur, partagés entre anciennes détenues du camp d’Auschwitz-Birkenau, devant les caméras. Plutôt qu’une interview ou des prises de parole en solitaire, comme Ginette Kolinka, Judith Elkán-Hervé, Esther Sénot et Isabelle Choko en ont chacune déjà livré oralement comme par écrit, le documentaire de David Teboul donne à voir un dialogue, parfois mouvementé, entre ces quatre rescapées.

Se raconter
Ce qui saute aux yeux immédiatement, c’est l’énergie et la vivacité dont font preuve les quatre femmes, bientôt centenaires. Dès les premières minutes, le silence des plans sur un jardin ensoleillé est rompu par les mots de Judith Elkán-Hervé sur le procès d’Auschwitz, aussitôt interrompue par Esther Sénot. Un incident qui provoque l’intervention impromptue du réalisateur, propulsé malgré lui en arbitre. La première d’une longue série de chamailleries, tantôt pour une parole coupée, tantôt pour de véritables désaccords quant à leurs rôles de témoins. Si toutes semblent se voir comme porteuses d’un devoir de mémoire, l’une se montre favorable à la lecture de livres d’histoire quand l’autre prône les témoignages en milieu scolaire. Peu importe : toutes sont ici réunies pour discuter et, au besoin, se contredire les unes les autres. De quoi marquer, dans ce film qui a pour conseillère historique Annette Wieviorka, une rupture avec l’« ère du témoin », celle de l’expression de l’expérience individuelle ? « On a toutes été déportées, c’est ridicule de jouer sur les mots », lâche Ginette Kolinka quand ses comparses se disputent, avant de reconnaître qu’on « trouve toujours que l’histoire des autres est moins intéressante ».
Notion pensée par Annette Wieviorka dans l’ouvrage du même nom, L’Ère du témoin, Paris, Plon, 1998, 189 p.
Comme si le récit d’une ancienne déportée était insupportable à toute autre personne qui aurait vécu la même chose. De fait, les quatre femmes reviennent sans ambages sur leur déportation. Tout y est, et particulièrement l’expérience corporelle dans les camps : le travail, la violence physique des gardiens, l’absence d’intimité au moment d’aller aux toilettes, la nécessité de déchirer ses vêtements pour s’essuyer… Des tabous sont brisés, comme celui du sexe dans le camp, où Ginette vit pour la première fois « des femmes qui se caressaient », et de la possibilité de se prostituer pour espérer obtenir des cigarettes ou s’en sortir : « j’avais 19 ans, j’avais seulement jamais embrassé un monsieur sur la bouche […]. Mais ça serait maintenant, on m’arrête et on me propose ça, si ça peut être ma liberté eh bien oui d’accord, j’accepte », ajoute-t-elle. Passée l’expérience déshumanisante de la tonte et du déshabillage à leur arrivée, ces détenues perdirent elles-mêmes petit à petit, à force d’atrocités, leur empathie : « en déportation on ne parlait jamais de la mort, des pertes qu’on avait déjà subies. On avait vidé nos cœurs, on ne réfléchissait pas, on ne pensait qu’à ce qu’on devait faire dans la minute qui vient », raconte Judith. Vient ensuite, avec la culpabilité du survivant, l’impossibilité d’en parler dans les années qui suivent la déportation. Esther raconte ainsi le mur de l’indifférence auquel elle se heurta à son retour, si grand qu’elle tenta de se suicider. Une idée qui, insiste-t-elle, ne lui était jamais venue pendant sa détention.
Survivre et faire perdurer, au féminin
Le dispositif favorise la discussion et, avec elle, les questions entre anciennes co-détenues. Toutes ont survécu, mais comment ? Chacune y va de son explication. Esther, issue d’un milieu modeste, est convaincue que sa débrouillardise forgée dès le plus jeune âge fut la clé de son salut, quand Judith pense au contraire devoir beaucoup à l’amour et à l’affection reçus plus tôt de sa propre famille, bien plus bourgeoise. Isabelle, elle, voit un « miracle » derrière l’avertissement qu’elle reçut d’un homme à son arrivée au camp, comme quoi « à gauche c’est la vie, à droite c’est la mort », faisant allusion à la séparation entre les camps d’Auschwitz et de Birkenau. Pour Ginette, enfin, le seul facteur fut la « chance ». Comme un rappel de la sociologie complexe des camps et des rares personnes qui y survécurent.
Autre sujet largement abordé par ces Filles de Birkenau : leurs mères. Si Ginette, déportée seule, assure qu’elle n’aurait pas supporté de voir sa mère souffrir, les autres rappellent avoir partagé des rations avec les leurs. En donnant la parole exclusivement à des femmes, le film de David Teboul a l’originalité de faire entendre avant tout l’expérience de la déportation au féminin. Est ainsi mobilisé le souvenir de Mala Zimetbaum, jeune femme évadée d’Auschwitz puis capturée une seconde fois. Cette « héroïne », qui devait être pendue sous les yeux de tous les détenus du camp – parmi lesquels certaines des quatre protagonistes –, parvint à plutôt se sectionner les veines et à violenter le SS qui tenta de l’en empêcher. Un épisode glorieux montré dès 1947 dans La dernière étape, film de Wanda Jakubowska – elle-même déportée pour son communisme –, dont des images apparaissent à deux reprises dans Les Filles de Birkenau. De quoi marquer une filiation avec cette œuvre cinématographique ? Là où La dernière étape innova, en tant que premier film consacré à une jeune femme déportée à Birkenau et, par la même occasion, en tant que pionnier du genre du « documentaire dramatisé », le film de David Teboul, lui, rompt avec la pratique des séries brutes d’entretiens individuels filmés.
BARON Anne-Marie, « La Shoah et les genres cinématographiques, Revue d’Histoire de la Shoah, Paris, Mémorial de la Shoah, 2011, n°195, pp. 373-404 – https://shs.cairn.info/revue-d-histoire-de-la-shoah-2011-2-page-121?lang=fr
Par son approche subtile du témoignage, le film fait dialoguer passé et présent. Loin de réduire la vie de ces nonagénaires aux années terribles qu’elles passèrent au camp, les années de l’enfance pour ces « filles », David Teboul les interroge sur leur vie, mettant particulièrement l’accent sur l’avant. Ainsi de Ginette qui dit avoir vécu une vie « très agréable à part la période de l’occupation » et de Judith qui montre des photos de son enfance, de ses étés passés dans un luxuriant parc privé en Hongrie avant « les vacances à Auschwitz ». Un décor boisé que n’est pas sans rappeler le jardin où se déroule l’un des déjeuners. De même, impossible de ne pas remarquer le vêtement rayé qu’elle porte, lorsqu’elle évoque les détenus du camp… et leurs pyjamas rayés.
Autant de choix de réalisation et de montage qui semblent tracer des ponts entre un passé traumatique et la difficile reconstruction après-guerre. Ainsi d’un passage où Ginette se sert à manger pendant que les autres discutent, juste après une scène où le réalisateur l’interrogeait sur la nourriture au camp. « Tous les jours vous mangiez du caviar et de la langouste, eh bien vous en aviez marre au bout de quelque temps ! », lâchait-elle alors. « Il y a toujours trop de cas à pleurer : il faut aussi savoir, peut-être pas en rire, mais en blaguer ! ».
Malgré le sujet du film, l’humour n’y est pas rare. Si Ginette en est coutumière, Isabelle fait elle aussi une allusion aux « concours de poux » qu’elle faisait avec d’autres au camp, quand Esther qualifie de « retour très glorieux » sa propre tentative de suicide. Pourquoi un tel recours au comique mordant et à l’autodérision ? Sans doute est-ce Judith qui l’explique le mieux : « je crois que le comique est une défense contre le tragique, on utilise le comique quand on est dans le tragique pour se défendre. Le comique est un sauvetage ». Autre mécanisme de défense, celui-ci du côté de l’inconscient : dans ses rêves, Judith se retrouve souvent « dans une salle de spectacle, où il y a du monde et où on attend que le rideau se lève », décrit-elle. Et d’expliquer : « Auschwitz vit comme un spectacle, où j’ai été spectatrice puisque je suis vivante, je suis revenue parce que j’étais spectatrice et en même temps c’est une pièce, parce que ce n’est pas vrai, ça ne peut pas être vrai. » Des paroles de déportée qui sonnent comme un rappel du risque de déréaliser l’Holocauste – et, a contrario, de l’importance que revêtent face à cela le cinéma documentaire et le témoignage.
Ce film a été projeté à l’Université Paris-Est Créteil le 31 mars 2025 en présence de deux membres de l’association Alarmer et du réalisateur, avec lequel un débat a été engagé sur son projet, les conditions de la réalisation du documentaire et son rapport aux films sur la Shoah. Les récits des quatre femmes ont également été recueillis par le réalisateur dans un livre du même nom, Les Filles de Birkenau, publié aux Arènes en janvier 2025.
Pour citer cet article
Alban Wilfert, « Les filles de Birkenau, un film de David Teboul », RevueAlarmer, mis en ligne le 22 avril 2025, https://revue.alarmer.org/les-filles-de-birkenau-un-film-de-david-teboul/