09.09.20 Marseille 73, un roman de Dominique Manotti

Dominique Manotti, Marseille 73, Les Arènes, 2020.

« Inculpé le samedi 26 octobre (1974) de l’assassinat d’un jeune Algérien de dix-sept ans, M. Ladj Lounès – dont le corps, atteint de plusieurs balles, avait été découvert le 29 août 1973 en bordure de l’autoroute nord de Marseille, – le sous-brigadier de police marseillais François C. a-t-il agi seul ou faisait-il partie d’un groupe organisé qui aurait pu commettre d’autres crimes de caractère raciste ? »


Le Monde, édition du 29 octobre 1974.

Le meurtre de Ladj Lounès intervint alors que le brigadier François C. était « hors-service » et participait à une véritable expédition punitive. Outre le sous-brigadier de police urbaine, un autre occupant d’un des deux véhicules identifiés, fut inculpé et incarcéré après avoir reconnu « qu’il ne se trouvait sur les lieux du crime que pour empêcher François C. de commettre son acte » (Le Monde, 7 janvier 1975).

Dans cette affaire, non sans surprise, la police judiciaire obtint des résultats dans un contexte où de multiples agressions, voire meurtres de « Nord-africains » se soldaient alors par des non-lieux. L’assassinat de Ladj Lounès demeura cependant sans suites judiciaires véritables puisque le principal mis en cause décéda d’une crise cardiaque, à l’hôpital des Baumettes, dans la soirée du 3 janvier 1975. Avant sa disparition ce « rapatrié d’Algérie et père de six enfants, aurait déclaré avoir agi par vengeance après que des musulmans eurent importuné l’une de ses filles » précisait le correspondant du Monde (29 octobre 1974).  Le motif allégué par le meurtrier pouvait alors suffire à déclencher de telles représailles et même dans l’hypothèse où celui-ci était déféré devant une Cour d’Assises, il ne risquait généralement que des peines assorties de sursis ou n’excédant pas la période d’incarcération préventive . « Marseille a peur » et se soulève contre « l’invasion arabe » écrivait-on alors sur les murs de la cité phocéenne. Dans ce contexte, « la protection des femmes et des enfants » contre toute agression y compris symbolique ou fantasmée était considérée comme un motif recevable de « légitime défense ».

Fausto Giudice, Arabicides, une chronique française, 1970-1991, la Découverte, 1992.

Vanessa Codaccioni, La légitime défense. Homicides sécuritaires, crimes racistes et violences policières, CNRS éd., 2018

Dans son roman Marseille 73, largement inspiré de ce crime raciste, Dominique Manotti ne choisit pas de tirer ce fil, mais s’emploie à dépelotonner les éventuelles intrications politiques inscrites dans la condition « pied-noire » du meurtrier. Ladj Lounès est devenu Khider Malek et François C. apparaît sous les traits du brigadier Alfred Picon. Sans qu’elle lui ait été confiée, l’enquête est menée par l’équipe du commissaire Daquin, héros récurrent des romans de Manotti. Si Dominique Manotti s’est documentée aux meilleures sources (presse, témoins, travaux de recherche…), elle ne cherche pas à percer les mystères de l’affaire Lounès-Malek, mais vise, au travers d’une fiction assumant, sans les signaler, ses écarts au réel, à proposer une intelligibilité politique (« Trouver du sens au chaos » annonce la collection Equinox des éditions des Arènes) à la « flambée raciste de Marseille ».

Le déni ou l’euphémisation du caractère raciste de ce que la presse, sous influence policière, requalifiait régulièrement de « réglements de compte » n’était pas seulement médiatique ou politique. La reconnaissance d’un « mobile raciste » fut introduite par la loi du 3 janvier 1985 mais c’est seulement celle du 3 janvier 2003 qui en fit une circonstance aggravante (article 132-76 du Code pénal actuel). Il s’agissait pourtant d’une revendication des associations antiracistes depuis la fin des années 1960 et elle avait été particulièrement portée par la Marche pour l’égalité et contre le racisme de 1983.

Yvan Gastaut, « La flambée raciste de 1973 en France », Revue européenne des migrations internationales, vol. 9, n°2,1993.

Bien que devenue une véritable « légende du roman noir à dominante politique », comme la présente son éditeur, Dominique Manotti est demeurée l’historienne et la militante qu’elle était, jusque dans les années 1980, sous le nom de Marie-Noëlle Thibault. L’historienne, qui enseigna à l’Université Paris 8 de 1969 à la fin des années 1990 et revendique sur son site « l’histoire comme méthode de pensée et de travail », a tenu à faire figurer un prologue qui inscrive son propos dans un cadre politique qui permette de comprendre cette résurgence des ratonnades dix ans après la fin de la guerre d’indépendance algérienne : cette courte entrée en matière à propos de la « ratonnade de Grasse » (juin 1973), permet, en effet, de rappeler que ces années furent celles d’un tournant qui conduisit à ce que la question immigrée apparaisse (à nouveau) comme un problème public devant se résoudre par des politiques restrictives et répressives, cependant largement critiquées. Ainsi, les circulaires Marcellin-Fontanet (janvier-février 1972) généreront les premières mobilisations de « sans-papiers » et contribueront au rapprochement entre militants ou organisations chrétiennes, mouvances gauchistes des « années 1968 » et le Mouvement des travailleurs arabes (MTA).

Sur le contexte de politisation des questions migratoires au cours des années 1972-1974, voir « 1973, l’année intense », Hommes et migrations, n° 1330, juillet 2020 (en particulier les articles d’Yvan Gastaut, Danièle Lochak, Sylvain Laure, Abderahmen Moumen).

Abdellali Hajjat, « Le MTA et la « grève générale » contre le racisme de 1973 », Plein droit, n° 67, 2005, p. 35-40.

Ce dernier voit certaines de ses mobilisations, et notamment les grèves des travailleurs immigrés de 1973, s’intégrer à l’intrigue policière. Si l’autrice n’est plus la militante de jadis (Marie-Noëlle Thibault fut notamment secrétaire de l’UD CFTD de Paris dans les années 1970 et engagée auprès des immigrés en lutte ), elle n’en a pas moins conservé sa volonté de mettre à l’honneur des formes d’autonomie politique immigrée favorisée par les échanges avec des soutiens d’organisations plus installées . Le projeteur braqué sur le MTA et sa dénonciation des « crimes racistes » et de « l’impérialisme » résonne d’autant plus avec l’actualité récente que ce mouvement est une des matrices de l’antiracisme politique contemporain et de la mouvance dite « décoloniale ».

Cet engagement, notamment auprès de travailleurs turcs du textile, a fourni la matière à son premier roman :  Sombre Sentier, Le Seuil, 1995. Elle est revenue sur le sujet en témoin et historienne : « « French confection » : le Sentier (1980) », Plein droit, 2002, n° 55, p. 31-36.

Voir aussi son analyse d’une autre grève de l’année 1980 : Marthe Gravier, Marie Noëlle Thibault, « Quand les nettoyeurs du métro se mettent en grève », Plein droit, 2012, n° 93, p. 36-40.

Voir aussi le soutien qu’elle a apportée à la tenue d’ateliers non-mixtes lors du festival afroféministe Nyansapo (mai 2017) : « La non-mixité est une nécessité politique », Libération, 29 mai 2017.

Ces années 1970 sont également celles de la résurgence d’une extrême-droite qui s’unit électoralement au sein du Front national (fondé en octobre 1972), mais n’a pas renoncé à ce que ses « soldats perdus » de l’Algérie française, récemment amnistiés (loi du 31 juillet 1968), soit le moteur d’actions clandestines et d’une reconquête idéologique et territoriale devant effacer le traumatisme de l’indépendance algérienne.

« II y a plus d’Arabes en France qu’il y avait de Pieds-Noirs en Algérie. Ils nous ont expulsé par la violence, nous les expulserons par la violence (…) A bas la France algérienne ! » écrit ainsi le Club Charles-Martel afin de revendiquer l’attentat perpétré contre le consulat algérien de Marseille (12 décembre 1973, 4 morts, 12 blessés graves). L’événement n’a pas trouvé place dans l’intrigue de Marseille 1973, mais Dominique Manotti mobilise largement les écrits et revendications de ceux qui en ont été les commanditaires idéologiques. Pour ce faire, elle n’hésite pas à jouer d’une « concordance des temps » délibérément anachronique. Ainsi, les échos entre les écrits ou propos d’époque et l’obsession actuelle de l’extrême-droite pour le « grand remplacement » sont tels, que l’autrice choisit de présenter les membres du Comité de défense des Marseillais (CDM) mobilisés « contre l’immigration sauvage » (un collectif et un slogan centraux lors de l’été 1973) comme des tenants de la « remigration » (un objectif affiché depuis les années 2010 par la mouvance identitaire).

Si l’anachronisme lexical est réel, il rappelle aux lecteurs que les cadres de pensée et la violence de l’été 1973, ne sont pas propres à une région circonscrite ni à une époque révolue. Un des romans de la rentrée littéraire de 1973, Le camp des Saints de Jean Raspail, est ainsi devenu le livre de chevet des tenants actuels du «grand remplacement » et de la « remigration ».

Dominique Manotti est incontestablement très informée et documentée, mais elle se refuse à guider le lecteur dans le démêlage de l’écheveau fiction-réalité. A titre d’exemple, Le quotidien de Marseille dont les titres et articulets ouvrent de nombreux chapitres n’a jamais fait partie du paysage éditorial provençal – mais les informations mises en exergue sont elles parfois tirées des principaux quotidiens marseillais de l’époque. Le Méridional et La Marseillaise sont d’ailleurs des protagonistes de Marseille 1973 et Dominique Manotti reprend, par exemple, une partie de l’éditorial pousse-au-crime affiché par Le Méridional, le 26 août 1973 au lendemain du meurtre d’un traminot sur la ligne 72 par un « déséquilibré algérien » :

La scène, particulièrement sanglante, est reconstituée p. 42-43 au travers de comptes rendus donnés par Le quotidien de Marseille.

« Assez, assez, assez (…) nous en avons assez de cette immigration sauvage qui amène dans notre pays toute la racaille venue d’outre-Méditerranéenne (…) Il faut trouver un moyen de les marquer et de leur interdire l’accès au sol français ».

Le Méridional, le 26 août 1973

L’auteur, Gabriel Domenech, authentique activiste de l’Algérie française et futur élu du Front national dialogue, ainsi avec un personnage de fiction, le commissaire Daquin qui interroge, inquiet, son équipe :

« J’ai lu l’édito du Méridional. Vous savez si le journal fournit les armes avec ? ».

Dominique Manotti, Marseille 1973.

Même le lecteur averti peut se perdre dans ces jeux d’écho, car les termes écrits ou prononcés à l’époque peuvent très bien, dans le cadre du roman et au profit de la tension de la narration, changer d’élocuteurs : à moins de plonger dans les archives, il est difficile de savoir si le 28 août le préfet de police de Marseille utilisa l’expression « légitime colère » qui lui est attribuée dans le roman. Il reste qu’alors que les attaques et meurtres de « Nord-africains » se multipliaient, il fit part à de multiples reprises de sa profonde empathie pour une population révulsée par le « meurtre de la ligne 72 ». Surtout, l’expression de « juste colère » fut employée par Gabriel Domenech, avant même l’assassinat du traminot Guerlache . Or, Dominique Manotti s’emploie à montrer comment non seulement rumeurs ou informations, mais aussi « éléments de langage » circulent entre sphères policières et journalistiques dans des jeux d’influence où les interlocuteurs occultes sont primordiaux. Ainsi, le Comité de défense des Marseillais est-il autant consulté, voire protégé, que surveillé. Son leader fictif, Dario Pereira et la préfecture de police sont en contact constant via le téléphone du restaurant du premier qui est l’établissement d’où est partie l’expédition punitive contre Malek… On aimerait alors nager en plein roman noir sans prise avec le réel, mais Dario Pereira pourrait avoir été très largement inspiré par un activiste de l’Algérie française, passé par le FN, et ayant joué un rôle clé dans les méandres du parti socialiste des Bouches-du-Rhône jusqu’à sa démission contrainte en 2011. Si l’on en croit un journaliste des mieux renseignés sur cette époque, les coups de fils et le restaurant ne seraient en effet pas une invention de Dominique Manotti.

Le Méridional, 17 juillet 1973 cité par Yvan Gastaut, « Une année noire dans le Midi. Le racisme anti-arabe en actes, de Grasse à Marseille », Hommes & Migrations, n° 1330, juillet 2020, p. 31.

Marseille 1973 propose en effet une thèse qui est très proche de celle Rachida Brahim, socio-historienne qui a mené les recherches les plus récentes et les plus précises sur les crimes racistes des années 1970. Dominique Manotti fait le récit d’une guerre d’Algérie qui se prolonge à Marseille dans les années 1970 sous le triple effet de l’ascension professionnelle dans les services de police de fonctionnaires rapatriés, du retour d’exil et des nouvelles formes de politisation des anciens de l’OAS utilisant d’ex-harkis pour étoffer leurs groupes clandestins ainsi que d’un racisme anti-arabe qui se trouve légitimé par la rhétorique pseudo-savante du « seuil de tolérance ». Rachida Brahim montre bien que les crimes de l’été 1973 ne relèvent pas de la « flambée » suscitée par un fait-divers particulièrement sanglant. Elle rend compte d’une hausse des agressions, des crimes et des attentats identifiables dès 1971 et qui se prolonge tout au long des années 1970 même si elle atteint son acmé au cours du second semestre 1973 : « Les actes de violence de 1973 s’apparentent ainsi à un avatar de la guerre d’Algérie par-delà l’indépendance, sans pour autant dépendre tous d’actions organisées»

Rachida Brahim, La race tue deux fois. Particularisation et universalisation des groupes ethniquement minorisés dans la France contemporaine, 1970-2003, thèse de sociologie, Aix-Marseille Université, 2017, p. 184

Rachida Brahim, « L’antiracisme politique à Marseille, 1968-1983 »  in O. Fillieule et al., Marseille années 68, Presses de Sciences Po, 2018, p. 315-376 (citation p. 348).

Rachida Brahim pointe aussi la reconfiguration des réseaux d’extrême-droite sous l’effet du retour d’exil d’anciens de l’OAS et de la structuration à la fois officielle et clandestine de groupes de pieds-noirs et de harkis. Vu la qualité de sa documentation, il ne fait guère de doute que Dominique Manotti a lu Rachida Brahim. Au-delà d’analyses au demeurant courantes (les violences racistes comme héritage de la guerre d’Algérie, en particulier quand elles impliquent les forces de l’ordre), la romancière et la sociologue partagent des sources communes .

La force du roman c’est de permettre de mettre en récit des mécanismes occultes (le contre-pouvoir du « Gros Marcel » et de ses hommes dans la police marseillaise ; celui des rapatriés d’Algérie organisés en groupe d’influence au cœur même des institutions ; l’importation en France métropolitaine de méthodes policières en vigueur en Algérie colonisée…) qui permettent de structurer une intrigue faisant de Marseille 73 un véritable page turner. L’historien ou la sociologue avançant sur ces terrains doivent compter avec le caractère fragmentaire des traces archivistiques, la fragilité des témoignages recueillis a posteriori, la difficulté à mettre en relation des séries statistiques solides et homogènes (par ex. afin d’établir une corrélation entre les lieux d’implantation des rapatriés et la fréquence des crimes racistes). Il n’en reste pas moins que pour les victimes de l’époque, il ne faisait guère de doute que leur transformation en « gibier de police » avait à voir avec une guerre d’Algérie dont elles vivaient intimement les conséquences en chaîne. Au travers notamment de la figure du père de Malek, c’est également à ces savoirs et expériences du vécu discriminatoire que rend hommage Dominique Manotti.

Alex Panzani et alii, Les dossier noirs du racisme dans le midi de la France, Seuil, 1975. L’un des auteurs a été interviewé par Rachida Brahim et il n’est pas exclu qu’il ait aussi échangé avec Dominique Manotti.

Fabien Jobard, « Le gibier de police. Immuable ou changeant ? », Archives de politique criminelle, 2010, vol. 32, p. 95‑105.

Rachida Brahim, La race tue deux fois. Particularisation et universalisation des groupes ethniquement minorisés dans la France contemporaine, 1970-2003, thèse de sociologie, Aix-Marseille Université, 2017, p. 184.

Pour citer cet article

Emmanuel Blanchard, « Marseille 73, un roman de Dominique Manotti », RevueAlarmer, mis en ligne le 9 septembre 2020. URL : https://revue.alarmer.org/marseille-1973-de-dominique-manotti/

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