Thomas Mullen écrit depuis 2006 des fictions historiques, dont la première mettait en jeu une ville imaginaire des États-Unis qui face à l’épidémie de grippe espagnole, décidait de se couper du monde – quelle prescience ! Il a initié en 2016 une série policière dont Minuit à Atlanta est le troisième volume, déjà nominé en 2021 pour le prix de l’association des auteurs de romans policiers, le Gold Dagger. Après Darktown et Temps noirs, (Lightning Men), aussi dans la collection Rivages Noirs, il poursuit avec brio le récit des tribulations des quelques policiers africains-américains recrutés à partir de 1948 par la ville d’Atlanta. Mais Minuit à Atlanta peut très bien se lire indépendamment des deux autres volumes. Mullen se situe dans la veine de Dennis Lehane ou de James Ellroy, et l’intrigue policière est l’occasion de découvrir la complexité de la situation politique d’une ville du Sud, Atlanta, alors que dans l’État voisin le boycott par les Africains-Américains des transports urbains de Montgomery, à la suite de l’arrestation de Rosa Parks, a propulsé Martin Luther King Jr. sur le devant de la scène.
Le directeur du quotidien noir américain, l’Atlanta Daily Times, a été assassiné, et sa femme injustement accusée, afin visiblement de clore l’enquête au plus vite. Pour l’intrigue, aucun risque ici de gâcher le plaisir des lecteurs, elle est complexe et il n’est guère possible en quelques lignes de dévoiler le nom des criminels ou leurs motifs. Les fausses pistes et les suspects crédibles se multiplient, les policiers sont corrompus et racistes, les hommes politiques avides, le FBI obsédé par la menace communiste, et les suspects innocents… tout de même très louches. Bien sûr, le passé ne cesse de ressurgir et plusieurs épisodes des combats pour ou contre l’injustice raciale des années 1930-1940 reviennent à la surface. Il ne reste au lecteur qu’à prendre plaisir à finir le roman.
Disons simplement que les chapitres font alterner deux enquêtes, celle menées par McInnis, l’honnête et inflexible policier blanc, le responsable de la brigade des policiers noirs, et celle menée par l’intrépide et indocile Thomas Smith, l’ancien policier noir qui a démissionné du Département de la police pour devenir journaliste précisément au Daily Times. Ce système narratif met en relief la manière dont les deux communautés, noires et blanches, sont profondément séparées. Le lecteur découvre les contradictions insolubles que rencontrent les policiers noirs d’une ville et d’une police ségréguées, celles des membres d’une élite noire à la recherche de reconnaissance, mais aussi dépendants du soutien des leurs, et les dilemmes d’un policier blanc qui refuse la logique raciale, de plus en plus ostracisé, accusé d’être un « ami des Noirs », du seul fait qu’il travaille avec eux et refuse l’hystérie raciste.
La toile de fond du récit, Atlanta en 1956, est une ville ségréguée qui a connu un développement important lié à la relocalisation d’industries militaires durant la Seconde Guerre mondiale. Ainsi, elle participe des mutations économiques du nouveau Sud, qui se diversifie et se libère de la monoculture du coton. Les villes connaissent des plans d’urbanisme ambitieux qui visent à remodeler leur centre. Dwight D. Eisenhower, président des Etats-Unis, lance en 1956, un programme fédéral pour financer la construction d’un système d’autoroutes entre les États, qui se traduit à Atlanta comme dans la plupart des villes, par des programmes de renouvellement urbain, autrement dit, le plus souvent, la destruction de quartiers noirs. Le maire démocrate, William B. Hartsfield, réélu presque sans interruption entre 1937 et 1962, est représentatif de ces démocrates du Sud, qui depuis la Guerre de Sécession sont les champions de la ségrégation, contre les Républicains, c’est-à-dire le parti d’Abraham Lincoln. Cependant, il a recruté en 1948 quelques policiers noirs, organisés dans une brigade autonome, ceci afin d’afficher, pour la vitrine politique qu’est la capitale de la Géorgie, une politique de modernisation des rapports raciaux, et aussi pour s’assurer les suffrages des électeurs noirs, de plus en plus nombreux à avoir accès au scrutin. Cependant, les attributions de ces policiers sont des plus limitées : ils sont cantonnés au quartier noir, ils ne peuvent interpeller un Blanc, et s’ils portent des armes, personne ne s’attend à ce qu’ils s’en servent. Traités avec mépris par l’ensemble des policiers blancs, leurs bureaux se trouvent dans les sous-sols du commissariat.
Après la décision de la Cour suprême en 1954 dans le jugement Brown vs. Board of Education of Topeka, qui rend la ségrégation scolaire illégale, les tensions raciales ne cessent de s’exacerber et les partisans de la suprématie blanche s’organisent au sein des Conseils des Citoyens Blancs (White Citizens’ Councils), une « nouvelle forme moderne du Ku Klux Klan » comme l’avait décrit Martin Luther King Jr.. Le boycott des bus de Montgomery, à 260 kilomètres à peine d’Atlanta, vécu comme un défi inacceptable, s’ajoute à leur colère. Les évolutions économiques et sociales des communautés noires du nouveau Sud rendent désormais possible une contestation frontale du système « Jim Crow », identique à celle qui se développe alors à Montgomery. Ces évolutions menacent l’équilibre instable qui s’était mis en place dans les années 1920-1930 entre une nouvelle élite noire et les autorités blanches du Sud. Minuit à Atlanta présente à travers une vaste galerie de portraits la diversité sociale de cette nouvelle élite africaine-américaine, à commencer par la figure d’Arthur Bishop, le directeur du journal dénommé Atlanta Daily Times dans le roman.
King, Martin Luther. « “Desegregation and the Future” Discours prononcé au repas annuel du National Committee for Rural Schools », 15 décembre 1956. MLKEC, INP, Martin Luther King, Jr. Estate Collection. https://kinginstitute.stanford.edu/king-papers/documents/desegregation-and-future-address-delivered-annual-luncheon-national-committee. consulté le 19 juillet 2021.
Thomas Mullen s’inspire directement de l’Atlanta Daily World, le plus vieux journal noir d’Atlanta, fondé en 1928, et dont le directeur, William Alexander Scott II, avait été en effet assassiné en 1934. L’auteur tisse son récit avec de très nombreux éléments de l’histoire d’Atlanta, et il a d’ailleurs inclus à la fin du roman une bibliographie historique fournie. L’Auburn Avenue était peut-être la « rue noire la plus riche du monde », ainsi que la dénommait John Wesley Dobbs (1882-1961), un leader politique noir d’Atlanta qui avait fondé la Ligue des Électeurs Noirs d’Atlanta. Parmi cette bourgeoisie noire en développement, nous croisons aussi des entrepreneurs immobiliers, des directeurs d’assurance – Atlanta était le siège de la première compagnie d’assurance noire –, l’Atlanta Mutual, des enseignants des universités noires, – Morehouse College et Spellman College – et des leaders religieux, dont le révérend Martin Luther King, le père du jeune leader de Montgomery. Cette élite est assez conservatrice et surtout portée au compromis, en raison de son statut étroitement lié au système ségrégué. Ainsi les succès dans l’assurance, ou dans les entreprises de pompes funèbres, ont été rendus possibles parce que les sociétés dirigées par des Blancs ne s’intéressaient pas à la clientèle noire. Le directeur du journal, le personnage de la fiction comme celui qui l’a inspiré, est resté fidèle au Parti républicain, bien que depuis les années 1930 le vote africain-américain ait basculé largement du côté des démocrates . Par ailleurs, il était de toute manière impossible à un journal implanté dans le Sud de mener des campagnes ouvertes contre la ségrégation comparables à celles que mènent les grands journaux noirs du Nord, le Chicago Defender ou le Pittsburgh Courrier. De l’autre côté du spectre politique, Thomas Mullen fait aussi découvrir aux lecteurs l’action militante des organisations liées au Parti communiste américain.
Le militantisme juridique de la National Association for the Advancement of Colored People (NAACP) ou le boycott de Montgomery, sont sans doute les plus connus des lecteurs français. Cependant, la gauche marxiste parvient dans les années 1930 à gagner la confiance d’une fraction importante des Noirs américains au travers de différentes campagnes contre des « lynchages légaux ». Thomas Mullen rappelle différents épisodes de cette histoire : le plus connu, en faveur des « neufs de Scottsboro », neuf jeunes noirs injustement accusés du viol d’une femme dans un train en 1931. Mais aussi en 1932, l’affaire Angelo Herndon, dans laquelle un communiste noir d’Atlanta, qui avait tenté d’organiser les chômeurs, est condamné à 20 ans d’emprisonnement. Le roman évoque aussi les procès racistes contre Willie McGee, injustement accusé de viol en 1945, et celui de Rosa Lee Ingram, qui aux côtés de ses fils s’était défendue contre l’agression d’un fermier blanc en 1947. Mullen complique son intrigue policière en y entremêlant le retour du passé, celui des engagements à gauche de différents personnages, mais aussi celui de différentes trahisons, alors que certains ont donné les noms de leurs anciens camarades devant les enquêteurs des procès du maccarthysme. Il fait ainsi intervenir dans son récit des militants du Civil Rights Congress (1946-1955), une organisation de défense légale liée au parti communiste, qui avait cependant quasiment disparu du fait de la répression en 1955, mais c’est la liberté du romancier que de s’autoriser quelques entorses chronologiques. Le maccarthysme a fait disparaitre de la scène politique américaine la gauche marxiste que le roman fait revivre ici en évoquant le rôle essentiel de la Guerre froide dans l’orientation que le mouvement pour les droits civiques s’est donné.
Minuit à Atlanta permet ainsi de mettre au jour les tensions qui divisent la minorité africaine-américaine, tout en montrant la complexité des liens entre mobilisation pour les droits civiques dans le contexte de la Guerre froide. La Guerre froide conduit à une redéfinition du libéralisme américain en évacuant toute référence à l’expérience de la gauche marxiste des années 1930 et en associant étroitement libéralisme et anticommunisme. Les administrations Eisenhower puis Kennedy promettent une déségrégation progressive aux organisations noires à la condition d’accepter le cadre idéologique du consensus libéral et de rallier la croisade anticommuniste. La NAACP s’y pliera. Thomas Mullen situe avec habileté son intrigue dans ce contexte historique complexe.
Il parvient à inscrire sur les registres électoraux plus de 20 000 Africains-Américains entre 1936 et 1946 et ce succès conduit le maire à concéder la création d’une police noire, Ibid., p. 184.
La lecture d’une histoire du quartier de l’élite noire d’Atlanta été la première inspiration de cette série de romans. Voir Gary M Pomerantz, Where Peachtree meets sweet Auburn: a saga of race and family, New York, Penguin Books, 1997.
Le bilan du New Deal est des plus mitigé en ce qui les concerne. En effet, les principales lois qui organisaient les aides économiques écartaient les ouvriers agricoles et les domestiques, et les excluaient de fait. Cependant, Roosevelt s’entoura de nombreux conseillers africains-américains, et Eleanor Roosevelt affichait régulièrement son soutien au combat contre l’injustice raciale. Paul Moreno, « An Ambivalent Legacy: Black Americans and the Political Economy of the New Deal », The Independent Review, 2002, vol. 6, no 4, p. 513‑539 ; Harvard Sitkoff, A new deal for Blacks: the Emergence of Civil Rights as a National Issue. 1, The Depression Decade, New York, Oxford University Press, 1978, xi et p. 397
Gene Roberts et Hank Klibanoff, The race beat: the press, the civil rights struggle, and the awakening of a nation, New York, Knopf, 2006.
Notamment les actions en justice conduites par Thurgood Marshall, qui aboutirent notamment à la décision de la Cour suprême de 1954, Brown vs. Board of Education of Topeka. Juan Williams, Thurgood Marshall: American revolutionary, New York, Three Rivers Press, 2004.
L’affaire des neuf de Scottsboro, neuf jeunes Noirs injustement accusés de viol en 1931, défendus par l’International Labor Defense, une organisation proche du parti communiste, compte beaucoup pour l’influence acquise par les communistes dans la communauté noire. Voir à ce sujet Gerald Horne, Powell v. Alabama: the Scottsboro boys and American justice, New York, Franklin Watts, 1997.
Défendu lui aussi par l’International Labor Defense, il est libéré en 1935 par une décision fédérale.
L’ouvrage de Martha Biondi, To stand and fight, propose un récit détaillé de la défense à la fois de Willy McGee et de Rosa Ingram. Willie McGee est condamné à mort pour le viol d’une Blanche, Willette Hawkins, avec qui il avait une relation amoureuse de longue date. Il est exécuté en 1951 malgré toutes les protestations. Dayo F Gore, Radicalism at the crossroads: African American women activists in the Cold War, New York and London, New York University Press, 2011, p. 90 ; Martha Biondi, To stand and fight the struggle for civil rights in postwar New York City, Cambridge, MA, Harvard University Press, 2003, p. 197‑199.
Elle nait de la fusion de trois organisations : l’International Labor Defense, ILD, la National Federation for Constitutional Liberties, NFCL, et le National Negro Congress, NNC. Elle disparait en 1956, victime du maccarthisme. Gerald Horne, Communist front ? : the Civil Rights Congress, 1946-1956, Rutherford (N.J.), Fairleign Dickinson University Press, 1988.
Selon Mary L. Dudziak, et Thomas Borstelmann, malgré l’effondrement de la gauche noire, la période de la guerre froide a finalement facilité les transformations en faveur des Noirs. Au contraire Carol Elaine Anderson soutient que cette période a vu le rétrécissement des revendications à un cadre électoral, et par là-même interdit toute revendication pour les droits économiques. Mary L. Dudziak, Cold War Civil Rights: Race and the Image of American Democracy, Princeton, N.J., Princeton University Press, 2002, ; Thomas Borstelmann, The Cold War and the Color Line: American race relations in the global arena, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 2009, 385 p ; Carol Elaine Anderson, Eyes Off the Prize: The United Nations and the African American Struggle for Human Rights, 1944-1955, New York, Cambridge University Press, 2003.
Le consensus libéral associe le libéralisme dans les domaines raciaux et sociaux au libéralisme économique, dans un double refus du communisme et du fascisme ou d’autres théories réactionnaires. Voir Godfrey Hodgson l’a défini comme un « libéralisme conservateur », porté par la foi selon laquelle la croissance américaine permettrait d’abolir les « injustices et les inégalités » sans heurt et sans sacrifice pour les classes moyennes. Le terme « libéral » utilisé dans le contexte politique américain connote une vision de gouvernance qui promeut la protection et la liberté de l’individu et qui assigne un rôle primordial à l’Etat pour assurer les droits et la sécurité du citoyen. Godfrey Hodgson, America in Our Time: From World War II to Nixon–What Happened and Why,Princeton University Press, 1976, p. 76.
Pour citer cet article
Olivier Maheo, « Minuit à Atlanta, un livre de Thomas Mullen », RevueAlarmer, mis en ligne le 21 juillet 2021, https://revue.alarmer.org/minuit-a-atlanta-un-livre-de-thomas-mullen/