29.08.22 Combattre le racisme par la loi, un processus historique. Genèse et évolution de la loi du 1er juillet 1972

On connaît généralement la loi contre le racisme promulguée le 1er juillet 1972 sous le nom de « loi Pleven ». Dans un ouvrage portant sur la période qui a précédé son adoption à l’unanimité par les parlementaires, et donc sur l’ensemble des réflexions, débats et démarches y ayant conduit, nous avions nous-même utilisé cette appellation peu adéquate sans l’interroger plus avant. Il apparaît effectivement qu’attribuer le nom d’un ministre à une proposition de loi est discutable, d’autant que cette loi ne fut pas précisément le cheval de bataille du Garde des Sceaux de l’époque. René Pleven estimait en effet la législation existante suffisante. Le ministre ne fit toutefois pas obstacle à cette revendication portée par la gauche et les associations antiracistes, et qui rencontrait les aspirations de la « nouvelle société » portées par le Premier ministre Jacques Chaban-Delmas. Depuis 1959, ce ne sont pas moins de six propositions de loi qui avaient été déposées à l’Assemblée nationale pour plus efficacement sanctionner le racisme, l’antisémitisme et la discrimination.

Emmanuel Debono, Le Racisme dans le prétoire. Racisme, antisémitisme et xénophobie devant la justice, Paris, Puf, 2019.

L’unanimité parlementaire de 1972 peut surprendre. Elle est pour nous une invitation à se pencher sur le processus historique qui mena à l’adoption de la loi. Elle témoigne d’une réflexion ancienne, enclenchée dans les années 1930 et parvenue à maturité à l’orée des années 1970. On peut y voir un enjeu de connaissance historique, mais aussi de démocratie. L’année 2022 aura en effet été celle de l’inscription au programme officiel d’Eric Zemmour à la présidentielle, de la promesse d’abolir cette loi à laquelle une grande majorité de Français se dit aujourd’hui attachée.

88% des Français s’y déclarent en effet attachés d’après un sondage Le DDV-Licra-Ifop paru sur leddv.fr le 26 novembre 2021 (https://www.leddv.fr/actualite/enquete-une-zemmourisation-des-esprits-avec-ou-sans-zemmour-20211126).

La liberté d’expression consacrée par la loi de 1881

Avec l’adoption de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, la liberté d’expression reçoit en France des garanties juridiques essentielles. Celle-ci était, en effet, jusque-là soumise à des restrictions comme celles contenues dans la loi du 11 août 1848, sanctionnant les écrits cherchant « à troubler la paix publique en excitant le mépris ou la haine des citoyens les uns contre les autres », les délits d’ « attaque contre la liberté des cultes » et d’ « outrage à la morale publique et religieuse ». En réduisant considérablement le contrôle et la censure, la loi de 1881 débride la parole et la plume, permettant les critiques les plus acerbes de l’ordre social.

Pour une analyse de la « proto-législation » contre le racisme, avant 1939, et de la législation antiraciste, on se référera à l’étude du d’Ulysse Korolitski, Punir le racisme ? Liberté d’expression, démocratie et discours racistes, Paris, CNRS Éditions, 2015, p. 37‑88.

Ses représentants – hommes politiques, curés, bourgeois, banquiers ou militaires – sont régulièrement attaqués et caricaturés. Le « juif », qui inspire de nombreux fantasmes sur une puissance présumée, est lui aussi la cible des journaux. Ce contexte libéral favorise, par exemple, la publication par Édouard Drumont, en 1886, de son pamphlet à succès, La France juive. La violence du brûlot antijuif provoque les réactions inquiètes de certaines voix, juives ou non. En juillet 1887, L’Univers israélite prend ainsi parti contre une liberté devenue « une provocation permanente à la guerre civile ». Le « journal des principes conservateurs du judaïsme » réclame que soient fixées des limites, « quoiqu’en disent les utopistes ». En 1892, alors que le polémiste antijuif vient de lancer La Libre parole, qui, deux ans plus tard, deviendra la feuille de ralliement de l’opinion antidreyfusarde, Paul Déroulède, fondateur de la Ligue des Patriotes, demande aux autorités de mettre hors d’état de nuire Drumont et ses séides. Celui qui invoque alors « l’intérêt de la patrie, supérieure à toute autre considération », réclame des mesures de police pour « venir à bout des chiens enragés ». « Modifiez la funeste loi de juillet 1881, qui a lâché la bride à leurs mauvaises passions », surenchérit L’Univers israélite à l’attention des pouvoirs publics . S’entremêlent dès alors les arguments qui appellent à faire taire les insulteurs et à protéger leurs victimes, et ceux qui font prévaloir la cohésion nationale.

Au sujet de Drumont, se reporter à Grégoire Kauffmann, Édouard Drumont, Paris, Éditions Perrin, Paris.

L’Univers israélite, 16 juillet 1887.

Idem.

Article de Déroulède dans Public, cité in L’Univers israélite, 16 juillet 1892.

L’Univers israélite, 16 juillet 1892.

Il faut attendre le début des années 1930 pour que l’adoption d’une législation contre le racisme devienne une revendication. Cette demande émane principalement de la Ligue internationale contre l’antisémitisme (Lica), dans une conjoncture de crise qui se caractérise par la libération de la parole antisémite en France et la diffusion, sur son territoire, de la propagande nazie. Dans la presse nationaliste ou dans des réunions publiques, les invectives antijuives relèvent de l’opinion. Un citoyen nommément insulté est en droit de saisir les tribunaux. Rien ne peut être fait en revanche contre ceux qui accusent les juifs, d’une manière globale, de contrôler le pouvoir politique, les banques et la finance, ou encore de chercher à déclencher « leur » guerre contre Hitler.

Emmanuel Debono, Aux origines de l’antiracisme. La LICA, 1927-1940, Paris, CNRS Éditions, 2012.

Portrait de Paul Marchandeau, député de la Marne en 1933, Agence Mondial. Source : Gallica/BNF.

« Si l’on veut vraiment l’union des Français, qu’on châtie le racisme ! Osez, Monsieur Marchandeau, toute la France vous suivra ! » Le 25 mars 1939, le président de la Lica tance en ces termes le ministre de la Justice, Paul Marchandeau, dans l’organe de l’association, Le Droit de vivre. Un mois plus tard, à force de persévérance et de démarches auprès des ministres du gouvernement Daladier, la loi « Marchandeau » est adoptée par décret. Il s’agit pour l’État de se donner les moyens d’endiguer le travail de sape des propagandistes, dont certains sont stipendiés par l’Allemagne, et d’éradiquer les entreprises de division entre Français. La nouvelle législation provoque des réticences : celles des antijuifs professionnels, naturellement, mais aussi celles d’une partie de l’opinion, dont les convictions libérales se révèlent réfractaires à toutes entraves à la liberté d’expression.

Une loi pour le « salut de la patrie »

Le décret-loi Marchandeau consiste en la modification de trois articles de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, permettant de sanctionner les délits de diffamation ou d’injures « envers un groupe de personnes qui appartiennent, par leur origine, à une race ou à une religion déterminée », lorsqu’elles auront « eu pour but d’exciter à la haine entre les citoyens ou habitants ». La « loi Marchandeau » est souvent présentée comme la « première loi contre le racisme » ou  « première loi antiraciste » française. Cette vision doit être nuancée. L’antiracisme, terme dont on peut situer les premiers usages dans la presse française quelques années auparavant, est à cette époque balbutiant. Il ne constitue en aucune manière une référence commune, d’autant plus que la pensée raciale est encore dominante dans la société française : si l’antisémitisme et le racisme hitlériens sont à même d’indigner l’opinion, leurs dimensions idéologique et étatique conduisent à relativiser ou à ignorer des manifestations plus atténuées ou structurelles. Reflet de cette réalité, la Lica, comme la gauche française, dénonce le racisme colonial sans jamais remettre en cause, au moins dans les années d’avant-guerre, le système colonial lui-même. Quant aux stéréotypes et aux préjugés, ils circulent sans véritable obstacle – au-delà des récriminations de la Lica – dans une société où parler des « youpins », des « nègres » ou des « bicots » relève des habitudes langagières et, en tout cas, de la pleine et entière liberté d’expression.

Le Droit de vivre, 1er avril 1939. Éditorial de Bernard Lecache, président de la Lica

Journal officiel de la République française, Lois et décrets, décret du 21 avril 1939 modifiant les articles 32, 33 et 60 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, 25 avril 1939, p. 5295.

Emmanuel Debono, « « S’il est vrai qu’il y ait des races… » Les notions de « race » et de « race juive » chez les militants antiracistes des années 1930 », Archives Juives, n°50, 2017/2, p. 76-94 (https://www.cairn.info/revue-archives-juives1-2017-2-page-76.htm)

Si l’expression « minorités protégées » a fini par s’imposer aujourd’hui, dans le champ juridique, elle n’est pas précisément ce que le législateur a en tête en 1939. Avant de répondre à un impératif moral, la loi découle en effet d’une nécessité politique, celle-là même qui est exprimée dans le rapport au Président de la République qui précède la loi : « Le projet du décret qui vous est soumis a seulement en vue l’intérêt public et le salut de la patrie. » Il est ainsi souligné, au sujet de la « collectivité nationale », que

tout ce qui la divise l’affaiblit. Tout ce qui favorise son union la rend plus forte. Elle est donc directement engagée à voir réprimer toute tentative de dissociation et de discorde, toute excitation à la haine entre Français.

JORF, Lois et décrets, décret du 21 avril 1939… art. cit.

La forte résurgence antisémite au cours des années 1930 est indissociable d’une lame de fond antirépublicaine et antidémocratique qui, par la dénonciation d’un pouvoir prétendument judéo-maçonnique, remet en cause les institutions, les principes et les valeurs du régime en place. C’est la compréhension de cette articulation entre la haine des juifs et la défense de la République qui motive alors le gouvernement Daladier. Elle n’empêche pas Georges Zérapha, membre du comité central de la Lica, de prêter au législateur des préoccupations strictement conjoncturelles :

Ce décret, dans l’intention de ses auteurs, fut probablement un acte lié à cette circonstance qu’ils espèrent passagère, d’un antisémitisme, instrument du pangermanisme. Autrement dit, si l’antisémitisme n’avait pas été l’instrument du pangermanisme, il n’aurait pas été interdit.

Georges Zérapha, La Conscience des Juifs, mai 1939.

Il faut a priori donner raison à Zérapha dans son analyse car, à plus d’un titre, la loi Marchandeau apparaît comme une loi de temps de guerre, qui se révèle efficace à l’été 1939 pour faire condamner quelques militants antijuifs – avant d’être abrogée le 27 août 1940, par le régime de Vichy –, mais se montre tout à fait insuffisante par la suite, une fois les dictatures terrassées. Ainsi, la conscience du caractère intrinsèquement républicain de la loi s’estompe une fois la paix revenue : le racisme et l’antisémitisme étant perçus comme des idéologies d’importation étrangère, la liberté d’expression reprend tous ses droits dans la France libérée.

On dénombre six condamnations en 1939 et 1940, dont celle de Louis Darquier de Pellepoix, futur commissaire général aux questions juives.

Un objet juridique aux contours incertains

Rétablie avec le reste de la légalité républicaine en août 1944, la loi ne va donner lieu qu’à très peu de procès et quasiment aucune condamnation jusqu’en 1972. Un certain nombre de freins et d’obstacles expliquent cette situation, au-delà de la dimension conjoncturelle que nous venons d’évoquer.

Tout d’abord, le choix a été fait d’inscrire les infractions dans une loi qui protège la liberté d’expression, et non dans le Code pénal, ce qui garantit à tout propos litigieux exprimé publiquement ou par écrit, de faire l’objet d’un examen attentif par les juges, ceux en particulier de la 17e chambre correctionnelle du tribunal de première instance de la Seine, spécialisée dans les délits de presse. Au sortir d’une période marquée par l’antisémitisme d’État, la persistance des expressions antisémites dans une presse d’opinion nostalgique du régime de Vichy ou de la collaboration semble de faible portée et attire peu l’attention des magistrats.

L’article 60 du décret-loi Marchandeau confie l’initiative des poursuites au ministère public, qui s’en abstient tout au long de la période. Au-delà du conservatisme même du corps des magistrats, dont il faut rappeler le serment de fidélité prêté au chef de l’État français sous Vichy et la contribution à sa politique antisémite, il faut souligner le fait que l’objet juridique de la loi est mal identifié. La pression sociale à ce sujet est encore faible, même si la révélation des crimes nazis, la ségrégation raciale aux États-Unis et la politique d’apartheid instaurée par la République d’Afrique du Sud choquent l’opinion française. Mais c’est aussi, précisément, en raison de ces formes institutionnalisées et paroxystiques de racisme et d’antisémitisme que leurs manifestations épisodiques ne suscitent pas un sentiment d’urgence ou n’inspirent pas, au-delà des milieux antiracistes, une analyse propre à faire évoluer, de manière déterminante, la conscience sociale. Le racisme colonial, quant à lui, n’entraîne pas d’initiatives en matière judiciaire : sa condamnation passe par une dénonciation politique plus large de la colonisation ou par des tentatives éphémères, au sein de l’administration, de sanctionner certains comportements.

Voir en particulier l’action de Paul Coste-Floret, ministre de la France d’outre-mer, en 1947 in Emmanuel Debono, Le racisme dans le prétoire… op. cit., p. 410-412.

Par ailleurs, la loi de 1939 n’habilite pas les associations antiracistes – à cette époque la Lica puis le Mouvement contre le racisme, l’antisémitisme et pour la paix (Mrap), fondé en 1949 – à se constituer partie civile lors d’éventuels procès. En 1939, les militants de la Lica avaient été déçus dans cette attente, percevant sans doute qu’en l’absence de l’aiguillon de la société civile, la loi serait d’une faible efficacité. Cette limitation n’empêche pas les associations antiracistes, au lendemain de la guerre, de se manifester en saisissant les parquets et en portant plainte. Elles sont toutefois le plus souvent déboutées.

Au cours des quelques procès qui se tiennent dans l’après-guerre, la volonté de faire condamner des propos racistes ou antisémites bute par ailleurs sur la difficulté de prouver l’ « intention d’excitation à la haine » de leurs auteurs. Les juges s’en tiennent souvent à une lecture littérale. C’est le cas lors d’un procès contre un journal maurrassien, Contre Révolution, diffusé au Quartier latin, au sujet d’un article paru en novembre 1950, et qui défend le principe d’un « antisémitisme à la française ». Sous pseudonyme, son auteur réclame des lois « justes et nécessaires » contre les juifs, en réfère à un « antisémitisme mesuré et raisonnable », pour protéger les « vrais » Français, mais aussi les juifs eux-mêmes, « contre les tentations de leur nature ou de leur histoire » (sic). Après une condamnation en première instance, le directeur de la publication est relaxé en appel au motif que l’auteur anonyme s’est démarqué de l’ « ignoble persécution allemande et raciste ». Les juges ont estimé que l’article en appelait à la raison et non à la passion.

Op. cit.

Recueil Dalloz de doctrine, de jurisprudence et de législation, Paris, Jurisprudence générale Dalloz, 1953, p. 342.

Au début des années 1960, Pierre Poujade, président de l’Union de défense des commerçants et artisans (UDCA), est également relaxé après avoir attaqué dans les colonnes de son journal, Fraternité française, les « vampires de haut vol » que seraient les « Rothschild, Bleustein et autre Mendès ». Ses propos, estiment les juges, ne désignent qu’une catégorie de juifs et non les juifs dans leur globalité, ce qui est une condition posée par la loi.

Fraternité française, 22 décembre 1961.

Archives du Mrap, Arrêt correctionnel du 25 avril 1963, MRAP – UEVACJ / Poujade – Tauran.

Rolande Attuly-Jacobs et Fernand Benhaiem, avocats du Mrap, en 1966, entourés de cinq plaignants que l’on a refusé de servir au café Paris-Londres (Paris). Le patron de l’établissement a été condamné sur la base d’une ordonnance de 1945, interdisant le refus de vente. Sources : archives du Mrap.

Ainsi, quand l’hebdomadaire Minute dénonce de semaine en semaine, dans les années 1960, les immigrés, les assimilant à des voleurs, des violeurs, des profiteurs ou des agents pathogènes, le ministère public n’engage pas davantage de poursuites. Les propos à leur encontre, expliquent les énonciateurs de ces thèses, ne visent-ils pas qu’une catégorie, peu reluisante, d’immigrés ? La suspicion est alors jetée sur les associations antiracistes elles-mêmes, qui prétendent défendre une telle « engeance »… Cette nuance, dans une loi qui parle de « groupes de personnes » et non d’individus, est d’importance et autorise bien des propos ambigus ou tout à fait explicites.

Enfin, il faut souligner le fait que la discrimination est la grande absente de la loi Marchandeau. Celle-ci n’en fait pas état. Avant la Seconde Guerre mondiale, le terme « discrimination » est principalement employé comme synonyme de « différence ». Il renvoie d’abord à une opération mentale et non à une manière d’agir, un comportement. La situation n’est plus la même après 1945 où la notion acquiert son acception actuelle (à savoir une différence de traitement entre les individus, motivée par un critère illégitime), et donne lieu à des débats politiques et des actions militantes. En l’absence d’une loi cependant, les faits discriminatoires qui accompagnent l’immigration, en plein développement en métropole, demeurent sans réponse judiciaire.

La loi du 1er juillet 1972

Les difficultés à faire condamner les auteurs de propos racistes et antisémites n’empêchent pas, nous l’avons dit, l’action en justice. Les avocats, notamment ceux du Mrap, particulièrement actifs au cours de la période, portent les injures et la diffamation « raciales » devant les tribunaux, dans l’espoir de lever freins et obstacles. Le peu de succès rencontrés à l’issue des procès suscite une intense réflexion dans les colonnes du journal Droit et Liberté, organe du Mrap, où sont autant documentées les affaires qu’étudiées les solutions pour améliorer la législation. De fait, dès 1958, l’association que préside Léon Lyon-Caen, par ailleurs président de chambre à la Cour de cassation, est en mesure de présenter un projet de loi qui pourrait se substituer avantageusement à la loi Marchandeau. La décennie qui suit va être celle d’un intense lobbying pour que ce texte soit inscrit, par le gouvernement, à l’ordre du jour des débats à l’Assemblée nationale. Six propositions sont déposées sans succès jusqu’en 1972, par des députés principalement, mais non exclusivement, issus des rangs de la gauche.

Léon Lyon-Caen (1877‑1967) était professeur de droit. Avocat général à la Cour de cassation au moment de la guerre, il est révoqué par le gouvernement de Vichy en raison de la loi du 3 octobre 1940 « portant statut des Juifs ». Réintégré à la Libération, il devient président de chambre à la Cour de cassation. Il sera par la suite nommé premier Président honoraire de la Cour de cassation. Il présida le MRAP de 1953 à 1962. Voir l’article récent de Jean-Paul Jean, « Léon Lyon-Caen (1877-1967). Soldat du droit au service de la paix », Délibérée, 2021/1, n° 12, p. 41-49. DOI : 10.3917/delib.012.0041. URL : https://www.cairn.info/revue-deliberee-2021-1-page-41.htm

Avec le tournant des années 1970 s’ouvre une période plus favorable. L’année 1971 a été proclamée « Année internationale de lutte contre le racisme et la discrimination raciale » par l’Assemblée générale de l’ONU et le gouvernement a décidé de franchir un pas symbolique en ratifiant la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination conclue en décembre 1965. Discuté le 15 avril 1971, le projet de loi visant à autoriser cette ratification est adopté à l’unanimité de la représentation nationale. À l’occasion de ce débat, le député de la Loire Alain Terrenoire, président de la Commission des lois constitutionnelles, a insisté sur la nécessité d’adapter la législation française existante et souligné l’opportunité de créer un délit de « provocation à la haine raciste ».

Né en 1941, avocat, Alain Terrenoire fut député de la Loire de 1967 à 1978 (groupe UDR). Plus jeune député de l’Assemblée nationale, il présida la commission des lois puis celle des affaires étrangères. Conseiller général du canton de Roanne (1970-1976), conseiller régional de la région de Basse-Normandie (1998-2004), il fut aussi député européen (1974-1978) et membre du Conseil économique, social et environnemental (à partir de 2012).

Journal officiel de la République française, Assemblée nationale, séance du 15 avril 1971, p. 1117.

Il faudra encore quelques mois pour venir à bout de la réserve du gouvernement et celle en particulier de René Pleven, ministre de la Justice, qui estime encore, en janvier 1972, que la France dispose d’une législation suffisante pour punir les actes délictueux. La recrudescence du racisme et de la discrimination à l’égard des immigrés fait toutefois rapidement évoluer la situation. D’après Alain Terrenoire, le Premier ministre de la « nouvelle société », Jacques Chaban-Delmas, serait intervenu pour faire tomber les réticences de Pleven, qui annonce le 15 avril 1972, dans une réponse à une question écrite qu’il peut paraître utile de prévoir à l’encontre de ces actes, « une répression plus ferme et de caractère plus spécifique ».

Voir l’entretien avec Alain Terrenoire paru dans Le DDV n°686, printemps 2022, p. 49.

Journal officiel de la République française, Assemblée nationale, séance du 15 avril 1972, p. 879.

Alain Terrenoire se voit chargé de préparer un rapport pour la Commission des lois à partir des propositions précédentes. Ce travail aboutit à la rédaction d’une proposition qui est discutée le 7 juin 1972 à l’Assemblée nationale et le 22 juin au Sénat. Adoptée à l’unanimité des deux chambres, dominées par la majorité présidentielle – et donc la droite –, elle est promulguée le 1er juillet 1972.

La loi de 1972 est, à quelques détails près, celle que le Mrap avait rédigée sous l’égide de Léon Lyon-Caen. Toujours inscrite dans la loi du 29 juillet 1881, elle réprime, en plus de l’injure et de la diffamation, la « provocation à la haine, à la violence et à la discrimination » contre des personnes ou groupes de personnes à raison de leur appartenance ou non-appartenance à une ethnie, une « race », une nation ou une religion. La création du délit de « provocation à la haine » a alors pour but de venir à bout des obstacles liés à l’intention « d’exciter à la haine », le plus souvent indémontrable.

La loi sanctionne par ailleurs la discrimination qui entre pleinement dans la législation française. Enfin, l’un des principaux leviers d’action de la loi est le droit donné aux associations, qui ont inscrit le combat contre le racisme dans leurs statuts et qui ont cinq ans d’existence, de pouvoir se constituer partie civile.

Affiche du MRAP.

Un combat sans fin

La Lica et le Mrap s’emparent rapidement de la loi. Après 1972, leur action permet la condamnation récurrente de publications, de propos et d’actes discriminatoires. Le contexte national est celui d’un racisme anti-immigrés, brutal, dont les manifestations vont jusqu’au meurtre. Il est aussi celui d’une France où s’installe durablement, dans le paysage politique, le Front national. Face au renforcement de la loi, les extrémistes actualisent les stratégies de contournement qu’ils avaient déjà mises en œuvre sous la loi Marchandeau. Les années 1970 constituent à ce titre une décennie charnière en ce qui concerne le négationnisme qui accède, en France, à une exposition médiatique sans précédent. Il faudra toutefois attendre encore des années pour que la nature profondément antisémite de ce courant idéologique soit perçue à sa juste mesure et donne lieu à la définition d’une infraction spécifique : la loi du 13 juillet 1990 tendant à réprimer tout acte raciste, antisémite ou xénophobe, connue sous le nom de « loi Gayssot », vient sanctionner, sous la forme d’un article 24bis inscrit dans la loi de 1881, « la contestation de l’existence d’un ou plusieurs crimes contre l’humanité ». Sa portée sera élargie en 2017 à tous les crimes de cette nature jugés en France ou par des juridictions internationales.

Voir à ce sujet le numéro de la revue du Musée national de l’histoire de l’immigration, Hommes & Migrations, « 1973, l’année intense », n°1330, 2020/3 et le compte rendu du roman de Dominique Manotti par Emmanuel Blanchard : https://revue.alarmer.org/marseille-1973-de-dominique-manotti/

Stéphanie Courouble Share, « Les années 1970, une décennie charnière pour le négationnisme international », Archives Juives, n°56, 2022/2 (à paraître).

D’autres dispositifs permettent par la suite d’agir plus efficacement en justice contre certains comportements. Il en est ainsi de la loi du 3 février 2003 qui aggrave les peines punissant les infractions à caractère raciste, antisémite ou xénophobe. Quant à la législation anti-discrimination, elle est également étoffée sous l’influence de l’Union européenne, notamment avec la directive du 29 juin 2000, « relative à la mise en œuvre du principe de l’égalité de traitement entre les personnes sans distinction de race ou d’origine ethnique ».

En dépit de ce corpus de lois, il est souvent fait état des limites de l’action judiciaire pour combattre le racisme et l’antisémitisme. Il apparaît d’abord que les idéologues racistes savent jouer avec la loi et en connaissent la dimension protectrice. Celle-ci induit que les juges, quand ils ont à évaluer la teneur de certains propos, procèdent à une étude de leur contexte de production, à l’analyse des termes, du sens et de la portée du discours. Cette volonté salutaire de ne pas porter atteinte à la liberté d’expression permet parfois aux auteurs de propos litigieux d’échapper à toutes sanctions. Ainsi, des militants antisémites comme Alain Soral, Dieudonné M’Bala M’Bala ou encore Hervé Ryssen, ont pu, durant de longues années, jouer avec les lois et transformer les tribunaux en tribunes politiques.

Un exemple de cette prudence des tribunaux nous est fourni par l’existence d’une jurisprudence qui tend à restreindre la portée de la loi de 1972. Le 7 juin 2017, la Cour de cassation a en effet estimé qu’une « incitation manifeste » ne suffisait pas à caractériser le délit de provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence. Pour entrer dans la voie de la condamnation, ont affirmé les juges, il est nécessaire que l’incitation contienne un « appel » ou une « exhortation ». Lors de la séance de discussion de la loi, le 7 juin 1972, Alain Terrenoire avait pourtant précisé que ledit délit permettait de « supprim[er] toute référence au but d’excitation à la haine, disposition unanimement critiquée qui rendait les poursuites pénales très aléatoires ».

Depuis une vingtaine d’années, une association comme la Licra demande à ce que les délits racistes soient sortis de la loi de 1881 pour être introduits dans le Code pénal. Elle en attend une plus grande efficacité judiciaire et l’impossibilité, pour les délinquants, de se retrancher derrière l’argument fallacieux du « délit d’opinion ». La revendication fait débat mais le sujet vaut d’être posé à l’heure où tout producteur de contenus, c’est-à-dire n’importe quel usager d’Internet et des réseaux sociaux, s’érige de fait en « directeur de publication ». À cet égard, la question de la « haine en ligne » est venue considérablement complexifier l’action judiciaire avec l’extension des espaces d’expression qui échappent au droit français, le recours à l’anonymat des usagers, la domiciliation des grandes plateformes numériques à l’étranger, la faiblesse de leur modération et leurs réticences évidentes – quand il ne s’agit pas d’impuissance – à réguler les contenus. L’adoption définitive, par le Parlement européen, du Digital Services Act (DSA), le 5 juillet 2022, laisse entrevoir une action plus volontaire sur ce terrain : le règlement fixe un ensemble de règles visant à responsabiliser les plateformes numériques et à lutter contre la diffusion de contenus illicites ou préjudiciables. Si la prise de conscience des dangers qu’ils font peser sur les libertés individuelles et collectives est aujourd’hui évidente, il reste à savoir si les outils juridiques et la volonté politique sauront s’allier dans un combat qui, à bien des égards, se présente comme asymétrique et sans fin.

Journal officiel de la République française, Assemblée nationale, séance du 7 juin 1972, p. 2881.

Une fonction civilisatrice

Il faut repartir d’une maxime chère aux militants antiracistes : « le racisme n’est pas une opinion, c’est un délit », dont on pourrait abondamment discuter du bien-fondé philosophique. En réalité, le racisme relève bien de l’opinion, mais d’une opinion qui ne peut être exprimée en public ou en direction d’autrui, sous peine de rompre l’égalité et de produire de l’injustice. En tout état de cause, la loi est claire et les tribunaux ne jugent pas les opinions : ils établissent s’il y a ou non infraction. Il n’y a donc pas à attendre des juges qu’ils fournissent une définition du racisme ou de l’antisémitisme – même si l’on peut légitimement attendre qu’ils soient formés à la connaissance de ces thématiques.

Plus généralement, l’histoire comme l’actualité ne cessent de le démontrer : la loi ne résout pas tout. Son utilité ne se mesure toutefois pas au nombre de condamnations effectives. En fixant une limite entre ce qui est licite et ce qui ne l’est pas, elle permet de sanctionner mais, surtout, elle protège et pacifie. C’est ce qui constitue la « fonction civilisatrice » du droit et lui confère un rôle pivot dans notre société où la liberté d’expression ne peut être absolue, sous peine de remettre en cause le principe même de liberté.

Alexis Buixan, « La loi contre le racisme et les fonctions civilisatrices du droit », Le DDV, n°686, printemps 2022, p. 82-83. https://www.leddv.fr/analyse/la-loi-contre-le-racisme-et-les-fonctions-civilisatrices-du-droit-20220429

Il faudrait enfin purger le débat de deux illusions, sources de nombreux malentendus. En premier lieu, la judiciarisation de l’antiracisme n’est pas une solution miracle : la disparition du racisme et de l’antisémitisme ne se décrète pas, et l’excès de recours aux tribunaux peut comporter une dimension contreproductive. Enfin, la loi n’est pas liberticide, pas plus qu’elle ne crée un « délit d’opinion ». Une étude suivie des décisions de justice suffirait à démontrer l’inanité d’une telle accusation dont la finalité, est-il besoin de le souligner, est strictement idéologique.

Pour citer cet article

Emmanuel Debono, « Combattre le racisme par la loi, un processus historique. Genèse et évolution de la loi du 1er juillet 1972 », RevueAlarmer, mis en ligne le 30 août 2022, https://revue.alarmer.org/combattre-le-racisme-par-la-loi-un-processus-historique-genese-et-evolution-de-la-loi-du-1er-juillet-1972/

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