22.06.22 Mizrahim, les oubliés de la terre promise, un film de Michale Boganim

Ce film est une histoire de famille – celle de la réalisatrice Michale Boganim – qui devient histoire collective par la parole des témoins rencontrés le long des routes d’Israël. C’est un road-movie qui conduit le spectateur dans une traversée des périphéries d’Israël depuis ses villes de développement éloignées et délaissées jusqu’aux banlieues de Jérusalem et de Haïfa, là où ont été envoyés les Juifs orientaux pour « peupler le désert ». A travers l’histoire de son père, Juif du Maroc arrivé en 1965 en Israël, dans cette terre qu’on nomme promise, lieu d’espérance d’une vie nouvelle à construire, la réalisatrice raconte l’histoire d’une désillusion et d’une lutte pour des droits.

Les villes de développement sont des villes israéliennes crées au cours des années 1950 pour y accueillir les nouveaux arrivants, en particulier les Juifs orientaux, et disperser la population urbaine afin de mieux contrôler le territoire du nouvel État. Sur ce sujet, voir par exemple : Seymour Spilerman et Jack Habib, « Development Towns in Israel: The Role of Community in Creating Ethnic Disparities in Labor Force Characteristics », American Journal of Sociology, 81-4, 1976, pp. 781‑812 ; William Berthomiere, « Quand les inégalités socio-spatiales s’ethnicisent où une lecture possible de l’évolution de la société israélienne », in Y. Jean & D. Royoux S. Arlaud (éd.), Rural-Urbain, les nouvelles frontières, Presses Universitaires de Rennes, 2005, pp. 323‑334 ; Youval Achouch et Yoann Morvan, « Kiboutz et villes de développement en Israël. Les utopies sionistes, des idéaux piégés par une histoire tourmentée », Justice spatiale – Spatial justice, 5, décembre 2012, http://www.jssj.org/article/les-utopies-sionistes-des-ideaux-pieges-par-une-histoire- tourmentee-kiboutz-et-villes-de-developpement-en-israel/.

C’est l’histoire de tout un système qui a marginalisé les Juifs orientaux que Michale Boganim explique grâce à un dispositif filmique mêlant les séquences où la réalisatrice s’adresse à sa fille en lui racontant la vie de son grand-père décédé, des extraits d’archives en noir et blanc produites par l’État hébreu – images de propagande – et les interviews qu’elle mène pour raconter cette histoire méconnue. Ces séquences sont accompagnées par de magnifiques images de ces villes et de ces maisons nées dans le désert et brûlées par le soleil, ainsi que par une musique qui nous plonge dans la production artistique de ces israéliens d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient.

Extrait du film de Michale Boganim, Mizrahim, les oubliés de la terre promise.

Des oubliés de l’histoire israélienne

La réalisatrice de Mizrahim, les oubliés de la terre promise choisit de mettre la lumière sur ceux qu’on désigne en hébreu par le terme mizrahim (מזרחים – orientaux), à travers l’accueil qui a été fait aux communautés juives issues des pays d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient.

Présents en très petit nombre avant la fondation de l’État hébreu, les Juifs du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord sont arrivés en masse après 1948. Deux décennies plus tard, 600 000 d’entre eux, contraints de quitter leur pays, ont fait le choix de s’installer en Israël. Arrivés souvent avec l’espoir d’aller construire un pays qui devait être le leur, appartenant à « un peuple uni et indivisible », ils font l’amère expérience d’une promesse déçue. Transférés et relégués contre leur gré dans ces villes de développement, situées dans les périphéries du pays et des grandes villes, destinés à constituer un sous-prolétariat bon marché en occupant les postes les moins qualifiés du monde du travail, empêchés de suivre une formation autre que professionnelle, ils découvrent que le meilleur du pays (logements, terres, emplois, éducation) avait déjà été promis à d’autres, aux Juifs européens. Arrivés souvent avec un niveau d’instruction égal à celui des Juifs orientaux, et même parfois inférieur, les Juifs européens ont été l’objet de politiques publiques leur permettant une rapide ascension sociale. Dans ce pays dominé politiquement et culturellement par des élites ashkénazes, qui portaient un regard eurocentré et orientalisant sur les Juifs du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord, le pays d’origine a donc représenté un facteur discriminant.

La priorité donnée aux Juifs européens dans l’attribution des logements situés dans les zones centrales de l’État, où des meilleures opportunités éducatives et d’emploi existaient, contribua à faciliter l’ascension sociale aussi de ceux qui arrivaient avec un niveau éducatif plutôt bas et avec des compétences professionnelles réduites.

De plus, les préjugés orientalistes des dirigeants de l’État, concevant les Juifs « orientaux » comme violents, ignorants, machistes et arriérés et dévaluant leurs cultures et traditions, qualifiées souvent de folklore, ont conduit à des processus de marginalisation non seulement physique et sociale, mais aussi culturelle. Ainsi, comme le suggère le titre du film, l’histoire spécifique des mizrahim a longtemps été « oubliée », objet de déni de la part des institutions étatiques. L’histoire, la culture et les traditions des Juifs orientaux avaient peu de place dans les programmes et les livres scolaires et lorsque ces derniers étaient représentés dans l’espace public, c’était d’une manière qui a contribué à renforcer les stéréotypes dont ils faisaient l’objet.

Shaul Shaked, « מורשת יהדות המזרח ומחקרה, מגמות ובעיות» [Patrimoine du judaïsme oriental : recherche, tendances et problèmes], in פעמים [Pe’amim], n° 1, Jérusalem, Institut Ben-Zvi, printemps 1979, p. 7-14.

Le manque d’intérêt du monde académique israélien pour l’histoire de ces communautés – qui aurait pu contrecarrer la manière dont étaient perçues par la classe dirigeante et le reste de la société – a certainement pesé sur cette mise à la marge et ce racisme C’est dans les années 1970, grâce aussi aux mobilisations des mizrahim qui portèrent au centre du débat public leurs revendications d’égalité sociale et culturelle, que les chercheurs israéliens ont commencé à s’intéresser véritablement au judaïsme « oriental » et à son histoire. Des publications et de nouvelles revues, comme la revue Pe’amim consacrée à l’étude des communautés sépharades et « orientales », fondée en 1979, voient alors le jour. En 1976 la Knesset discute pour la première fois de la sauvegarde du patrimoine du « judaïsme d’Orient » et l’année suivante un centre pour l’intégration du patrimoine des Juifs sépharades et « orientaux » est fondé au sein du ministère de l’éducation, faisant enfin entrer dans les programmes scolaires l’histoire et la littérature de ces communautés.

Shaul Shaked, « מורשת יהדות המזרח ומחקרה, מגמות ובעיות» [Patrimoine du judaïsme oriental : recherche, tendances et problèmes], in פעמים [Pe’amim], n° 1, Jérusalem, Institut Ben-Zvi, printemps 1979, p. 7-14.

Avraham Oded Cohen, « תחום מורשת יהדות ספרד והמזרח, סיכום ביניים» [Le patrimoine du judaïsme sépharade et oriental, résumé provisoire], in פעמים [Pe’amim], n° 92, Jérusalem, Institut Yad Izhak Ben- Zvi, été 2002, pp. 5-7.

Mizrahim © Ex Nihilo – Lama Films – Bonne Nouvelle – Studio Orlando – France 2021

Ouvrir la voix

Dans son film, la réalisatrice a voulu donner la parole et libérer la voix de personnes qui ont fait cette expérience d’un rêve brisé. En faisant le choix d’interviewer deux générations d’Israéliens – ceux qui sont arrivés des pays de l’Afrique du Nord et du Moyen-Orient et leurs enfants – Michale Boganim nous montre la pérennité des discriminations subies par les mizrahim à leur arrivée en Israël et par la suite. Comme le dit l’une des personnes interrogées, fils d’immigrés du Maroc et de l’Algérie, la discrimination n’a pas disparu, elle s’est simplement faite plus discrète.

L’histoire des enfants enlevés aux femmes yéménites (qui a fait l’objet d’une série d’enquêtes et d’initiatives publiques très récentes en Israël) qui émerge du récit d’un groupe de femmes est particulièrement saisissante. Les témoignages rendent compte du sentiment de ne pas être chez soi, qui a été aussi finement raconté par l’écrivain israélien d’origine libyenne Yossi Sucary dans son roman Emilia et le sel de la terre. Ils questionnent l’idée selon laquelle les « Juifs » ne seraient vraiment chez eux qu’en Israël. D’ailleurs, terre de refuge et terre de la promesse, rêvée par des générations, Israël est aussi une terre de départ. C’est le cas du père de la réalisatrice venu en France, ou ce jeune israélien installé au Maroc d’où ses parents étaient venus.

L’affaire des enfants yéménites fait référence à la disparition en Israël entre 1948 et 1954 de milliers de bébés et nourrissons, principalement appartenant à des familles de nouveaux immigrants d’origine yéménite. Entre les années 1960 et 1990, trois commissions d’enquête ont été formées pour vérifier les accusations adressées aux institutions de l’État d’avoir été responsables de ces enlèvements. Ce n’est qu’en 2018 que le parlement israélien vote une loi autorisant l’exhumation des restes des enfants disparus pour permettre aux familles de réaliser des tests génétiques. La première de ces exhumations a eu lieu en mai 2022. Cette affaire reste d’extrême actualité, comme le témoignent les nombreux articles publiés autant dans la presse israélienne qu’internationale et l’organisation à la Knesset en juin 2022 de la première conférence pour accroitre la sensibilisation sur cette question

Yossi Sucary, Émilia et le sel de la terre: une confession roman, Arles, Actes Sud, coll.« Lettres hébraïques », 2006. Dans ce roman, l’auteur brosse le portrait de sa grand-mère d’origine libyenne et son malaise dans la société israélienne dominée par la culture et le mode de vie ashkénazes.

Manifestation des Black Panthers à Jerusalem en 1971.
Harvard University, Judaica Division. Widener Library. Harvard College Library, JPCDISUN6119.0000038

Les panthères noires israéliennes

Ce film ne se réduit pas seulement à la dénonciation des multiples discriminations subies par les mizrahim, il raconte les luttes sociales menées au début des années 1970 pour mettre fin à un système qui créait des citoyens de seconde zone. En janvier 1971, dans le quartier Musrara de Jérusalem, un groupe de jeunes issus de familles sépharades et « orientales » fondent un mouvement de protestation, appelé les Panthères noires (ha-pantérim ha-shorim – הפנתרים השחורים) d’après le mouvement homonyme américain qui se battait pour la défense et les droits des Noirs américains. De ce dernier, les Panthères noires israéliennes reprennent les slogans et l’iconographie.

Contrairement aux afro-descendants des Etats-Unis, qui avaient fait l’objet d’une ségrégation raciale et de discriminations institutionnalisées, le discours officiel israélien présentait l’État hébreu comme un creuset (kor hitukh– כור היתוך), dans lequel les Juifs provenant des quatre coins de la terre auraient dû se fondre. Le discours officiel niait donc la discrimination dont les mizrahim faisaient l’objet.

La liste des Panthères noires, à laquelle participe le père de la réalisatrice, se présente en 1973 aux élections municipales à Haïfa, mais sans succès. Les mizrahim n’ont pas cru dans l’ensemble à cette promesse de changement avancée par ce groupe de jeunes gens. Pourtant, Haïfa avait été, en 1959, le centre des révoltes des Juifs d’Afrique du Nord dans le quartier de Wadi Salib. La guerre du Kippour en octobre 1973, accompagnée de l’impératif de survie, mit de côté toute autre question sociale et politique et ce mouvement de protestation, né seulement deux ans auparavant, amorça son déclin.


Manifestation des Black Panthers à Jerusalem en 1971. Sur la pancarte représentant Golda Meir, il est écrit : « Golda, Golda, envole toi. Tout le monde en a marre de toi ».
Harvard University, Judaica Division. Widener Library. Harvard College Library, JPCDISUN6543.000

Une pièce d’un puzzle

Le film parvient à concilier différents aspects de cette histoire et à travailler sur plusieurs plans, celui des mots et celui des images, passant de l’expérience personnelle à l’histoire nationale, au sein d’une histoire chorale qui donne voix et forme à la discrimination racontée. Ce passage par l’histoire personnelle qui donne toute sa force au film conduit à un biais : la surreprésentation des Juifs d’origine marocaine, quand les Libyens, les Tunisiens, les Égyptiens et d’autres communautés sont complètement absents du film. Leur présence aurait permis de donner une image encore plus composite à cette mosaïque hétérogène catégorisée sous l’appellation « mizrahim ». Loin du regard des autorités israéliennes qui appréhendaient les mizrahim comme un groupe unique, malgré les différences importantes en leur sein , il aurait été intéressant justement aussi de mieux mettre en valeur les singularités, si elles ont existé, dans l’expérience de ces Juifs. Michale Boganim fait le choix de ne pas s’intéresser à ceux qui malgré tout, ont eu des parcours à succès. Pourtant, loin de nier l’existence d’un système discriminatoire, cela aurait permis de mettre davantage en relief les mécanismes de marginalisation existants, en montrant ce qui a pu distinguer les expériences personnelles.

En réalisant cette œuvre en français, la réalisatrice porte sur les écrans européens des questions qui font l’objet de vifs débats en Israël, mais qui sont encore peu connues de l’autre côté de la Méditerranée. Soulignons que cette question ces dernières années a donné naissance à d’importantes productions académiques et artistiques en Israël et à l’étranger. Mais c’est avec sa sensibilité et son expérience personnelle que Michale Boganim nous permet de voir un film qui restitue avec puissance, mais aussi délicatesse, cette histoire déchirée de citoyens qui se sont sentis trahis par l’État dans lequel ils pensaient être accueillis à bras ouverts.

On peut penser aux travaux de Yehouda Shenhav, Ella Shohat, Sami Shalom Chetrit, Claudia De Martino : Yehouda Shenhav, The Arab Jews: A Postcolonial Reading of Nationalism, Religion, and
Ethnicity
, Stanford, Stanford University Press, 2006 ; Ella Shohat, Le sionisme du point de vue de ses
victimes juives: les juifs orientaux en Israël
, Paris, La Fabrique, 2006 ; Sami Shalom Chetrit, Intra-
Jewish Conflict in Israel: White Jews, Black Jews
, London ; New York, Routledge, 2010 ; Claudia de Martino, Mizrahim » in Israele: la storia degli ebrei dei paesi islamici (1948-77), Roma, Carocci Editore, 2015.

Voir par exemple la série documentaire d’Amnon Levi, השד העדתי [Le démon ethnique], sortie en Israël en 2013 sur la chaine télévisée Arutz 10.

Pour citer cet article

Giordano Bottecchia, « Mizrahim, les oubliés de la terre promise, un film de Michale Boganim », RevueAlarmer, mis en ligne le 22 juin 2022, https://revue.alarmer.org/mizrahim-les-oublies-de-la-terre-promise-un-film-de-michale-boganim/

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