Moses Roper et Josiah Henson. Ces deux esclaves fugitifs sont à l’honneur du sixième ouvrage de la collection « Récits d’esclaves », publiée par les Presses universitaires de Rouen et du Havre. Collection qui valorise, depuis 2012, des textes de personnes anciennement esclavisées pour faire connaître à un public français non spécialiste des témoignages qui n’existent que dans le monde anglophone (Grande-Bretagne, États-Unis, Canada et Caraïbe anglophone) sous cette forme autobiographique.
Il existe un récit publié sous forme de livre en espagnol, celui de Juan Francisco Manzano, publié en Angleterre en 1839 et à Cuba en 1937 seulement. Seule la première partie de ce récit est parvenue jusqu’à nous, la deuxième n’a jamais été retrouvée. Autobiografía, cartas y versos de Juan Francisco Manzano (Autobiography, Letters, and Poetry by Juan Francisco Manzano), éd. José L. Franco (Havana : Municipio de la Havana, 1937).

Récits d’esclaves : au cœur d’un vaste projet éditorial
Claire Parfait et Michaël Roy ont fait le choix de rassembler, pour ce volume, le texte de Moses Roper, Récit des aventures et de l’évasion de Moses Roper, réchappé de l’esclavage en Amérique publié en 1837 en Angleterre et l’année suivante aux États-Unis, et celui de Josiah Henson, Vie de Josiah Henson, autrefois esclave, et désormais habitant du Canada, narrée par lui-même, publié aux États-Unis en 1849. Deux écrits d’hommes aux parcours très différents, mais qui partagent une même volonté de dénoncer l’esclavage et de participer à son abolition. Un moyen, pour les traducteurs, de montrer la diversité des expériences de l’esclavage, parmi la centaine de récits d’esclaves publiés avant la guerre de Sécession (1861-1865). De plus, le récit de Roper n’avait jamais été traduit en français là où celui de Henson l’avait été, mais ce texte en français, paru en 1878, était loin de refléter l’édition originale. Ces deux livres sont pourtant régulièrement cités par les chercheurs travaillant sur les récits d’esclaves et la véracité des faits narrés est depuis longtemps établie. Il était donc important de rendre ces deux histoires accessibles à un public plus vaste.
Claire Parfait et Michaël Roy s’appuient sur une première traduction du récit de Roper et des notes rédigées par Simone Chambon, qui nous a quittés en 2018.
Titre original : A Narrative of the Adventures and Escape of Moses Roper, from American Slavery.
Titre original : The Life of Josiah Henson, Formerly a Slave, Now an Inhabitant of Canada, as Narrated by Himself.
Les cinquante-trois pages d’introduction expliquent la nature des récits d’esclaves et leur place dans le combat abolitionniste, tout en résumant les différences entre les deux hommes et leurs récits. Les auteurs situent également les deux récits dans leur contexte social, politique, géographique et historique, assurant au lecteur d’avoir une vision globale de la période de publication et, ainsi, de mieux en saisir les enjeux. Cette introduction recense et explique également les thèmes récurrents dans les récits d’esclaves, de manière à replacer les récits de Roper et Henson au sein d’un discours plus large. À cette fin sont également évoqués d’autres récits, plus connus (ceux de Frederick Douglass, Moses Grandy, William Wells Brown…) ou d’autres écrits (le pamphlet de David Walker ou le recueil de pensées de Thomas Jefferson). Claire Parfait et Michaël Roy montrent ainsi en quoi les récits de Roper et Henson s’inscrivent dans un genre qui répondait à des codes précis, tant dans les thèmes abordés que dans la construction de la narration. Les autres ouvrages cités permettent de replacer les deux écrits dans leur contexte politique. Le pamphlet de David Walker, par exemple, est un réquisitoire contre l’esclavage assez violent qui marqua un tournant dans le combat abolitionniste en 1830. Le recueil de pensées de Thomas Jefferson (Notes on the State of Virginia, 1785) contient un certain nombre de clichés racistes sur les personnes d’origine africaine que les anciens esclaves devaient réfuter.
Enfin, étant aussi spécialistes de l’histoire du livre, Claire Parfait et Michaël Roy retracent avec minutie le parcours éditorial des deux récits. L’exposé de ces parcours nous renseigne également sur le cheminement des deux auteurs et leurs relations avec les éditeurs. Ce travail sur la publication des récits nous mène dans le présent, posant la question de la mémorialisation de l’esclavage et celle de la place de ces deux ouvrages dans l’historiographie contemporaine sur les récits d’esclaves. On y lit qu’historiens et gouvernants ont à cœur de réhabiliter ces deux hommes et de les faire sortir de l’ombre d’anciens esclaves plus connus, comme Frederick Douglass.
Frederick Douglass (1817 ou 1818 – 1895) est sans doute l’ancien esclave et auteur d’autobiographie le plus célèbre. Il publia quatre versions de son autobiographie. Il était aussi un tribun abolitionniste exceptionnel. Il fonda deux journaux, et devint ambassadeur des États-Unis à Haïti.
Pour les deux récits, les notes des traducteurs et les notes originelles sont clairement séparées, ce qui donne aux lecteurs le loisir d’apprécier les récits tels qu’ils sont parus à l’époque avec leurs notes de bas de page et leur permet de se référer aux notes de fin quand ils veulent davantage d’explications ou de contextualisation, notamment historique.
Récits d’esclaves, discours contre l’esclavage
Le récit de Moses Roper est accompagné, de façon très classique, d’une préface signée par un homme reconnu et dont le rôle est d’attester de la véracité du récit et de la respectabilité de son auteur. En l’occurrence, il s’agit de Thomas Price, pasteur anglais anti-esclavagiste, qui explique comment ce récit est arrivé entre ses mains et qui le recommande chaudement aux lecteurs. Ces préfaces écrites par des hommes – blancs le plus souvent – étaient très fréquentes car la parole des personnes esclavisées était très souvent mise en doute, par les esclavagistes surtout, et il fallait donc une caution morale pour rassurer les lecteurs et certifier que la personne qui écrivait ou dictait son récit avait bien été esclave et qu’elle disait la vérité. Dans le cas du récit de Roper, cette préface est suivie d’une introduction signée par Roper lui-même, et dans laquelle il exprime clairement le but de cette publication : dénoncer l’esclavage. Le récit de Josiah Henson est aussi précédé d’une courte introduction qui a le même but, mais celle-ci est anonyme. À la différence de Roper, Henson, qui ne maîtrisait pas suffisamment l’écriture, n’a pas rédigé son récit lui-même : l’auteur de l’introduction est également le scripteur qui retranscrit les paroles de Henson à la première personne. Parfait et Roy nous expliquent qu’il s’agit de Samuel A. Eliot, ancien maire de Boston et député du Massachusetts. On estime qu’environ 5 % des esclaves apprenaient à lire et il était très difficile pour eux d’apprendre à l’âge adulte, même une fois libres. Le recours à des scribes était donc relativement fréquent.
Ces récits, écrits ou dictés, étaient relayés dans les cercles abolitionnistes et souvent vendus par les narrateurs eux-mêmes lors de réunions publiques abolitionnistes mais leur véritable impact ne fait pas consensus parmi les chercheurs. La présence d’anciens esclaves lors de réunions organisées pour convaincre les habitants des États du Nord était cependant très recherchée (certains faisaient également des tournées en Angleterre, souvent dans le but de lever des fonds pour aider la cause abolitionniste et pour s’allier aux abolitionnistes britanniques dont le combat ne s’est pas arrêté quand l’esclavage a été aboli dans les colonies britanniques en 1833).
Deux récits différents mais complémentaires
Josiah Henson et Moses Roper témoignent de ce qu’ils ont vécu et vu dans le but de dénoncer le système esclavagiste et ainsi participer à son abolition. On retrouve donc dans les deux récits un certain nombre de caractéristiques communes à la majorité des récits : la narration commence, comme souvent, par la phrase « je suis né » suivie d’un lieu, puis ils parlent de mauvais traitements, ils évoquent les violences sexuelles et la séparation des familles et la douleur que celle-ci engendre, ils expliquent comment ils ont recouvré la liberté. Ils dénoncent également la religion telle qu’elle était pratiquée de manière très hypocrite par les propriétaires : en effet, la majorité des anciens esclaves qui publient leur histoire insistent sur le fait que leurs propriétaires se présentaient comme des chrétiens pratiquants mais qu’en réalité ils n’hésitaient pas à torturer ou violer leurs esclaves. De plus, Roper et Henson, comme tous les narrateurs de récits, relatent leur histoire personnelle mais se servent également de leur récit pour témoigner de ce qui arrive à d’autres esclaves, créant par ce biais une autobiographie collective. Ainsi peuvent-ils dénoncer encore plus d’exactions.
Cependant, leurs récits diffèrent sur des points importants : Roper écrit un récit assez brutal, avec des descriptions très crues des sévices qu’il subit. Henson, à l’inverse, raconte sa vie d’esclave et se concentre davantage sur sa loyauté et son dur labeur au service de son maître. La particularité du récit de Roper est qu’il raconte des événements tragiques, comme la tentative de meurtre sur sa personne à sa naissance, de manière très détachée, sans exprimer la moindre émotion. De même, quand il décrit les tortures qu’il a subies, il emploie un ton mécanique, très factuel, dessins des instruments de torture à l’appui. Une autre caractéristique est que Roper est né de père blanc et de mère esclave et il se décrit comme ayant une peau très claire, ce qui lui valait une haine farouche de sa première propriétaire, qui alla jusqu’à tenter de le tuer à sa naissance pour faire disparaitre la preuve des relations sexuelles que son mari entretenait avec des femmes esclavisées. Tout au long du récit, il insiste sur sa couleur blanche (qu’il désigne par cet adjectif plutôt que celui de « claire ») pour réfuter les arguments des défenseurs de l’esclavage qui affirmaient que la couleur de peau noire était un marqueur du statut servile. Selon ses dires, il a également des origines amérindiennes, ce qui est rare parmi les auteurs de récits. Une autre particularité de ce récit est que l’auteur ne présente pas sa couleur plus blanche comme un avantage. Au contraire, cette caractéristique physique le met parfois en danger, dès sa naissance, on l’a vu, mais également quand il s’agit de le vendre ou de le faire travailler avec d’autres esclaves.
Henson, quant à lui, se donne pour mission d’expliquer les conditions de vie des esclaves aux lecteurs du Nord, sans se limiter aux châtiments subis. Il raconte également sa conversion à la religion chrétienne et sa décision de prêcher auprès des autres esclaves. Tandis que Roper insiste sur sa volonté de fuir à la moindre occasion, Henson choisit de porter l’accent sur sa loyauté envers son maitre, tout en expliquant qu’il ne manquait pas une opportunité de voler de la nourriture pour les autres esclaves. La description de cette loyauté lui permet de se présenter comme un être droit, fiable et digne de confiance tandis que, par contraste, son maître apparait dépensier, misérable et incapable de gérer son exploitation. Il exige d’Henson une loyauté absolue alors que lui-même n’hésite pas à le flouer. Henson insiste beaucoup sur cette malhonnêteté au moment où il a essayé d’acheter sa liberté. Contrairement à Roper, le but de Henson n’était pas uniquement de dénoncer l’esclavage et les conditions de vie indécentes des esclaves. Il poursuivait également un objectif plus personnel : celui de se montrer en homme respectable et responsable. Il aurait ainsi sacrifié sans hésiter sa propre liberté pour aider son maitre, pris soin du fils de celui-ci, tombé malade lors d’un voyage, un voyage dont le but était de vendre Henson sur le marché aux esclaves de la Nouvelle Orléans. C’est ainsi qu’il présente sa décision de fuir comme une conséquence de la trahison de son maitre, et non comme un droit, à l’inverse de Roper. Henson est l’un des rares narrateurs de récits d’esclaves à s’être enfuis en famille, avec sa femme et ses trois enfants. À la fin de son récit, il évoque enfin ses efforts pour subsister aux besoins de sa famille, son travail de prêcheur et ses tentatives de créer une colonie d’anciens esclaves à Dawn, dans l’Ontario, au Canada. Le message envoyé aux lecteurs est clair : les personnes esclavisées devenues libres, loin de représenter une charge pour la société – argument parfois utilisé par les défenseurs de l’esclavage – se montraient prêtes à travailler durement et à suivre les préceptes chrétiens.
Deux hommes aux destins très différents
Bien peu de choses sont connues de la vie de Moses Roper, en-dehors de ce qu’il nous livre dans son récit. Un récit qu’il réédita dix ans plus tard, dans une version plus longue, enrichie d’une introduction et d’annexes (celles-ci contenant notamment les lieux qu’il a visités en Grande-Bretagne dans le cadre de ses réunions abolitionnistes). Cependant, il tomba dans l’oubli très rapidement après la publication de son second récit. À l’inverse, Henson s’impliqua fortement dans la diffusion de son livre, et ses éditeurs le promurent largement, au contraire de celui de Roper, ce qui pourrait expliquer la différence dans le retentissement des deux récits. De plus, Henson devint très célèbre de son vivant car son nom fut associé à l’Oncle Tom, personnage fictif du roman de Harriet Beecher Stowe, La Case de l’Oncle Tom, publié en 1852 et qui connut un retentissement majeur. Si Stowe ne reconnut pas elle-même s’être inspirée de Henson pour créer le personnage de l’Oncle Tom, les éditeurs d’Henson firent un parallèle et s’en servirent à des fins publicitaires. Il est vrai que l’Oncle Tom montre des similitudes assez frappantes avec Josiah Henson : il a la peau très foncée, il est très pieux et fait preuve d’une loyauté sans faille envers son propriétaire, malgré les coups et les mauvais traitements que celui-ci lui inflige (il choisit de mourir plutôt que de se rebeller). Les éditeurs du récit de Henson ont donc profité de la notoriété du roman de Stowe pour vendre davantage d’exemplaires de l’autobiographie de Henson. Une réécriture de son autobiographie, parue en 1876, s’intitule d’ailleurs Uncle Tom’s Story of His Life. » An Autobiography Of The Rev. Josiah Henson (Mrs. Harriet Beecher Stowe’s « Uncle Tom »). From 1789 To 1876. With A Preface By Mrs. Harriet Beecher Stowe, And An Introductory Note By George Sturge, And S. Morley, Esq., MP. Harriet Beecher Stowe signe la préface, entretenant ainsi la confusion entre Henson et le personnage de son roman. Henson lui-même joua le jeu de cette ressemblance pendant un temps, avant de prendre ses distances avec l’Oncle Tom.
Cet ouvrage s’ajoute à une collection déjà riche, ce qui permettra d’avoir un aperçu assez complet des différents types de récits qui ont marqué le combat abolitionniste états-unien du XIXe siècle.
Pour citer cet article
Marie-Pierre Baduel, « Moses Roper, Josiah Henson. Deux récits d’esclaves fugitifs, un livre traduit et édité par Simone Chambon, Claire Parfait et Michaël Roy », RevueAlarmer, mis en ligne le 25 juillet 2025, https://revue.alarmer.org/moses-roper-josiah-henson-deux-recits-desclaves-fugitifs/