Comment la question de la distinction de race se pose-t-elle dans la vie quotidienne, dans les politiques publiques et dans les sciences humaines et sociales ? Servi par une traduction experte et limpide de Luc Faucher et Vincent Guillin, le livre de Michael O. Hardimon, Repenser la race, invite à y réfléchir. Le sous-titre américain, The Case for Deflationary Realism (soit « pour un réalisme déflationniste ») n’a pas été traduit, tant il risquait sans doute de dérouter les lecteurs. Il annonçait pourtant la proposition de l’ouvrage : fonder en raison une analyse anti-raciste des différences sociales qui ne reposerait plus sur la répétition rituelle de l’affirmation que les races humaines n’existent pas pour les biologistes, les généticiens et les médecins.
Ici, le problème est abordé à l’aune de l’expérience ordinaire et sensible, qui veut que des populations humaines se différencient visiblement. Cette différence se rapporte à une ancestralité, elle-même ancrée dans une géographie. In fine, il s’agit également d’accréditer des programmes médicaux préventifs ou curatifs qui tiennent compte de l’origine des patients, afin de bâtir des protocoles thérapeutiques adéquats. L’ouvrage est discuté dans une postface particulièrement éclairante et critique de Magali Bessone, à qui on doit d’avoir introduit en France la mobilisation de la philosophie analytique pour élucider la façon dont sont construites les problématiques de la race .
Magali Bessone, Sans distinction de race ? : une analyse critique du concept de race et de ses effets pratiques, Paris Vrin, 2013.

Le livre de Michael O. Hardimon peut s’avérer particulièrement utile pour les professeurs de philosophie qui souhaiteraient placer la question de la race à l’agenda de leur enseignement, afin d’aider élèves et étudiants à aborder la question autrement que sur la base de certitudes a priori et d’indignations partagées. Il décortique analytiquement quatre concepts de race, en les présentant dans un ordre qui peut surprendre. Le premier est le « concept racialiste de race », c’est-à-dire la conviction raciste selon laquelle il est légitime de lier des identités culturelles, intellectuelles et politiques à l’appartenance à certains pools génétiques spécifiques, à l’échelle des individus et de collectifs . Hardimon ne saurait être plus clair : la chose à laquelle ce concept renvoie n’existe tout simplement pas.
Dans l’usage en français, le terme racialiste désigne une reconnaissance de la pluralité et de la diversité humaines sans jugement de valeur ni hiérarchie. Ici, racialiste signifie raciste.
Vient ensuite le concept qui constitue la clef de voûte de son analyse : le « concept minimaliste de race ». Il s’agit du reflet de l’expérience ordinaire et de l’observation savante qui constatent qu’il existe des différences entre les êtres humains dans leur morphologie, en lien avec leur généalogie et la localisation de leur région d’origine (ou celle de leurs ancêtres). Ce concept est minimaliste, dans la mesure où il ne dit rien des valeurs ou des performances de ces différentes populations. De même, bien que ces différences puissent être décrites dans les termes de la variation génétique, cette variation demeure superficielle : elle ne définit que superficiellement les personnes et les groupes concernés. Une superficialité confirmée par des travaux en génétique des populations, cités par l’auteur.
C’est cela même qui le conduit à proposer, en troisième lieu, le « concept de race populationnelle ». Il s’agit alors de rapporter les intuitions permises par le « concept minimaliste de race » à la connaissance scientifique sur la génétique et sur l’histoire ses populations en conservant l’absence de jugement de type raciste. Ici sont mobilisées les sciences biologiques et génétiques pour rendre compte de la diversité humaine. Il s’agit donc de décrire précisément les effets des paléo-migrations et des contacts en cours, en observant les différentiels qui existent entre populations peu ou très exposées à l’exogamie et au métissage.
Enfin, cette tétralogie conceptuelle se clôt par l’analyse du « concept de socialrace ». Sans trait d’union ni espace en anglais comme en français, ce néologisme entend désigner les processus de racialisation par lesquels des collectifs ou des communautés peuvent être constitués en race dans les dynamiques de hiérarchisation des positions ou dans l’affirmation d’identités. Cela correspond assez bien aux phénomènes de racialisation qu’on évoque, lorsqu’on décrit certaines minorités comme « racisées ».
Ainsi arrive-t-on à la distinction entre quatre concepts, le premier qui correspond à une réalité qui n’existe pas, et les trois suivants qui correspondent à des réalités biologiques et sociales. De là, l’auteur analyse la mobilisation des concepts raciaux dans la recherche médicale. Ce, afin de sortir de l’impasse qui enferme la question de race dans les coordonnées exclusives de la construction sociale, ce qui reviendrait à ne retenir comme valide que le « concept de socialrace ». De ce fait, aucune interrogation de caractère médical ou biologique ne serait possible, si ce n’est à propos de prévalences pathologiques induites par des conditions sociales. En somme, l’enjeu est de réintroduire par un effort de réalisme l’existence de races, mais dans une version déflationniste, c’est-à-dire en minorant la profondeur des différenciations génétiques et en récusant toute tentation d’associer ces races à des caractères sociaux discrets.
Quel regard peut porter l’historien sur la méthode de philosophie analytique ? La temporalité historique à laquelle renvoie l’auteur se déploie en un triptyque : le présent des sociétés développées qui a vu le démantèlement des institutions ségrégationnistes (décolonisation, droits civiques, fin de l’apartheid) ; le passé du racisme moderne (eugénisme, colonialisme avec indigénat, législation Jim Crow, régime d’apartheid) ; et enfin, un passé seulement désigné comme « les cinq derniers siècles ». Ce déploiement sous-entend que l’histoire des concepts de race est le fruit de l’expansion européenne vers les Amériques, et ses corrélats en Afrique et en Asie. Or, le processus de hiérarchisation raciale des acteurs sociaux s’observe beaucoup plus tôt dans le Moyen Âge (et ailleurs qu’en Europe), à partir d’interdictions sexuelles et matrimoniales, soit bien avant le démarrage de l’expansion coloniale des Européens. De surcroît, ces prohibitions ne concernent pas seulement des personnes présentant des différences physionomiques visibles. C’est si vrai que, dans le cas de la prophylaxie contre le risque d’une contamination sexuelle par les Juifs, la chrétienté s’est dotée au Moyen Âge (1215) de l’outil de la distinction visible artificielle sur le vêtement.
Concernant la recherche sur la mise en contact des populations, le recours à l’expertise génétique est, sans aucun doute, indispensable. Les ressources qu’offre l’histoire comparée des langues auraient cependant pu être, elles aussi, mobilisées. Il est vrai que la formation du mythe indo-européen a fait l’objet d’usages racistes, entachant les premiers temps de la linguistique comparée. Mais, ne gagnerait-on pas à croiser les analyses bio-génétiques avec des connaissances tirées de l’évolution des langues et de leurs contaminations réciproques et asymétriques ?
Le raisonnement de Michael Hardimon, ce more geometrico de la philosophie analytique, est facile à suivre étant donné la rigueur de sa méthode. Loin de l’éloge de l’intuition, du ressenti et du sentimentalisme qui portent parfois préjudice à l’élaboration de connaissances crédibles en sciences humaines et sociales, il fait dialoguer la recherche philosophique et celle des sciences expérimentales de la vie. C’est pourquoi Hardimon s’abstient de se situer dans un contexte historique et social particulier, créant par ce silence l’impression d’une validité générale et transposable de ses analyses. Pourtant, au vu de la place première et centrale qu’il accorde à la visibilité de la différence dans la détermination des processus de racialisation (race racialiste et socialrace), sa réflexion apparaît comme étant l’émanation de la trajectoire historique singulière des États-Unis contemporains. Le fait est que le « concept minimaliste de race », sur lequel repose toute la construction, aborde le domaine de la race par la visibilité phénotypique de la différence raciale et ancre le raisonnement dans une expérience sociopolitique et une tradition intellectuelle qui ne sont pas transposables, telles quelles, en Europe. En somme, si cette proposition s’abstient de se situer, nous la recevons comme étant pourtant bien située.
Ces remarques ne signifient pas qu’il faudrait refuser de discuter avec la méthode et les conclusions proposées par Michael O. Hardimon. Bien au contraire, la publication en France de cet ouvrage offre une excellente occasion de clarifier nos propres concepts et, non moins, nos conceptions. Rares sont les livres de philosophie sur la race à nous faire réfléchir avec autant de puissance.
Pour citer cet article
Jean-Frédéric Schaub, « Repenser la race, un livre de Michael O. Hardimon », RevueAlarmer, mis en ligne le 11 juillet 2025, https://revue.alarmer.org/repenser-la-race-michael-o-hardimon/