08.07.21 Rhapsodie en bleu, un livre d’Andrea Serio

Décembre 1944. Atlantique Nord. Transport de troupes américaines en direction du terrain de guerre européen. Ciel et mer de plomb. Sur le pont, un soldat, Andrea Goldstein, devise avec un camarade pour tromper la peur. « Quand vient le souvenir ». Eté 1938 à Medea, sur le littoral istrien, terre irrédente aujourd’hui croate, mais alors italienne. Andrea revoit l’été solaire et enchanteur où, pourtant, tout a basculé.

Andrea Serio, Rhapsodie en bleu, traduit de l’italien par Hélène Dauniol Remaud, Futuropolis, 2020.

Le magnifique roman graphique d’Andrea Serio, Rhapsodie en bleu, adapté de l’ouvrage de Silvia Cuttin, Ci sarebbe bastato (« Cela nous aurait suffi ») retrace le destin d’une jeunesse juive italienne dont le monde s’est définitivement écroulé à l’été 1938 avec le lancement de la campagne antisémite du régime fasciste.

La version italienne a été publiée par les éditions Oblomov en 2019.

Le livre, non traduit en français a été publié par les éditions Epika en 2011.

Le titre est une reprise antiphrastique du « Dayenou »  (« cela nous aurait suffi » en hébreu), célèbre chant de la liturgie de la Pâque juive, où sont énumérés les bienfaits de Dieu lors de la sortie d’Egypte (et donc les dix plaies d’Egypte : « S’Il nous avait fait sortir d’Égypte sans châtier les oppresseurs, cela nous aurait suffi. S’Il avait châtié les oppresseurs sans frapper leurs dieux, cela nous aurait suffi » etc. ). Le livre de Silvia Cuttin évoque pour sa part les plaies qui se sont abattues sur une famille parce qu’elle était juive.  

Jusqu’au milieu des années 1930, l’Italie avait été relativement épargnée par la vague d’antisémitisme qui avait déjà déferlé sur le reste de l’Europe. L’attitude du fascisme à l’égard des Juifs connut un tournant à partir de 1937, alors que le fascisme cherchait à mobiliser la population italienne contre un nouvel ennemi intérieur, dans un contexte marqué, depuis la guerre d’Ethiopie, par un rapprochement avec l’Allemagne nazie. Le 14 juillet 1938, après plusieurs mois d’une intense campagne de presse antisémite, parut à l’instigation de Mussolini un texte connu sous le nom de « manifeste de la race » – proclamant l’existence d’une « race pure » italienne de « type aryen » dont les Juifs étaient exclus. S’en suivirent bientôt les premières mesures discriminatoires. Au mois d’août, le régime organisa un recensement raciste de la population juive. Puis, entre septembre et novembre 1938, il procéda à l’adoption d’une série de décrets précisant la définition de « l’appartenance à la race juive », décidant de l’expulsion des Juifs étrangers et transformant les Juifs italiens en de véritables parias (par des mesures allant de l’interdiction des mariages mixtes à l’expulsion du Parti fasciste, de l’armée, des syndicats, de l’école en passant par l’exclusion de l’enseignement, de l’administration, des entreprises d’intérêt national et des métiers de la banque et de l’assurance et par une limitation du droit de propriété). Rien n’avait préparé les Juifs présents dans la Péninsule à ce brusque changement de cap, dont ils accueillirent, pour la plupart, la nouvelle avec stupeur et incrédulité. L’édifice de la persécution d’État, mis en place en quelques semaines à l’été 1938, s’avéra néanmoins d’une efficacité redoutable.

Voir notamment Marie-Anne MATARD-BONUCCI, L’Italie fasciste et la persécution des juifs, Paris, PUF, 2012.

Tandis que Silvia Cuttin s’attachait à reconstruire, à partir d’une vaste documentation historique, le parcours d’une fratrie et d’une famille, Andrea Serio a choisi de se concentrer uniquement sur le destin du jeune Andrea Goldstein. De sa Trieste natale à son départ à New York puis à son retour en Italie en décembre 1944 dans les rangs de l’armée américaine.
Etats-Unis et retour. Son itinéraire n’est pas sans rappeler le parcours de Freddi Wolff, le protagoniste de la trilogie d’Axel Corti, Welcome in Vienna, contraint de fuir son Autriche natale après la Nuit de Cristal, passant par la France puis parvenant à s’exiler aux Etats-Unis avant de repartir libérer l’Europe en s’engageant dans l’armée américaine. Contrairement à Freddi Wolff, toutefois, Andrea Goldstein ne connaîtra pas l’Europe de l’immédiat après-guerre, puisqu’il meurt au combat le 4 mars 1945 sur l’Apennin tosco-émilien.

A la différence également du film-monument de Corti, Andrea Serio, tenu par le format du roman graphique, a opté pour une construction d’une très grande concision. Un texte resserré – dialogues, lettres, extraits de discours de Mussolini ou des textes des lois antisémites publiées à l’automne 1938 – et des dessins d’une très grande puissance évocatrice et émotionnelle, occupant souvent une demi-page, voire une pleine page ou une double page. A la manière de la « Rhapsody in blue » de Gershwin, l’ouvrage suit les méandres de l’itinéraire et des réminiscences du personnage principal en plusieurs temps, plusieurs moments musicaux, ayant chacun sa tonalité propre, chacun sa nuance de bleu.

Premières images décembre 1944 : Atlantique Nord, transport de troupes. Ocre des uniformes, bleu profond de la mer. L’horizon qui s’assombrit à mesure que le navire avance vers le front.

Puis premier flashback : Medea, été 1938. L’éblouissante clarté de la mer, couleur bleu vert, le soleil doré darde. Baignades, maillots et baigneuses. L’insouciance d’un dernier été de villégiature. Plaisanteries et rires adolescents. Petits soucis. Le cousin Martino prépare un examen de rattrapage de grec pour la rentrée. Les chansons, bande-son d’un été. Les filles et le dancing, le soir. Et soudain, le 5 septembre 1938 aux nouvelles radiophoniques, les « mesures pour la défense de la race dans l’école fasciste » : tous les élèves et les enseignants désignés comme étant de « race juive » sont chassés de l’école et de l’université italiennes Le dessin de Serio se resserre sur les trois cousins, les silhouettes se découpent sur fond blanc. Le décor, les couleurs, les passants et le monde disparaissent.

Trieste, septembre 1938. Une marée humaine se presse pour acclamer le discours de Mussolini sur la race. Une page entière de silhouettes indistinctes en noir et blanc. Seule la figure d’Andrea Goldstein se détache, s’éloigne, erre dans les rues, fixe du regard un immeuble, une façade, dans une sorte de marche d’adieu, et se perd dans la contemplation du bleu du ciel, d’un arbre.

Un mois plus tard, un intérieur bourgeois. Tons ocres. Un homme, une femme. Les parents d’Andrea. Cadrages cinématographiques : une horloge, un journal, les nouvelles. Des mains se tordent. Des cigarettes se consument dans le cendrier. Ils se procureront des passeports pour les enfants. Dehors, un passant insouciant chante.

Trieste, septembre 1939. Les adieux. Panoramique sur le quai bondé du port de Trieste, les silhouettes esquissées des émigrants qui se pressent. Les dessins de Serio charrient une mémoire visuelle et graphique – images d’archives, tableaux (probablement Gli emigranti, d’Angiolo Tommasi), réminiscences cinématographiques (peut-être Golden door d’Emanuele Crialese ?). L’émotion se lit dans les notations concises à l’extrême et le dessin de la ville qui s’éloigne et rétrécit jusqu’à se fondre et disparaître dans le bleu de la mer.

Autre mer, autres couleurs. Port de Naples, 25 décembre 1944. Le brun des épaves échouées, la mer bleue, la silhouette brune et blanche du Vésuve. Des troupes, des ruines, des jeeps qui avancent en colonne. Puis janvier 1945, sable blond, pinède de San Rossore. Une colonne américaine avance sur la côte aux environs de Pise, dans un paysage paradoxal : la guerre dans un décor balnéaire, croqué en plein hiver.

Automne 1942, New York. Andrea en immigrant fraîchement débarqué, logé dans le Bronx et alternant travail et cours du soir. Un flirt. Intérieurs de diners à la Hopper. Images de rues et gratte-ciels à la Stieglitz et à la Abbott. Des espoirs. Mais l’inquiétude monte. Vient la décision de l’engagement.

Camp Hale Colorado. Andrea à l’entraînement. Etendues montagneuses ensevelies sous une épaisse couche de neige blanche. Baraquements militaires. Les jeunes recrues défilent au pas, à l’entraînement, dans une pose futuriste, semblant tout droit sortie d’une affiche publicitaire des années 30.

D’une montagne, l’autre. Apennin tosco-émilien, 4 mars 1945. L’infirmier Andrea et son unité au combat. Une action risquée pour récupérer un camarade blessé. Le dessin se fait toujours plus abstrait, un à-plat brun figure une butte. Puis le coup mortel. Seul un trait brun traverse la vignette.
Comme dans un ultime sursaut du souvenir, les dernières pages de l’ouvrage nous ramènent au soleil merveilleux de l’été 1938 à Medea. Andrea accompagne son cousin Martino au car qui le ramène en ville à la fin de l’été. L’ouvrage s’achève sur cet adieu et l’image du bleu du ciel. Et, dans un terrifiant contraste, sur une note explicitant le sort des deux cousins : Andrea mort au combat ; Martino déporté, qui fera partie des très rares survivants italiens d’Auschwitz. Suit une copie autographe d’une lettre adressée par Andrea à sa cousine Cati durant sa période de formation militaire.

Dans un ouvrage récent, s’interrogeant en tant qu’enseignant et acteur de mémoire, sur les politiques publiques de la mémoire mises en œuvre en Europe depuis plus de vingt ans, l’historien italien Alberto Cavaglion appelait à « décontaminer les mémoires » : à miser sur une pédagogie de l’histoire et de la littérature, plus que sur une pédagogie des lieux. A préférer aux voyages scolaires type « trains de la mémoire », des parcours littéraires. Et à ne pas se contenter, dans les conseils de lecture prodigués aux jeunes générations, uniquement de témoignages de l’horreur, mais à retrouver par la littérature la trace des mondes et des vies que la Shoah a engloutis.


Alberto Cavaglion, Decontaminare le memorie. Luoghi, libri, sogni, ADD Editore, 2021.

Dans cette perspective, le roman graphique d’Andrea Serio, témoignage d’un monde disparu aussi bien qu’évocation de la guerre, pourrait s’avérer pédagogiquement très efficace. Le format graphique, immédiatement accessible pour des élèves, pourrait permettre de trouver un point d’entrée pour présenter l’histoire de l’antisémitisme fasciste et de l’Italie dans le second conflit mondial. L’ouvrage pourrait être exploité en cours d’histoire, en fin de séquence ou en introduction. Il pourrait également servir de support dans un projet mené conjointement avec des professeurs de lettres : le choix du dessinateur de laisser parler les images, sans commentaire, pourrait servir de point de départ à des exercices de rédaction et d’imagination des élèves. En version originale, il pourrait également être utilisé en cours d’italien – en 3e aussi bien qu’au lycée : axe « le passé dans le présent » en seconde ou axes « territoire et mémoire » ou « fictions et réalités » du cycle terminal, pour des exercices de compréhension écrite, aussi bien que comme point de départ d’un travail d’expression écrite ou orale.

Pour citer cet article

Paola Bertilotti, « Rhapsodie en bleu, un livre d’Andrea Serio », RevueAlarmer, mis en ligne le 12 juillet 2021, https://revue.alarmer.org/rhapsodie-en-bleu-un-livre-dandrea-serio/

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