08.05.23 Sororité et colonialisme : Françaises et Africaines au temps de la guerre froide (1944-1962), un livre de Pascale Barthélémy

Pascale Barthélémy retrace l’histoire d’une (im)possible alliance entre militantes françaises et africaines francophones dans une période de lutte à la fois anticoloniale et féministe. Issu de son habilitation à diriger des recherches, ce livre est la seconde monographie de l’historienne. Son premier ouvrage retraçait les parcours de jeunes femmes africaines passées par l’école normale de Rufisque au Sénégal et l’école de médecine de l’Afrique Occidentale Française, qui étaient devenues infirmières, sages-femmes ou enseignantes. Ici, nous quittons l’histoire de l’éducation pour celle des militantismes transnationaux, dans le prolongement de la recherche précédente, en suivant les parcours biographiques de femmes africaines lettrées et militantes, et en analysant les relations ambigües entre Européennes et Africaines dans les colonies.

L’autrice propose une comparaison entre deux organisations : la Fédération démocratique internationale des femmes (FDIF) et l’Association des femmes de l’union française (AFUF). La FDID est communiste et rassemble des femmes de tous les continents. Proche du christianisme social, l’AFUF elle ne rassemble que des femmes issues de l’Empire français, Françaises ou Africaines. Ces deux associations, fondées en 1945, visent chacune à leurs manières la promotion des droits des femmes.

Pascale Barthélémy, Africaines et diplômées à l’époque coloniale, 1918-1957, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Histoire », 2010.

Pascale Barthélémy, Sororité et colonialisme : Françaises et Africaines au temps de la guerre froide (1944-1962), éditions de la Sorbonne, 2022.

Construit de manière chronologique (quoique certains chapitres se recoupent parfois du point de vue temporel), l’ouvrage navigue entre de nombreux territoires, de la France au Sénégal, en passant par le Cameroun, le Mali ou la Tanzanie, mais aussi la Suisse ou la Hongrie. Pascale Bathélémy s’appuie sur des fonds d’archives européens, sénégalais et maliens dont les limites et les intérêts sont présentés de manière particulièrement transparente (p. 30-35). La recherche se fonde aussi sur des entretiens réalisés auprès de femmes d’Afrique de l’Ouest ainsi que sur des témoignages publiés, notamment les mémoires de militantes africaines.

Une sororité limitée

Le premier chapitre atteste à quel point l’hypothétique « solidarité de genre » (p. 61) entre femmes françaises et africaines n’allait pas de soi. Les luttes des Sénégalaises pour l’obtention du droit de vote suscitent auprès des femmes françaises vivant dans cette colonie sont soit l’indifférence soit l’hostilité. Dans des courriers où « le racisme s’exprime sans retenue » (p. 56), une partie d’entre elles fustigent l’analphabétisme des Sénégalaises, voire leur défaut de « civilisation ».

L’attention de l’historienne se porte, dans le deuxième chapitre, sur la composition des associations, la FDIF et l’AFUF. Au sein de la première, les femmes venues de colonies françaises font figure d’exception : seules une Vietnamienne et une Algérienne sont présentes lors de son congrès fondateur de 1945. S’agissant de l’AFUF, deux femmes sont plus particulièrement sous la focale de l’historienne : Jane Vialle (p. 73-77), et Marie-Hélène Lefaucheux (p. 77-79). La première est franco-congolaise et membre fondatrice de cette structure coloniale. Elle croit aux « promesses de la France républicaine » et ne revendique pas une rupture avec la France, mais plutôt une « transformation profonde de la relation coloniale » (p. 77). Comme Jane Vialle, la Française Marie-Hélène Lefaucheux, est elle aussi une ancienne résistante. Toutes deux militent pour l’amélioration des conditions des femmes dans les colonies au sein d’une structure qui, au nom d’un passé résistant, vise une union des femmes  fondée sur des liens affectifs et politiques.  

« L’impérialisme au féminin » contre « l’internationale des mères »

Le troisième chapitre s’attache à la manière dont ces deux associations, au positionnement différent vis-à-vis des mouvements anticoloniaux et de leur répression, pensent les droits sociaux, économiques et politiques des Africaines. Quand les femmes de l’AFUF, sous la forme d’un « impérialisme au féminin » (p. 88), occultent largement l’ensemble des violences coloniales, la FDIF, elle, est résolument anti-impérialiste et milite pour une « internationale des mères » (p. 94).

Au fil des analyses, Pascale Barthélémy revient sur les débats historiographiques relatifs à son objet et nous rappelle que la Fédération, considérée comme le bras armé de l’URSS, a vu sa dimension féministe occultée. Pourtant, les travaux de chercheuses comme Francisca De Haan, sur lesquels s’appuie Pascale Barthélémy, insistent sur la place de la défense des droits des femmes pour cette organisation. L’historienne revient en particulier sur le Congrès des mères organisé à Lausanne en 1955 qui « exalt[e] une maternité à la fois pacifiste et combattante, [qui] peut aussi devenir levier d’action politique » (p. 103). L’autrice montre aussi que la Fédération tient une ligne politique anticoloniale explicite (notamment à propos des manifestations de femmes en Côte d’Ivoire en 1949 ou des exactions à Madagascar en 1947). 

Francisca De Haan, « Continuing Cold War Paradigms in Western Historiography of transnational Women’s Organisations: the Case of the Women’s International Democratic Federation (FDIF) », Women’s History Review, vol.  19, n°4, 2010, p. 547-573.

Le quatrième chapitre prend pied en Afrique pour nous montrer comment des militantes africaines ont pu mobiliser l’arène internationale pour lutter contre la répression coloniale. Ainsi, en dialogue avec le travail d’Henriette Diabaté sur l’histoire du militantisme anticolonial des Ivoiriennes, Pascale Barthélémy montre combien leur lutte était ancrée dans une histoire mondiale des mouvements sociaux. La militante ivoirienne Célestine Ouezzin Coulibaly et ses camarades sont en cheville avec la FDIF, et le Rassemblement démocratique africain, le principal parti anticolonialiste d’Afrique occidentale française. Le combat de Coulibaly et de ses camarades trouve des échos en France, auprès de syndicalistes, ou en République populaire de Chine.

Pascale Barthélémy interroge la position de ces militantes africaines, à la croisée des mouvements anticoloniaux, d’une part, et des organisations internationales de femmes, d’autre part. Les premiers relèguent souvent les femmes à des rôles d’auxiliaires. Les militantes africaines protestent contre cet état de fait, comme c’est le cas pour Coulibaly au sein du Rassemblement démocratique africain (p. 129). L’AFUF et la FDIF ont un positionnement politique opposé face aux organisations internationales de femmes. En effet, le chapitre cinq montre comment, pendant la même période, la FDIF devient une ressource pour les militantes coloniales africaines, tandis que l’AFUF continue de proposer un modèle de mission civilisatrice imprégnée de stéréotypes racistes et sexistes (p. 151). Premièrement, l’association met en œuvre des activités culturelles, festives et politiques à Paris, visant la promotion d’une « culture impériale au sein de laquelle les femmes de métropole et des colonies ont toute leur place » (p. 161). Ensuite, des jeunes filles africaines sont soutenues pour effectuer des études « utiles » en France (majoritairement pour devenir institutrices, sage-femmes ou infirmières, voire couturières ou assistantes sociales).

Dans cette section, on partage d’ailleurs la frustration de Pascale Barthélémy, qui au-delà de témoignages de reconnaissance convenus (p. 174), a peiné à retrouver la voix de ces étudiantes. Le troisième pan d’activité est celui opéré par des comités locaux, qui travaillent de concert avec les services de l’action sociale coloniale, dans différentes colonies. Dans ces deux chapitres, Pascale Barthélémy met l’accent sur l’ambivalence des positions des métropolitaines comme des Africaines, les unes et les autres étant loin de tenir des positions stables et navigant bien souvent entre condescendance, solidarité et affection, entre militantisme, réformisme et conservatisme.  

Henriette Diabaté, La marche des femmes sur Grand-Bassam, Abidjan, Nouvelles Éditions africaines, 1975.

Décolonisation et Guerre froide au prisme des associations de femmes

Le sixième chapitre aborde de front la Guerre froide qui donne son titre à l’ouvrage. Il explore les tensions entre communistes (ou apparentées communistes) d’une part, et partisanes de l’AFUF, d’autre part. Pascale Barthélémy montre les difficultés de l’AFUF, qui s’associe avec les femmes des généraux français d’Algérie en 1958, appelant à « la solidarité entre des Algériennes et des Françaises » (p. 229). L’articulation entre la « cause des femmes » (expression empruntée à Laure Bereni) et l’activisme procolonial y est particulièrement explicite. En parallèle, côté communiste, le chapitre se tourne une fois encore vers des rencontres internationales : la Conférence mondiale des travailleuses de Budapest en 1956 et le congrès de la Fédération internationale des femmes à Vienne en 1958. L’historienne traite de la répression subie par les déléguées africaines impliquées dans les conférences communistes et les réseaux de solidarités et de soutien transnationaux qu’elles déclenchent (particulièrement au Cameroun, p. 208-209). Elle signale au passage la condescendance des observateurs policiers des organisations de femmes en Afrique (p. 200-202) qui, en 1958, « surveillent plus que jamais la participation des Africaines à des congrès internationaux et se méfient de l’influence de la FDIF » (p. 214), alors que le ton des discours est véhément à l’encontre du colonialisme. 

Enfin, le septième et dernier chapitre aborde les indépendances. Pascale Barthélémy porte son attention sur une conférence internationale organisée à Addis Abeba en 1960 et où Marie-Hélène Lefaucheux (dont la présence est largement critiquée par la Malienne Aoua Keita) tente de défendre son bilan et revendique une unité française en Afrique, plutôt que panafricaine. Face à la conférence « La femme africaine trace son avenir » (Ibadan, 1960), anglophone et autonome, Marie-Hélène Lefaucheux fait des pieds et des mains pour organiser un évènement concurrent, francophone et francophile (Yaoundé, 1962). Non seulement cette rencontre assume son passé colonial, mais elle montre combien les associations nationales de femmes, liées aux gouvernements, « ont des histoires diverses et des préoccupations partagées » (p. 259), notamment une volonté de promouvoir le modèle conjugal chrétien monogame.

En parallèle, nombre d’Africaines, anglophones et francophones (particulièrement les Maliennes et les Guinéennes), renforcent leurs liens avec la FDIF appelant à « décoloniser les esprits » et à préserver « les libertés démocratiques dans les États indépendants » (p. 270). Pour Aoua Keita, cela se traduit par un féminisme « nationaliste, internationaliste et africain » (p. 275) et son implication aux côtés de la Guinéenne Jeanne Martin Cissé pour fonder une « union panafricaine des femmes autonomes » (p. 279). Cette Conférence des femmes africaines organise la rencontre de Dar-es-Salam, et devient la Panafricaine en 1974.

Une autre histoire des militantismes 

L’ouvrage de Pascale Barthélémy se construit en dialogue avec d’autres travaux récents sur l’histoire des militantismes des femmes africaines, qu’elles soient impliquées dans des combats anticoloniaux ou féministes, notamment ceux de Rose Ndengue, d’Annette Joseph-Gabriel, de Sara Panata et d’Ophélie Rillon, mais aussi avec les travaux sur la citoyenneté en Afrique de l’Ouest francophone, particulièrement de Frederick Cooper , ou les militantismes transnationaux comme ceux de Francisca De Haan. 

Rose Ndengue, « Mobilisations féminines au Cameroun français dans les années 1940-1950 : l’ordre du genre et l’ordre colonial fissurés », Le Mouvement Social, , no 255, 12 juillet 2016, p. 71‑85 ; Joseph-Gabriel Annette K., Reimagining Liberation: How Black Women Transformed Citizenship in the French Empire, Urbana, University of Illinois Press, coll. « New Black studies series », 2020 ; Sara Panata, Mouvements féminins, dynamiques de genre et circulations des féminismes au Nigéria (années 1940 – années 1990), Thèse de doctorat, Université Paris 1, Paris, 2020 ; Ophélie Rillon, Le genre de la lutte: Une autre histoire du Mali contemporain (1956-1991), Lyon, ENS Editions, coll. « perspectives genre », 2022.

Frederick Cooper, Français et Africains ? Être citoyen au temps de la décolonisation, traduction de Christian Jeanmougin, Paris, Payot, 2014.

L’apport de Pascale Barthélémy est surtout d’intégrer l’histoire des mouvements de femmes à une histoire globale du militantisme. Pour ce faire, elle propose une histoire croisée des militantismes francophones entre la France et les colonies d’Afrique. En décryptant les mille et une manière dont Africaines et Françaises se sont rencontrées, associées, ou tournées le dos, et surtout la manière dont les unes et les autres se sont intégrées à des mouvements plus larges (notamment panafricains et socialistes), elle propose une véritable histoire connectée de l’Afrique. Le choix de se concentrer sur deux structures permet d’ancrer cette histoire globale. Toutefois, on regrette parfois que l’inaccessibilité de certains fonds d’archives (signalée par l’autrice) ne permette pas d’approfondir certaines thématiques, et notamment de mieux entendre les voix des actrices africaines. L’expertise reconnue de l’historienne de l’Afrique occidentale française (et de ses archives) depuis ses premiers travaux la conduit à donner plus d’épaisseur aux trajectoires des Françaises et Sénégalaises en tant que groupes sociaux dans cette histoire connectée parfois au détriment des femmes originaires d’Afrique centrale, du Nord ou de Madagascar dont seules certaines figures se détachent. Si la littérature permet d’y pallier (par exemple les travaux de Rose Ndengue sur le Cameroun ou ceux d’Henriette Diabate sur la Côte d’Ivoire), on s’interroge parfois (d’ailleurs, bien souvent, avec l’autrice) sur l’ampleur des mouvements sociaux locaux et leurs ramifications locales. 

La dimension comparative de l’ouvrage est très claire, particulièrement didactique dans les conclusions des chapitres 2, 3, 6 et 7. Le chapitre 6 explore en détail les interactions et tensions entre les deux structures, et souligne la difficile « coexistence pacifique » (p. 234) entre les Africaines de l’un et l’autre mouvement. Dans le même ordre d’idées, dans le chapitre suivant, les interactions entre la Française Marie-Hélène Lefaucheux et la Malienne Aoua Keita lors de la conférence d’Addis Abeba en 1960 sont passionnantes (p. 238-244). Cette comparaison permet de comprendre les différentes positions choisies par les Françaises et les Africaines au cours des années 1940-60 et les opportunités qu’elles pouvaient saisir. Les archives de l’AFUF (et notamment les correspondances de Marie-Hélène Lefaucheux) permettent de décrypter l’ambiguïté des relations amicales entretenues au sein de cette structure. Toutefois, l’absence d’archives avec une profondeur équivalente du côté de la FDIF empêche de faire le même travail. D’autres fonds émergeront peut-être pour de futures recherches, à consulter en Europe de l’Est, en Asie, ou en Afrique, notamment dans les villes  où se sont tenus les congrès explorés dans l’ouvrage (Vienne, Lausanne, Budapest, Dar-es-Salam).

L’ouvrage détaille des parcours biographiques encore trop méconnus de l’histoire politique, et qui seront fort précieux pour les personnes intéressées par l’histoire des femmes, des mouvements sociaux, de la politique française ou des décolonisations. On trouve ainsi des détails précis et inédits sur la diversité des parcours de vies de ces militantes (qui trouveraient une place de choix dans le Maitron puisque bon nombre d’entre elles n’y sont pas encore). Fourmillant de détails, le livre propose ainsi une précieuse prosopographie des femmes françaises et africaines impliquées dans les deux structures analysées, donnant un tableau nuancé des trajectoires sociales, politiques, familiales et scolaires des militantes. Toutefois, cette multiplication de sigles, de noms et de lieux et d’institutions peut troubler la lecture, le souci du détail et de l’exhaustivité nuisant parfois au fil rouge de l’ouvrage. Généraliser les annexes, sur le modèle des courtes biographies des membres du congrès fondateur de la Fédération démocratique internationale des femmes (p. 329-332) ou par un accès en ligne aux biographies, en complément de l’ouvrage, aurait pu pallier cet écueil. 

Ce dictionnaire biographique consacré aux mouvements sociaux a notamment une section dédiée aux biographies de militants et militantes africaines, le Maitron Afrique. Voir https://maitron.fr/

Dans l’ensemble, cette histoire d’une « sororité » contestée invite autant à repenser l’histoire des militantismes qu’à ancrer la pratique militante féministe française contemporaine dans l’histoire. Alors que les mouvements féministes français sont bousculés par les demandes des militantes afro-féministes, qui interrogent leurs présupposés universalistes, un tel ouvrage d’histoire résonne de manière particulièrement contemporaine. C’est notamment vrai lorsque Pascale Barthélémy montre combien, dans les années 1940, « la relation de solidarité entre colonisatrices et colonisées » peut s’inscrire dans une relation hiérarchique, le terme « sœur » entraînant certes solidarité et affection, mais aussi condescendance et hiérarchie entre les femmes « éclairées », d’une part, et leurs sœurs « oppressées », de l’autre (p. 89). La rhétorique dépolitisée de l’AFUF est ainsi marquée par un lexique de l’affection qui va de pair avec le « paternalisme et la condescendance » (p. 179). Barthélémy démontre efficacement combien cette sororité va alors de pair avec une occultation des violences coloniales. Si, pour sa part, la FDIF est anti-impérialiste, les deux structures se rejoignent pourtant bien souvent. Les deux associations militent pour l’épanouissement des femmes par l’éducation et le travail, tout en proposant une vision qui combine différentialisme et universalisme. L’ouvrage propose une analyse au plus près des actrices et des institutions et, si l’on aurait parfois aimé que Pascale Barthélémy saute le pas et éclaire les mouvements féministes contemporains (transnationaux, hexagonaux ou africains), cette histoire des luttes de femmes pendant la Guerre froide et les indépendances est bel et bien passionnante. 

Charlène Calderaro et Éléonore Lépinard, « Intersectionality as a new feeling rule for young feminists: Race and feminist relations in France and Switzerland », European Journal of Women’s Studies, vol. 28, no 3, 2021, p. 387‑404.

Pour citer cet article

Claire Nicolas, « Sororité et colonialisme : Françaises et Africaines au temps de la guerre froide (1944-1962), un livre de Pascale Barthélémy », RevueAlarmer, mis en ligne le 5 mai 2023, https://revue.alarmer.org/sororite-et-colonialisme-francaises-et-africaines-au-temps-de-la-guerre-froide-1944-1962-un-livre-de-pascale-barthelemy/

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