29.01.21 Traitements discriminatoires en Gold Coast : une lettre en soutien à une médecin métisse (1934)

Collège Achimota, Accra, 24 décembre 1934

A l’honorable Secrétaire aux Colonies, Secrétariat, Accra

Monsieur,

Je vous écris à propos des conditions offertes au Dr Agnes Savage pour son transfert d’Achimota vers le département médical et [l’hôpital de] Korly Bu. Ce n’est pas à la demande du Dr Savage que je vous écris, mais de ma propre initiative. Le Dr Savage est d’ascendance africaine du côté de son père ; elle n’a pas été élevée en Afrique, mais à Edinbourg, où elle a obtenu son diplôme avec mention. Elle a été recrutée en Angleterre pour le service colonial et affectée dans le département médical à un poste subalterne. Elle ne m’a rien dit, mais d’autres m’ont raconté qu’elle avait été très mal traitée par l’office colonial.

Quand je suis rentré en Grande-Bretagne pour mes congés, le sous-secrétaire d’Etat de l’époque m’a interrogé au sujet de son poste. Je ne savais rien. Mais il avait l’impression qu’une injustice avait été commise. Ce n’était pas une Africaine recrutée en Afrique. Son foyer, sa vie, son expérience professionnelle étaient en Angleterre. J’ai dit que j’irais la voir à mon retour en Gold Coast.

La grande dépression se faisait alors sentir dans tous les domaines. Sir Ransford Slater espérait voir changer la situation du Dr Savage mais il ne savait comment s’y prendre. Je découvris que c’était une bonne biologiste et qu’elle pourrait grandement aider notre équipe en tant qu’enseignante. Elle a été affectée à un poste d’enseignante confirmée, pour un salaire annuel de 480£ et aux conditions de congés habituellement proposées pour le personnel européen (une semaine de congé pour chaque mois de travail accompli). 

Elle a effectué un excellent travail comme enseignante, comme responsable d’un groupe d’internes, comme médecin pour les plus jeunes et pour les femmes et s’est montrée empressée et loyale comme membre du personnel. Elle a été titularisée par le Conseil d’établissement. 

Elle aspire à un poste qui fasse appel à plus d’expérience médicale que ce qu’elle peut obtenir à Achimota. Elle sait très bien que l’internat de sages-femmes de Korly Bu a besoin d’une responsable et a donc accepté cette mutation. 

Mais je ne pense pas que les conditions qui lui sont offertes soient justes. Elle y perdra considérablement en termes de droits à la retraite, de congés et de droits de passage. On ne peut pas du tout dire qu’elle soit une recrue locale. Il existe une échelle des salaires pour les Africains et une pour les Européens. Mais à ce que je sais, la raison en est que les Africains ont beaucoup moins de dépenses dans ce pays, dont ils connaissent le marché et la langue. 

Ces raisons ne s’appliquent pas dans le cas du Dr Savage et je ne vois pas ce qui fonde cette discrimination, si ce n’est la colour bar comme aux Etats-Unis ou en Afrique du Sud. Mais alors, ceci serait nouveau en Afrique de l’Ouest et à mon avis, cette politique serait à la fois mal inspirée, injuste et peu souhaitable. 

Je ne demande pas à ce que le Dr Savage soit payée à l’égale d’un médecin si son poste est considéré comme plus pédagogique que médical. Mais il faut qu’à tout le moins, elle conserve son grade actuel et ne descende pas en dessous en termes de droits à la retraite ou de congés. Elle n’est pas mieux armée ou adaptée pour ce climat que l’Européen moyen. Elle ne ménage pas sa peine au travail et jusqu’à présent elle a bien mérité tous ses congés. 

Je sais que le Dr Savage a accepté cette mutation aux conditions qu’on lui a proposées mais j’estime qu’il n’est pas normal de lui offrir de telles conditions. Que le poste soit habituellement assorti de telles conditions, si c’est ce qu’il vaut, pourquoi pas ? Mais nous avons dans le Dr Savage une personne exceptionnellement qualifiée pour remplir cette fonction si indispensable. Non seulement elle s’est distinguée comme médecin mais encore, elle s’est formée comme enseignante, a acquis de l’expérience comme professeur et comme responsable d’internat. C’est elle qui va créer la nouvelle fonction. Ma proposition ne coûterait rien pour les finances de l’an prochain, et très peu par la suite ; et elle ne serait pas simplement juste : elle serait aussi avisée. 

J’ai l’honneur, monsieur, d’être votre dévoué serviteur, 

A. G. Fraser, Principal

Traduction : Anne Hugon

Le Département médical est l’ancêtre du Ministère de la Santé en Gold Coast et l’hôpital de Korle Bu (diversement orthographié) est l’hôpital inauguré en 1928 dans la capitale, Accra, pour les patients africains.

L’expression anglaise de House mistress renvoie au fait que les internes du College sont organisés en petits groupes qui forment des communautés « familiales », dans des bâtiments appelés House, et sous la supervision d’une personne adulte.

Les droits de passage comprennent le coût du billet aller-retour en bateau pour la Grande-Bretagne. Les contrats des fonctionnaires coloniaux comprennent une clause stipulant que le coût de ce voyage est à la charge du gouvernement, à raison d’un trajet par an.

Lettre conservée aux Archives nationales du Ghana, Accra. African Personnel, dossier Agnes Savage.

Une lettre adressée à l’institution coloniale britannique (source)

Le document est une lettre – presque une pétition – adressée au secrétariat du gouverneur de la Gold Coast, colonie britannique d’Afrique occidentale fin 1934. Son auteur est Alec Garden Fraser, directeur du très prestigieux établissement scolaire appelé Achimota College, situé à quelques kilomètres au Nord d’Accra, la capitale de cette colonie. Achimota College, dont les classes vont du primaire à la fin du secondaire, a été fondé sept ans plus tôt par le gouverneur Guggisberg, pour former une élite locale capable d’assister les colonisateurs. Dans cette lettre, le principal de ce College déplore le traitement réservé par l’administration à la doctoresse Agnes Savage, une Britannique métisse qui vient d’être versée au corps des fonctionnaires africains. Ce document atteste à la fois l’indignation de Fraser, qui dénonce une logique raciste ; et l’existence d’un traitement effectivement discriminatoire à l’égard de cette femme médecin.

Les colons s’installent à titre individuel sur des terres et pour le long terme (colonies de peuplement comme l’Algérie ou l’Afrique du Sud). Les colonisateurs sont les Britanniques qui gèrent administrativement ou exploitent économiquement la colonie.

Une colonie d’exploitation sous-peuplée (contexte)

La Gold Coast est considérée par les autorités coloniales britanniques comme une réussite en matière coloniale dans l’entre-deux-guerres. La conquête, achevée à la fin du XIXe siècle, a façonné un territoire d’une taille comparable à la Grande-Bretagne. C’est une colonie d’exploitation et non de peuplement où la terre est restée aux mains des autochtones. Dans les années 1920, le gouverneur Guggisberg, considéré comme progressiste, lance plusieurs projets destinés à moderniser la colonie : ouverture d’un port en eau profonde, inauguration d’un grand hôpital pour Africains dans la capitale (l’hôpital de Korle Bu ou Korly Bu), et du lycée d’Achimota. Le développement de la culture du cacao va assurer la prospérité de la colonie pendant toutes les années 1920.

Une préoccupation hante cependant les autorités coloniales : la colonie serait (comme le reste de l’Afrique) trop peu peuplée pour assurer son bon développement. Elles se font donc un devoir de mettre en place des mesures destinées à accroître la population locale. Alors que dans d’autres colonies, on impute la faiblesse démographique à l’incidence des maladies vénériennes ou à la longueur de l’intervalle intergénésique, en Gold Coast, les autorités médicales se convainquent que la dépopulation est due au très fort taux de mortalité infantile. En 1917, un rapport d’enquête médicale commandée par le gouverneur conclut en ce sens, et attribue la responsabilité de la mortalité infantile à l’incurie des mères, et secondairement, la responsabilité de la mortalité maternelle aux accoucheuses.

L’arrivée de femmes médecins britanniques dans la colonie de Gold Coast correspond donc à un plan de lutte contre ce double fléau de la mortalité infantile et maternelle. Employées par le gouvernement dès le milieu des années 1920, ces doctoresses sont systématiquement affectées à la médecine préventive destinée aux femmes et aux enfants (ce qu’on appellera quelques années plus tard en France la « Protection Maternelle et Infantile » ou PMI). Cette médecine se déploie dans des centres de type dispensaire, où l’on suit les grossesses pour dépister d’éventuelles complications, et où l’on donne des conseils aux mères en matière de soins aux enfants. A la fin des années 1920, on compte une demi-douzaine de centres de PMI implantés dans le tiers sud du pays (la colonie « utile »), sans compter la Maternité d’Accra qui a ouvert en 1928. En tout, neuf femmes médecins travaillent dans l’un ou l’autre de ces établissements. Le Dr. Agnes Savage, jeune et brillante médecin, est l’une d’entre elles.

Dr. Agnes Savage (1906-1964)
Archives Nationales du Ghana (PRAAD, Public Records and Archives Administration Department)

La différence tient à ce que la population blanche est très réduite et ne comprend pas de « colons », qui sont ceux qui s’installent à titre individuel, pour un avenir long, avec le projet de « faire souche », généralement sur des terres spoliées aux autochtones. Dans les colonies d’exploitation, les Européens sont des administrateurs, et des personnels techniques au service de la colonisation et quelques employés du secteur privé (agents commerciaux, ingénieurs, contremaîtres…) ; on peut y ajouter quelques missionnaires.

Temps écoulé entre deux naissances successives.

C’est-à-dire celle qui est développée sur le plan économique et comprend la plupart des villes et infrastructures.

Les catégorisations de l’administration coloniale. Points d’intérêt

La spécificité de Miss Savage est qu’elle est métisse : son père est nigérian et sa mère, écossaise. Pour autant, comme le signale l’auteur de la lettre, elle est elle-même britannique : née et ayant grandi en Grande-Bretagne, elle ne connaît pas plus la Gold Coast que ses confrères et consœurs envoyés de métropole. Mais ces derniers sont invariablement blanches ou blancs.

Or, à l’époque, les services publics de la colonie sont divisés en deux catégories : « personnel africain » et « personnel européen ». Comme on le comprend à la lecture de la lettre, la principale différence est d’ordre salarial. A qualifications égales (car il existe des médecins africains, diplômés en Grande-Bretagne et revenus pratiquer dans leur territoire d’origine), les Européens sont bien mieux payés (avec des salaires jusqu’à deux fois supérieurs), en plus d’avantages supplémentaires tels que des congés plus nombreux et fréquents, des logements ou véhicules mis à leur disposition, des domestiques salariés par le gouvernement, et le règlement sur les deniers publics du prix de leur retour régulier en Angleterre.

Dès sa première affectation en PMI, Miss Savage est traitée différemment de ses consœurs. Alors que ces dernières, qui font partie du personnel européen, ont le statut de Woman Medical Officer , Agnes Savage a été recrutée comme Junior African Medical Officer, sous-catégorie du « personnel africain ». C’est le directeur des Services médicaux qui a fait cette proposition à l’Office des Colonies en septembre 1929. Le fait qu’elle ait accepté ce statut en dit assez long sur ses espoirs quant à un traitement égalitaire. D’ailleurs, plusieurs années après son recrutement, ce n’est pas elle mais un tiers qui proteste contre cette discrimination. L’auteur de cette lettre se trouve informé de sa situation quelque peu fortuitement : c’est parce qu’elle a été recrutée temporairement comme enseignante que le directeur du lycée d’Achimota a découvert son statut.

De fait, le Dr. Savage ne jouit d’aucun des avantages dévolus au personnel européen – auxquels elle a pourtant droit, y compris dans la logique purement coloniale, puisqu’elle n’est pas africaine. Sans le dire explicitement, Alec Fraser dénonce une dérive raciste qui fait considérer Miss Savage comme africaine en raison de ses origines et de sa couleur. Il s’insurge contre le fait qu’elle soit considérée comme africaine alors même qu’elle est britannique de naissance et de culture. En fait, il dévoile et critique la logique de l’administration qui semble avoir du mal à concevoir qu’on puisse être britannique et métis. Pour le dire autrement, lui qui réfléchit en termes culturels, accuse l’administration d’avoir pensé en termes raciaux.

Femme médecin (le terme officer n’a pas de connotation militaire dans ce cadre).

L’un des points les plus remarquables de ce document est l’opposition établie entre la Gold Coast et deux autres pays : les Etats-Unis et l’Union sud-africaine. En mentionnant la « barrière de couleur » (colour bar) qui y prévaut, l’auteur de la lettre rappelle que ce type de discrimination n’existe pas officiellement en Gold Coast (ni d’ailleurs en Grande-Bretagne). Ceci est d’autant plus important qu’en Gold Coast, l’élite urbaine locale, diplômée, chrétienne, anglophone et pétrie de culture britannique, lutte contre le racisme qui, bien que non institutionnalisé, reste consubstantiel à la colonisation. Par voie de presse ou dans les assemblées politiques, cette élite rappelle régulièrement qu’à la différence des colonies de peuplement, la ségrégation légale n’a pas sa place en Gold Coast.

D’ailleurs, les autorités coloniales adoptent le même discours (même si cela reste très théorique) et fustigent officiellement le racisme : ainsi, en 1927, le gouverneur Guggisberg a-t-il désavoué et qualifié de « lamentable » une protestation de fonctionnaires blancs, ulcérés de devoir consulter, en cas de maladie, un médecin noir.

L’intérêt de cette lettre est de montrer toute la complexité du racisme dans la situation coloniale de la Gold Coast des années trente : bien qu’officieux, il est patent dans le cas du traitement discriminatoire réservé à Agnes Savage. Pour autant, puisqu’il n’a pas de fondement réglementaire ou légal, il reste condamnable et est fermement condamné par l’auteur de cette lettre.

Cette missive plonge l’administration dans un certain embarras, dont témoignent les commentaires marginaux rédigés par l’employé qui a annoté la lettre, mélange de malaise et de mauvaise foi. Ainsi, en face du passage où Fraser évoquait le coût de la vie et la connaissance des langues locales, on trouve un commentaire stipulant : « Pas entièrement, c’est la question de “l’expatriation” », argument qui n’a guère de sens concernant Agnes Savage puisqu’étant britannique, elle est précisément expatriée.

Enfin, en regard de l’impertinente (mais très pertinente) comparaison avec l’Afrique du Sud et les États-Unis, une note marginale s’interroge : « Pourquoi soulever ceci ?? » comme si la réponse ne s’imposait pas d’elle-même. Ces commentaires montrent la résistance du pouvoir colonial qui, ne serait-ce que pour des raisons financières, n’a aucun intérêt à se rendre à la logique avancée par le directeur d’Achimota. Mais une partie des arguments de ce dernier a toutefois porté : un compromis, au demeurant assez bancal, est proposé à Agnes Savage. Tout en restant dans le corps du personnel africain (donc moins bien payée qu’elle le devrait, et disposant de moins de congés), elle obtient que le coût de son retour bisannuel en Grande-Bretagne soit pris en charge par les finances publiques – une cote mal taillée, qui ne corrige que très marginalement l’inégalité de traitement.

A la fin de la Seconde Guerre mondiale, la nomenclature change et les deux corps de fonctionnaires, précédemment « africain » et « européen », sont renommés « junior » et « senior ». Des critères de d’âge mais surtout d’ancienneté, de statut et d’expérience, remplacent donc le critère racial. Mais pour Agnes Savage, il est un peu tard : lorsqu’elle prend sa retraite en 1947, elle souffre depuis des années d’anxiété et de dépression. Son état est la conséquence, entre autres causes, du traitement discriminatoire dont elle a fait l’objet, comme c’est souligné par les médecins qui l’examinent.
Ce traitement n’est que l’un des avatars du racisme, qui, en contexte colonial, s’exprime encore plus fortement à l’égard des colonisés, hommes et femmes. Ainsi, la mission d’Agnes Savage et de ses consœurs consistait à éduquer les Africaines, largement considérées comme inaptes à éduquer correctement leurs enfants. Et même Alec Fraser aurait probablement souscrit à cette vision des choses…

En effet, comme l’illustre bien le cas d’Agnes Savage étudié ici, les termes européen et africain ne sont pas de simples qualificatifs indiquant l’origine continentale d’une personne mais des catégories raciales : le fait même qu’Agnes Savage ait été affectée au personnel africain montre la logique de ses employeurs, pour lesquels on ne peut pas être à la fois européen et noir (ou métis).

Bibliographie 

  • HUGON Anne, Etre mère en situation coloniale. Gold Coast, années 1919-1950. Paris, Editions de la Sorbonne, 2020.
  • PATTON Adell, “Dr John Farrell Easmon: Medical Profesionnalism and Colonial Racism in the Gold Coast, 1856-1900”, International Journal of African Historical Studies, vol. 22, n° 4, p. 601-636, 1989.
  • PATTON Adell, Physicians, Colonial Racism, and Diaspora in West Africa. Gainesville, University Press of Florida.RAY Carina, 2015, Crossing the Color Line. Race, Sex and the Contested Politics of Colonialism in Ghana. Athens, Ohio University Press, 1996.

Pour citer l’article

Anne Hugon, « Traitements discriminatoires en Gold Coast : une lettre en soutien à une médecin métisse (1934) », RevueAlarmer, mis en ligne le 29 janvier 2021, https://revue.alarmer.org/traitementsdiscriminatoiresengoldcoast/

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