06.03.24 Treize chibanis harkis, une exposition

Le 7 février dernier avait lieu l’inauguration de l’exposition « Treize chibanis harkis » à l’Assemblée nationale. Elle est désormais présentée aux Invalides, en plein air, à Paris jusqu’au 14 avril.

L’inauguration a eu lieu en présence de la présidente, Mme Yaël Braun-Pivet, de Patricia Miralles (renommée depuis le 8 février dernier secrétaire d’Etat auprès du ministre des Armées, chargée des anciens combattants et de la mémoire) et de Mme Marie-Christine Jouclas (Directrice générale de l’Office national des anciens combattants et victimes de guerre). Auparavant, cette exposition, de l’artiste peintre Serge Vollin et l’historienne Fatima Besnaci-Lancou, avait été présentée à Perpignan en 2006, puis avait circulé à Roubaix et Amiens, avant de trouver un nouvel écrin au Mémorial du camp de Rivesaltes en 2021.

Le terme « chibani » désigne littéralement les « cheveux blancs » en arabe maghrébin, c’est-à-dire les personnes âgées. Celui de harki (« troupe en mouvement ») est employé dans le cadre de la guerre d’Algérie à propos d’une catégorie de supplétifs de l’armée française créée en 1955. Le terme est en réalité beaucoup plus ancien et était initialement utilisé au Maroc pour qualifier les troupes mobilisées par le Sultan pour lever l’impôt ou réprimer des tribus récalcitrantes. Le mot « harki » est réapparu en Algérie au début du conflit au cours duquel d’autres troupes supplétives ont existé : les goumiers qui ont servi auprès des Groupes mobiles de police rurale (les GMPR, d’où le surnom de « Jean-Pierre » dont ils ont parfois été affublés), puis des Groupes mobiles de sécurité ; les moghaznis qui travaillaient dans les quelque 700 Sections administratives spécialisées (SAS) disséminées sur le territoire algérien ; les Groupes d’autodéfense (GAD) qui ont été armés pour défendre leurs villages, et enfin les Aassès, catégorie ayant considéré peu d’hommes, qui étaient intégrés aux Unités territoriales (UT). Ces troupes supplétives ont, au total, représenté entre 200 000 et 250 000 hommes environ. Leur nombre reste incertain, car beaucoup d’entre eux étaient illettrés et signaient leur contrat d’engagement d’une croix, et le nombre même de ces contrats n’est pas établi. Les harkis ont rempli des fonctions très différentes dans l’armée : de cuisinier à commando d’élite, d’interprète à jardinier, de pisteur à simple soldat, et ont parfois été perçus avec méfiance de la part des militaires français par crainte d’une trahison. A l’indépendance de l’Algérie, le nom de harki est devenu générique et désigne l’ensemble des supplétifs, leurs familles et même toutes les personnes assimilées de près ou de loin à la France.

Sur le sujet, voir en particulier la thèse de François-Xavier Hautreux, publiée sous le titre La guerre d’Algérie des harkis. 1954-1962, Perrin, 2013. Voir aussi le dossier « 1954-2023. Les harkis. Une si longue tragédie » dans le magazine Historia, n°916, avril 2023.

A propos des soldats de métier, voir le livre de Claude Sales, La trahison, Le Seuil, 1999, et le film du même nom de Philippe Faucon à partir de ce livre (2006).

L’exposition met en lumière les récits de treize anciens soldats supplétifs de l’armée française, leur vie en Algérie, leur expérience de la guerre, l’arrivée en France dans des conditions extrêmement difficiles et leur quotidien dans des camps, des hameaux de forestage ou encore des cités de transit . On ne connait que les prénoms de ces treize hommes qui vieillissent en France. Ces témoignages ont été recueillis, choisis et contextualisés par l’historienne Fatima Besnaci-Lancou, spécialiste de la question harkie. Des extraits de ces témoignages, sous forme de citations, accompagnent les tableaux peints par Serge Vollin, né dans les Aurès en 1946 sous le nom de Chérif Ben Amor, arrivé en France en 1963. Devenu peintre, il a notamment exposé à New-York ou Berlin. C’est à partir de ces récits de vie recueillis que Serge Vollin a créée des œuvres dans le style de l’art brut.

L’une des caractéristiques des tableaux de Serge Vollin présentés dans cette exposition est l’absence de bouche et de nez des personnages, geste de l’artiste qui peut nourrir de nombreuses interprétations. De même, ils sont aussi souvent dépossédés de leurs bras, comme s’ils n’avaient plus la capacité de faire, subissant l’histoire.

Pierre Bourdieu, La domination masculine, Le Seuil, Paris, 1998.

L’exposition de ces parcours de vie, présentés d’abord à l’Assemblée nationale, dans un cadre paré des ors de la République, revêt un caractère symbolique très fort, Elle est composée de trois parties. Dans la première qui relate la vie en Algérie avant la guerre, huit tableaux illustrent des impressions de Lakhdar, Moussa, Tayeb, Mohammed, Malek et Youssef. Ils y parlent de leur enfance à la campagne dans des conditions miséreuses, mais marquée par l’insouciance au regard de ce qu’ils vont vivre ensuite. Moussa, par exemple, le raconte : « Mon quotidien d’enfant, je l’avais passé à garder des moutons et à jouer du pipeau. J’ai des souvenirs magnifiques de cette période. Je ne me rendais pas compte que nous vivions dans la misère ».

Tableau de Serge Vollin, 2005.

La deuxième partie de l’exposition est consacrée aux treize et à leur famille., Elle montre les difficultés de subsistance et suit le chemin de la campagne vers la ville et vers la France. Ainsi, Saïd témoigne avec retenue de la douleur de la séparation : « Sous l’influence de ses frères, ma femme, Zineb, n’a pas voulu partir avec moi. Mes filles, alors âgées de cinq et sept ans, sont restées avec elle, en Algérie ».
Ce cheminement de la campagne à la ville, puis de l’Algérie à la France, pourrait faire penser à celui de nombreux travailleurs immigrés. Mais le treizième tableau de Serge Vollin qui termine cette série montre un entassement de personnes dans un espace clos, sombre, aux tons noir et gris, ceinturé de fils de fer barbelés. Le peintre représente ainsi le camp de Rivesaltes, près de Perpignan, où a notamment vécu Tayeb. C’est l’un des camps où ont été enfermés les harkis et leurs familles à leur arrivée en France, avec ceux de Saint-Maurice-l’Ardoise (Gard), de Bias (Lot-et-Garonne), du Larzac (Aveyron), du Vigeant (Vienne) et de Bourg-Lastic (Puy-de-Dôme). « Je ne me doutais pas qu’en arrivant en France, ma famille allait être enfermée dans des camps comme à Rivesaltes, durant des années », affirme Tayeb. Terrible désillusion, en effet pour ceux qui ne s’attendaient pas un tel traitement à leur arrivée en France.

Tableau de Serge Vollin, 2005.

La troisième partie de l’exposition porte sur le travail de ces hommes en France. On y lit le témoignage de Slimane, boulanger en Algérie, mais qui, une fois en France, se trouve contraint d’exercer de nombreux métiers dont celui de journalier agricole. Malek quant à lui, a travaillé dans le bâtiment et Ahmed, comme employé municipal, à Rouen. L’un des principaux employeurs des anciens harkis a été l’Office national des forêts (ONF), conduisant de nombreuses familles harkies à vivre dans des hameaux de forestage, isolées au milieu des bois. C’est le cas de Tayeb qui travaille pour l’ONF : « L’hiver, nous nettoyions les bois et nous les replantions. L’été, nous nous battions aux côtés des pompiers professionnels contre le feu qui dévastait les forêts ».

Si ce n’était la mention du camp de Rivesaltes, l’exposition pourrait faire penser au parcours de travailleurs immigrés algériens, partis de la campagne pour aller travailler en France, subissant aussi le déracinement et la séparation, dont ont notamment traité les sociologues Abdelmalek Sayad et Pierre Bourdieu.

Pierre Bourdieu et Abdelmalek Sayad, Le déracinement. La crise de l’agriculture traditionnelle en Algérie, Editions de Minuit, 1964 ; Abdelmalek Sayad, La double absence. Des illusions de l’émigré aux souffrances de l’immigré, Le Seuil, Paris, 1999.

Ces travailleurs immigrés, restés vivre en France, sont aujourd’hui également devenus des « chibanis ».

Une exposition photographique de Luc Jennepin, présentée à l’Assemblée nationale, leur avait d’ailleurs été consacrée. Voir Luc Jennepin, avec Magyd Cherfi, Nasser Djemaï, Moncef Labidi, Rachid Oujdi, Tramor Quemeneur et Louis Sclavis, Chibanis. La question, Editions Au diable Vauvert, 2016.
De plus, un rapport parlementaire en 2013 portait sur cette question, conduisant à différentes décisions législatives concernant le logement, les conditions de résidence et la nationalité française. Voir Alexis Bachelay, Rapport d’information fait en application de l’article 145 du Règlement au nom de la mission d’information sur les immigrés âgés, n°1214, Assemblée nationale, 2 juillet 2013 : N° 1214 – Rapport d’information de M. Alexis Bachelay fait au nom de la mission d’information sur les immigrés âgés (assemblee-nationale.fr), consulté le 23 février 2024.

Aux Invalides, l’exposition est en extérieur, à la vue de tous, et est divisée en deux parties. L’une, dans l’allée centrale, est constituée par une suite de 16 totems consacrés aux thèmes de la guerre, de l’abandon, en 1962, et des camps en France. On peut y lire les mots de Malek qui parle de sa mère qui « marchait comme une reine, le dos bien droit et le front tatoué, toujours fière ». Mais, après son assassinat, son fils n’a plus voulu rester neutre dans le conflit. Mohammed montre aussi la complexité de cette guerre, qui échappe à une idée préconçue d’identités intangibles quand il précise qu’« avant de devenir harki, [il] avai[t] d’abord été indépendantiste pendant deux ans ». Mais la désillusion est terrible à la fin du conflit. Ahmed raconte, par exemple, que le soir du 18 mars 1962, c’est-à-dire la veille de l’entrée en vigueur du cessez-le-feu, les officiers de son unité ont organisé une séance de cinéma et en ont profité pour prendre les armes des harkis, les désarmant ainsi sans même les prévenir.

Tableau de Serge Vollin, 2005.

Le sentiment d’abandon est alors total. Certains, comme Ali et sa famille, parviennent à quitter l’Algérie en bateau. Ils sont entre 80 000 et 90 000 à avoir réussi à échapper aux massacres qui se déroulaient en Algérie (et qui ont probablement fait plusieurs dizaines de milliers de victimes) et à venir en France, souvent clandestinement et parfois avec l’aide de soldats français, en 1962 et au cours des années suivantes. Leur arrivée aussi a été dramatique : considérés au départ comme des apatrides, ils ont été enfermés dans des camps où les conditions de vie ont été très dures, notamment au cours du premier hiver. Tayeb témoigne ainsi de la mort de plusieurs enfants dans le camp de Rivesaltes. Des sépultures ont déjà été découvertes au camp de Saint-Maurice-l’Ardoise , mais des recherches similaires doivent être entreprises au camp de Rivesaltes où on sait que des enfants ont également été enterrés. Youssef a justement vécu dans le camp de Saint-Maurice-l’Ardoise où « la vie était organisée et réglementée par des militaires », ce qui l’amenait à ressentir un sentiment de sécurité qui prévalait sur celui de l’enfermement. La vie dans ce camp, situé près du village de Saint-Laurent-des-Arbres dans le Gard, a été raconté dans une bande dessinée : c’est notamment dans ce camp que des enfants de harkis se sont révoltés, en 1975, contre les conditions de vie imposées. Tayeb rappelle ainsi qu’il a vécu vingt ans dans des camps, effectuant un constat sans appel : « J’ai élevé mes enfants derrière des fils de fer barbelés ». Lakhdar souligne qu’il est très vieux aujourd’hui et exprime sa nostalgie pour son pays qui lui manque. La quasi-totalité des anciens harkis ne sont en effet jamais retournés en Algérie.

Voir notamment Fatima Besnaci-Lancou, Des harkis envoyés à la mort. Le sort des prisonniers de l’Algérie indépendante (1962-1969), Editions de l’Atelier, 2014. Fatima Besnaci-Lancou et Gilles Manceron (dir.), Les Harkis dans la guerre d’Algérie et ses suites, Editions de l’Atelier, 2008.

Fatima Besnaci-Lancou et Houria Delourme-Bentayeb, Ils ont dit NON à l’abandon des HARKIS : désobéir pour sauver, Editions Loubatières, 2022.

Daniel Blancou, Retour à Saint-Laurent-des-Arabes, Delcourt, 2012.

Tableau de Serge Vollin, 2005.

La seconde partie de l’exposition, qui est installée sur les grilles du boulevard des Invalides, est consacrée à des thèmes identiques, à savoir la guerre, l’abandon et les camps. Avec le témoignage de Moussa, elle aborde une autre réalité de la guerre d’Algérie, à savoir la création de zones interdites et le déplacement massif de populations dans des camps de regroupement qui a concerné environ deux millions de « Français musulmans » sur les huit qui peuplaient l’Algérie. Ces panneaux accrochés aux grilles de l’Hôtel national des Invalides abordent la question de la violence de manière plus abrupte encore avec, par exemple, la mort du père de Slimane, boulanger, qui continuait à travailler malgré les directives des nationalistes algériens : « Je l’ai retrouvé mort et jeté dans la cuve à pétrir ». Cela a conduit Slimane à s’engager dans l’armée française. Le témoignage d’Ali est tout aussi bouleversant. La question du désarmement en 1962 est à nouveau abordée avec le témoignage d’Azzedine. Celui-ci souligne sa naïveté en pensant que tout le monde voulait en finir avec la violence pour construire le pays. Il est parvenu à éviter une arrestation grâce à la ruse de son épouse. Ahmed raconte au contraire comment, le soir même de la proclamation de l’indépendance, le 5 juillet 1962, il a été arrêté. Hocine s’est, quant à lui, caché dans une forêt près de chez lui : « J’ai passé une dizaine de nuits sur la cime d’un arbre, en m’attachant à une branche à l’aide d’une corde pour ne pas tomber durant mon sommeil ».

Tableau de Serge Vollin, 2005.

Fabien Sacriste y a consacré une thèse, publiée sous le titre Les camps de regroupement en Algérie. Une histoire des déplacements forcés (1954-1962), Presses de Sciences Po, 2022.

Puis vient le moment du départ, qui s’effectue dans la clandestinité, cachés dans un véhicule comme pour Moussa et Hocine. Ce dernier parvient à rejoindre la caserne de Zéralda où il est recueilli par les soldats français. A contrario, Slimane a dû quitter l’Algérie seul. Malek souligne aussi que les maltraitances envers les harkis avaient été cachées aux observateurs extérieurs, telle la Croix-Rouge internationale, étudiée par Fatima Besnaci-Lancou dans sa thèse. Ce même Malek évoque aussi la transmission des traumatismes aux enfants : « Nous nous sommes beaucoup inquiétés pour notre garçon. A cinq ans, il s’était cassé deux dents pour être comme moi pendant ma période de détention en Algérie ». Pendant longtemps, aucune loi de réparation n’a spécifiquement concerné les harkis pour ce qu’ils avaient vécu. Il faut attendre la « loi Romani » du 11 juin 1994 pour que leur situation soit réellement prise en compte. Le 20 septembre 2021, le président de la République Emmanuel Macron a reconnu la dette de l’Etat français envers les familles de harkis parquées dans les camps après 1962 et leur a demandé pardon au nom de la France. Cela a conduit au vote de la loi du 23 février 2022 portant reconnaissance et réparation pour les harkis et leurs familles.

Fatima Besnaci-Lancou, Prisons et camps d’internement en Algérie : les missions du Comité international de la Croix-Rouge dans la guerre d’indépendance. 1955-1962, Editions du Croquant, 2018.

Tableau de Serge Vollin, 2005.

A travers treize parcours d’anciens harkis, Fatima Besnaci-Lancou et Serge Vollin reviennent donc sur la vie quotidienne en Algérie, avant de traiter de la manière dont la guerre a frappé les familles algériennes, conduisant certaines d’entre elles à rejoindre le camp français. Puis, c’est le choc de l’abandon, la peur de la mort et des massacres, l’exil et l’enfermement dans les camps en France, avant d’entreprendre un long cheminement vers la reconnaissance. La dureté de ces parcours contraste avec la candeur colorée des peintures de Serge Vollin.

De la relégation dans les camps en 1962 à l’Elysée en 2021 et à l’Assemblée nationale et aux abords des Invalides aujourd’hui, que de chemin parcouru pour que soit enfin reconnu le drame des harkis en France et que ceux-ci soient pleinement réhabilités. Tout cela montre l’important travail de mémoire et d’histoire qui doit être réalisé pour une réelle prise en compte de toute cet héritage colonial, avec le caractère abrupt des faits et des documents mais aussi avec l’humanité des témoignages et la sensibilité de l’art.

Pour citer cet article

Tramor Quemeneur, « Treize chibanis harkis, une exposition », RevueAlarmer, mis en ligne le 6 mars 2024,
www.revue.alarmer.org/treize-chibanis-harkis-une-exposition/

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