26.12.21 Le Visage de pierre de William Gardner Smith : Noirs américains, racismes et le Front de Libération Nationale sur la Rive gauche à Paris

En octobre 2021, quelques jours avant la commémoration des soixante ans du massacre du 17 octobre 1961 à Paris, les éditions Christian-Bourgois publient la traduction en français du livre de William Gardner Smith Le Visage de Pierre (The Stone Face) écrit en 1963 et republié aux États-Unis en juillet 2021. Cette publication crée la surprise en France où peu de gens connaissaient l’existence de ce roman, pourtant témoignage unique sur le massacre du 17 octobre 1961 et le racisme au quotidien dont les Algériens sont victimes à Paris au cours des mois précédant le massacre. Alors, dans les mêmes rues du centre de Paris, attablés aux mêmes cafés, se croisent des militants des luttes anticoloniales et des droits civiques – sans toujours se rejoindre dans leurs luttes.

William Gardner Smith, The Stone Face, New York Review of Books, 2021 préfacé par Adam Shatz.

Sur le 17 octobre 1961, voir l’ouvrage de Jim House and Neil MacMaster, Paris 1961. Les Algériens, la terreur d’État et la mémoire, Paris, Folio Histoire, Gallimard, 2021.

William Gardner Smith, Le Visage de pierre, traduit de l’anglais (États-Unis) par Brice Matthieussent, Christian Bourgois, Paris, 2021. Photographie de Gardner Smith par  Dominique Berretty

Né en 1927 à Philadelphie, William Gardner Smith devient à 17 ans journaliste aux États-Unis. En 1951, il débarque en France d’un paquebot transatlantique, l’adresse de l’écrivain Richard Wright en poche. Il rejoint à Paris la « Rive noire » : une communauté florissante d’écrivains et de musiciens noirs américains, expatriés qui a élu domicile dans les hôtels bon marché et les cafés du Quartier-Latin et de Saint-Germain-des-Prés depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Cette communauté d’exilés comprenait alors quelques-uns des plus grands intellectuels et artistes de l’après-guerre : Richard Wright, James Baldwin, Chester Himes, Miles Davis ou Dizzy Gillespie. Ils entretenaient des liens étroits avec des intellectuels français comme Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir, Albert Camus, tous fascinés par la musique et la culture noires américaines.

https://www.newyorker.com/books/page-turner/how-does-it-feel-to-be-a-white-man-william-gardner-smiths-exile-in-paris

 Il existe un certain nombre de références principalement angloaméricaines sur les Noirs américains à Paris, par exemple : Tyler Stovall, Paris Noir. African Americans in the City of Light, New York, Houghton Mifflin, 1996 ; Michel Fabre, Black American Writers in France 1840-1980. From Harlem to Paris, Urbana, University of Illinois Press, 1991.

Ces écrivains voient en Paris une ville-refuge où ils sont enfin libres, et loin de la violence permanente du racisme états-unien qui les a éprouvés. C’est à cette époque que Richard Wright déclare que l’absence de haine raciale en France lui paraissait comme irréelle ; il ajoute dans un article célèbre intitulé « Je choisis l’exil », publié en 1950, qu’« il y avait plus de liberté dans un pâté de maisons parisien que dans l’ensemble des États-Unis d’Amérique ».

 Richard Wright, « I chose Exile », Ebony, 1960.

Le racisme colonial à Paris

Le Visage de pierre, écrit par le journaliste Gardner Smith, est le roman d’initiation du jeune Simeon Brown – le protagoniste de ce récit semi-autobiographique – qui découvre à son arrivée à Paris le racisme colonial en étant témoin de la violence subie au quotidien par les Algériens de Paris. Lorsqu’il arrive en France en 1960, Simeon, considère comme ses compagnons que son pays d’accueil est « aveugle à la race » (colour-blind), il remarque avec stupéfaction que des hommes noirs se promènent tranquillement au bras de femmes blanches dans les rues du Quartier-Latin sans être l’objet d’agressions, de violences et d’humiliations. C’est très progressivement pourtant qu’il se met à comprendre que l’universalisme français est une légende.

Au début, il peine à identifier certains hommes qu’il voit marcher et note :

 Et ces hommes qui marchaient en groupe vers lui, aux cheveux crêpelés et à la peau pas tout à fait blanche, mais sûrement pas noire ? Ils avaient un regard triste, abattu, furieux, un regard que Simeon connaissait pour l’avoir vu dans les rues de Harlem. Un pantalon informe, des chaussures usées, une chemise miteuse.

p. 15.

Simeon prend lentement conscience que les Algériens représentent à Paris un sous-prolétariat qui, par sa pauvreté, sa colère et son aliénation, ressemblent à la population noire du ghetto américain que Simeon vient de quitter. Alors qu’il prend du bon temps au cours de soirées parisiennes, il est témoin du passage à tabac d’un Algérien par un policier muni d’une matraque, un « bidule » et de l’existence d’une violence raciale comparable à celle qu’il avait subie.

Manche de pioche utilisé par les policiers.

 Au carrefour, ils virent un policier matraquer un homme. Bien que celui-ci fût déjà tombé sur le trottoir, le flic continuait de le frapper avec sa longue matraque blanche, et l’autre essayait en vain de se protéger la tête avec les bras. L’homme criait dans une langue que Simeon ne comprit pas.

p. 58.

Plus tard, Simeon rencontre un groupe de quatre hommes attablés au Café de l’Odéon – ils s’avèrent être des militants du FLN. Ils l’invitent à boire un café et le provoquent en lui rappelant sa situation privilégiée et sa condition de protégé en France.

« Hé, ça fait quoi d’être un homme blanc ? »… L’homme se pencha vers Simeon et dit avec colère : « Tu ne te rendais pas compte ! »… Il ricana, puis continua. « Alors, tu te sens comment à présent ? Tu te sens bien, hein ? Ici, en France, au pays de la liberté. Loin du mode de vie américain, n’est-ce pas ? Tu peux aller où tu veux, faire ce que tu veux. C’est super. »

p. 81

Finalement, Simeon se lie d’amitié avec des Algériens. Il constate les terribles conditions de vie et de ségrégation spatiale à la Goutte d’Or, pareille à un Harlem parisien. Au cours des mois précédant l’imposition du couvre-feu, le 5 octobre 1961, et la manifestation du 17 octobre, il prend conscience de la brutalité croissante de la police :

Il s’agit du couvre-feu imposé par la préfecture de police dirigée par Maurice Papon aux « travailleurs musulmans algériens ».

La joie de vivre à Paris refluait pour Simeon ; la guerre d’Algérie faisait quelque chose de terrible à Paris et à la France. À mesure que les colonies africaines gagnaient leur indépendance et que l’empire français rétrécissait, une décomposition s’installait – Simeon le sentait partout autour de lui.

p. 223.

Mais la violence extrême du racisme colonial apparait à Simeon à la fin du roman à travers la répression d’État paroxystique du 17 octobre 1961, au cours de laquelle il assiste au matraquage à mort de manifestants pacifiques et à leur noyade dans la Seine. Parmi les victimes se trouve un ami proche, Ahmed, récemment rentré du maquis algérien qui, désormais, git mort, tombé sous le coup des matraques de la police.

Les charges de la police isolaient de petites poches d’Algériens ; chacune de ces poches était ensuite entourée par des flics qui tabassaient méthodiquement hommes, femmes et enfants. Simeon vit des vieillards matraqués après qu’ils furent tombés à terre, parfois par cinq ou six policiers en même temps ; il vit des corps sans vie qu’on continuait de frapper, encore et encore. Lors de scènes d’un sadisme inouï, Simeon vit des femmes enceintes matraquées au ventre, des nouveau- nés arrachés à leur mère et projetés au sol à toute volée. Le long de la Seine, les policiers soulevèrent des Algériens inconscients et les lancèrent dans le fleuve.

p. 260.

Les divisions internes de la Rive noire

La tension dramatique au cœur du roman est le reflet de la trajectoire personnelle de Gardner Smith et de la crise qui a divisé la communauté des expatriés venus des Etats-Unis. Les Noirs américains qui se réunissaient quotidiennement au café Le Monaco dans la rue Monsieur-le-Prince, et en particulier au café Le Tournon – plaque tournante du roman – se sont opposés sur la question de la reconnaissance publique de la violence et du racisme anti-algériens.

A propos de Richard Wright, qui meurt à Paris en novembre 1960, voir la biographie en anglais de Hazel Rowley, Richard Wright. The Life and Times, University of Chicago Press, 2008.

Les concerts de Ray Charles, les 20 et 21 octobre 1961, au Palais des sports, là même où un véritable carnage avait été organisé par Maurice Papon, qui avait ordonné qu’on y rassemblât plus de 6000 Algériens, a été un révélateur des contradictions au sein de la communauté des Noirs américains à Paris où les écrivains et les groupes de blues étaient célébrés par les existentialistes et la jeunesse française comme la véritable voix et l’âme de la libération des Noirs de l’esclavage et de l’oppression. Mais, dans le stade où des Algériens avaient été matraqués et abattus, c’est en chantant « Let the Good times Roll » que Ray Charles a débuté son concert. Alors, très certainement au courant de l’incarcération des Algériens dans le stade moins de quarante-huit heures auparavant, mais ne prenant pas la mesure du niveau de violence, Ray Charles réitère le mythe habituel en répondant au cours d’un entretien accordé au journal de gauche France-Observateur à la question « Voudriez-vous vivre en France ? » par ces mots : « Je l’espère, j’aimerais venir aussi souvent que possible… ici, dans votre pays, je crois que je serais beaucoup plus heureux en tant qu’homme ».

Celeste Day Moore, “Ray Charles in Paris: Race, Protest, and the Soundscape of the Algerian War’, American Quarterly, 7:2 (June 2019), p. 449-472.

Le Visage de pierre montre une communauté de Noirs américains fréquentant Le Tournon vivant refermée sur elle-même dans un monde de trivialités et de jouissance hédoniste insensible au sort des Algériens. La nuit du 17 octobre, Clyde, l’ami de Simeon, boit un verre au Monaco pendant que

Doug faisait l’amour à sa fiancée du département d’État, Babe rotait après un gigantesque festin, puis, d’une blague, dissipait son sentiment de culpabilité, Benson était allongé ivre et amer à côté de sa maîtresse, et Ahmed gisait mort, le crane défoncé par les matraques de la police, à l’angle de la rue du Bac et du boulevard Saint-Germain. 

p. 261.

James Baldwin et William Gardner Smith, tout comme Simeon Brown dans Le Visage de pierre, appartiennent au groupe qui s’oppose aux Noirs américains ayant fait le choix d’ignorer le racisme colonial à Paris. Certains, dont Richard Wright est le chef de file, doyen de la diaspora noire américaine, ont refusé de prendre parti dans la question algérienne en préférant fermer les yeux sur la violence coloniale, alors même que ses romans mettaient en lumière la nature inhumaine, dégradante et violente du racisme dans le Mississippi et à New York. Par son refus de s’engager activement sur la question algérienne – tout en étant favorable à son indépendance – Richard Wright soutient implicitement l’idée que l’expérience du racisme aux États-Unis et celle de l’esclavage – ne peuvent être comparées aux autres formes de racismes, en l’occurrence le racisme colonial. Wright choisit aussi ainsi, comme ces compagnons, de ne pas se montrer critique envers le pays qui les ont accueillis.

La tension entre les deux groupes noirs américains a été entretenue par des agents de la CIA dépêchés à Paris pendant la Guerre froide pour affaiblir l’influence internationale des écrivains noirs expatriés qui dénonçaient le racisme aux États-Unis : voir Craig Lanier Allen, « Spies Spying on Spies Spying. The Rive Noire, the Paris Review, and the Specter of Surveillance in Post-War American Literary Expatriates in Paris, 1953-1959 », Australasian Journal of American Studies, volume 35, n°1, Juillet 2016, p. 29-50.

Le Visage de pierre un roman des racismes

William Gardner Smith, à travers la diversité ethnique de la Rive gauche cosmopolite, prend conscience des différentes formes historiques de racisme : de l’antisémitisme à l’oppression coloniale des Nord-Africains, des Sénégalais, des Caribéens et des Vietnamiens. Les commentaires antisémites des Algériens en présence de Maria, la petite amie de Simeon, juive polonaise survivante des camps de concentration est un exemple de la complexité des manifestations du racisme en présence dans le roman.

Son visage aussi était enfantin, comme celui d’Ahmed, et il semblait parfaitement innocent quand, sans le vouloir et d’une voix très calme, il lâcha la bombe : « C’est sûr, dit- il, c’est sans doute un sale Juif qui vous l’a vendu. » Ces mots leur explosèrent au visage. Maria releva brusquement la tête comme si on venait de la gifler. (…) Simeon était sous le choc. Ces mots, dans la bouche d’un Algérien ? Brutalement, toute la structure mentale et psychologique qu’il avait construite depuis sa première rencontre avec Hossein parut s’effondrer. (…) Tout le monde, se demanda Simeon, était- il raciste envers quelqu’un d’autre ? Il n’avait jamais accordé une attention excessive aux préjugés antisémites, lui-même ayant été beaucoup trop impliqué dans les questions de couleur de peau. 

p. 161-162

Pour Gardner Smith, différents groupes ethniques sont susceptibles de subir la violence d’un racisme d’État universel (a universal state racism) qui s’incarne dans son roman à la fois par le visage de pierre haineux et sadique des lyncheurs, croisés aux États-Unis, le commandant des camps de concentration nazis dont Maria a été la victime et le policier parisien qui, le 17 octobre, matraque une Algérienne portant un bébé dans ses bras.

 Brusquement, il découvrit le visage du policier… ce visage qu’il connaissait si bien, ce visage qu’en Amérique il avait tenté de fuir… Les traits du flic étaient déformés, tordus par la joie de la destruction, ses yeux rétrécis, des taches rouges d’excitation constellaient sa peau d’une pâleur mortelle.

p. 262

Lorsqu’il déconstruit le mythe français d’un républicanisme sans couleur fondé sur un universalisme de façade, Smith insiste surtout sur la nécessité à la fois de reconnaître les multiples formes et oripeaux du racisme, mais aussi sur la dénonciation solidaire de tous les racismes.

Le Quartier-Latin, plaque tournante des luttes et des répressions

Dans Le Visage de pierre, Simeon Brown qui fréquente les cafés et les hôtels du VIe arrondissement, est témoin des agressions policières racistes contre les Algériens dans les rues autour du café le Tournon. Mais Gardner Smith lui-même a-t-il réellement assisté à cette répression policière « quotidienne » dans le centre de Paris ? A-t-il été un témoin direct du massacre du 17 octobre qu’il décrit de façon si imagée ? A-t-il eu des contacts directs avec le FLN ?

Le FLN organise les manifestations du 17 octobre en trois cortèges qui se déplacent des banlieues industrialisées vers le centre. En général, les historiens ont mis l’accent sur la manière dont les Algériens avaient fait irruption des bidonvilles ségrégués de la banlieue parisienne pour « envahir l’espace blanc » de la bourgeoisie française et des élites politiques. Ce récit a créé une perception erronée selon laquelle peu, voire aucun Algérien n’habitait le Quartier-Latin et Saint-Germain des-Près, le quartier, précisément, des écrivains noirs. Or, les Noirs américains partageaient les mêmes cafés, bars et hôtels que les Nord-Africains et vivaient au milieu d’un réseau dynamique clandestin de militants algériens.

À la fin des années 1950, la Rive gauche n’avait pas encore été gentrifiée et des centaines de travailleurs migrants algériens, serveurs, plongeurs, balayeurs, cuisiniers et ouvriers du bâtiment vivaient dans le quartier Saint-Séverin, la plus ancienne communauté algérienne de Paris. Les expatriés noirs américains partageaient le même dédale de rues et de places de marché du Quartier-Latin que les travailleurs algériens. Ils étaient non seulement témoins du harcèlement croissant par les patrouilles de rue à l’encontre des Algériens, mais en furent aussi les victimes.

James Baldwin, arrivé en France en 1948 avec quarante dollars en poche, qui vivait alors dans un hôtel sinistre de la rue du Bac, a raconté :

J’étais venu à Paris sans argent ; aussi, pendant ces premières années, je vécus surtout parmi les misérables et, à Paris, les misérables sont algériens. Ils dormaient à quatre, cinq ou six dans une chambre, à tour de rôle, étaient traités comme des bêtes et subsistaient tant bien que mal sur le pavé sale et hostile de Paris.

James Baldwin, Chassés de la lumière, traduction de Magali Berger, Ypsilon, p. 34.

En juillet et août 1961, le Ve arrondissement devient la cible de patrouilles de harkis particulièrement brutales qui se livrent à ce que le chef local du FLN, Mohammed Ghafir, décrit comme une « chasse aux faciès ». Il est peu probable que Gardner Smith n’ait pas assisté à cette répression généralisée, une campagne de terreur dirigée par Maurice Papon contre l’ensemble de la communauté algérienne au cours des mois précédant la manifestation.

Lieux de sociabilité des Africains Américains et des cadres du FLN dans la Quartier Latin à Paris. Carte réalisée par Peter Gibbs.
  1. Café Le Tournon , 18 rue de Tournon
  2. Old Navy Bar, 150 boulevard Saint-Germain
  3. Bureaux du FLN et du MTLD (Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques), 22, rue Xavier-Privas
  4. Deuxième librairie Maspero, 40 rue Saint-Séverin
  5. cabaret El Djazair, 27 rue de la Houchette
  6. Cabaret Tam-Tam, rue Saint-Séverin
  7. Café Luxembourg, 58 boulevard Saint-Michel, lieu de rencontres de Mohammed Zouaoui
  8. Restaurant Le Hoggar dont le gérant est Mohamed Benabderrahmane de la commission centrale du  FLN, 54 rue Monsieur Le Prince
  9. Appartement de Richard Wright, 14 Rue Monsieur Le Prince
  10. Café Le Monaco, 12 Rue Monsieur le Prince.
  11. Première librairie de François Maspero, Librairie de l’Escalier , 12 Rue Monsieur le Prince
  12. Café Les Deux Magots, 6 Place Saint-Germain-des-Prés.
  13. Appartement de Mohamed Zouaoui, chef du FLN à Paris, 8 Impasse  des Deux Anges  
  14. Appartement de Mustapha Bab-Hamed, Rue des Saints-Pères,
  15. Café situationniste, Chez Moineau, 22 Rue du Four.
  16. Graffiti “Ici on noie les Algériens”.

Certains de ces entrepreneurs et commerçants algériens les plus prospères et aisés de Paris sont installés sur la Rive gauche où ils gèrent des hôtels, des restaurants et des cabarets destinés aux touristes et aux Parisiens de la classe moyenne. Nombre de ces hommes d’affaires servent de cadres supérieurs au FLN et fournissent fonds et « refuges » pour les réunions clandestines. Le Café Abdelkrim au 27 rue de la Huchette, centre de l’activisme du PPA [Parti du peuple algérien de Messali Hadj] dans les années 1930, est devenu, après la guerre, le cabaret oriental El Djazair, plaque tournante de l’activisme du FLN. Sa danseuse la plus célèbre, Shéhérazade, est arrêtée le 17 octobre pour avoir porté le drapeau algérien avec les manifestants qui remontaient le boulevard Saint-Michel. À proximité, dans la rue Saint-Séverin, le cabaret Tam Tam a été créé par le Kabyle, Mohamed Ftouki, accusé en 1958 de stocker des armes et contraint, avec sa famille, à l’exil au Liban. Mohamed Benabderrahmane, l’un des principaux organisateurs de la manifestation d’octobre, avait été transféré par le FLN d’Oran à Paris en 1957 pour prendre la direction du Hoggar lorsque son propriétaire Ahmed Belghoul, l’un des fondateurs de l’Étoile nord-africaine, s’est enfui avec sa famille en Suisse pour éviter d’être arrêté. Le Hoggar, qui est alors peut-être le restaurant algérien le plus célèbre de Paris et le repaire favori de Camus et de Beauvoir, se trouve à quelques pas de l’appartement de Richard Wright et de la première librairie de gauche de François Maspero. De nombreux joueurs et chanteurs de jazz noirs américains se produisent et se rencontrent dans le tissu dense des cabarets et des clubs (dont beaucoup appartiennent à des Algériens ou sont dirigés par eux) qui jalonnent la « Rive noire ».

Plus remarquable encore, l’échelon supérieur de la Fédération française du FLN, dirigée par Mohammed Zouaoui, qui a planifié et mis en œuvre la manifestation du 17 octobre, vivait dans la plus grande clandestinité dans le même quartier que les expatriés noirs. Au début de l’année 1958, le Comité fédéral du FLN, composé de cinq membres, a été transféré en Allemagne pour des raisons de sécurité, et c’est de là que les derniers ordres pour la manifestation du 17 octobre ont été secrètement envoyés à Mohamed Zouaoui, chef de toutes les opérations à Paris et dans les sept régions (Wilaya) de la France métropolitaine.

De nombreux cadres supérieurs du FLN à Paris évitent les principales enclaves algériennes comme la Goutte d’Or ou la banlieue, car le risque de rafles policières ou d’attaques du MNA (Mouvement national algérien) était élevé. La Rive gauche constitue un lieu de prédilection pour Zouaoui et ses lieutenants, car les chefs de l’échelon supérieur, dont la plupart avaient de fausses cartes d’identité, peuvent facilement se fondre dans la société cosmopolite et multiethnique et passer pour des étudiants ou des touristes. Mohammed Ghafir, par exemple, lors de sa nomination à la tête de la zone 121, qui couvre les Ve et VIe arrondissements, reçoit une fausse carte d’identité d’étudiant tunisien.

Sur la rivalité entre le FLN et le MNA à Paris, voir les chapitres 9 et 10 de Benjamin Stora, Ils Venaient d’Algérie. L’immigration algérienne en France 1912-1992, Paris, Fayard, 1992.

De nombreux cadres supérieurs du FLN, dont Zouaoui et son plus proche subordonné à Paris Mustapha Bab-Hamed, vivent à quelques centaines de mètres au nord de Saint-Germain-des-Prés (cf carte ci-dessus). C’est dans le bar Old Navy qu’en 1956, le futur historien Mohammed Harbi y rencontre le poète algérien Jean Senac qui le met en contact avec l’imprimeur Jean Subervie pour la production clandestine de Résistance algérienne. C’est également là qu’Annette Roger, ancienne résistante, après avoir rejoint le réseau clandestin Jeanson au début de l’année 1958, prend contact avec le maître faussaire Adolfo Kaminsky et le recrute dans le réseau FLN. Le Old Navy est également le lieu de rencontre en 1961 des militants pacifistes du Comité pour la paix en Algérie du Quartier Seine-Buci, qui peignent le graffiti emblématique, « Ici on noie les Algériens » sur les quais de la Seine après le 17 octobre.


Jean Texier – Mémoires d’Humanité / Archives départementales de la Seine-Saint-Denis, cote 83FI/13 120

Sur cette photographie, voir Vincent Lemire et Yann Potin, « Ici on noie les Algériens ». Fabriques documentaires, avatars politiques et mémoires partagées d’une icône militante (1961-2001), in Genèses 49, décembre 2002, 124-162.

Nous savons beaucoup de choses sur la planification et la mise en œuvre du 17 octobre par le FLN depuis que la Direction de la Surveillance du Territoire (DST) a localisé Zouaoui et son réseau quatre semaines plus tôt, le 22 septembre. Les agents de la DST ont suivi secrètement son groupe de planification, qui se réunissait quotidiennement au Café Luxembourg, et ont fini par arrêter les principaux cadres lors d’une vaste opération portant le nom de code « Flore », dans la nuit du 9 au 10 novembre, et par saisir des milliers de documents internes, dont beaucoup concernaient la manifestation. Les agents de la DST qui suivaient Zouaoui nuit et jour ont relevé qu’après sa réunion quotidienne avec les principaux agents du FLN au Café Luxembourg, il se rendait régulièrement au Café Le Tournon pour rejoindre son appartement de l’Impasse des Deux-Anges.

Sur cette opération, voir mon livre en accès libre Inside the FLN: the Paris massacre and the French Intelligence Service (Norwich 2013).

Le Tournon comme épicentre

Pourquoi Zouaoui, l’architecte en chef du 17 octobre, choisit-il parmi tous les cafés Le Tournon, La Mecque des expatriés américains à Paris, pour se détendre, rencontrer des amis et jouer aux cartes tous les soirs ? Dans Le Visage de pierre, les cafés de la Rive noire, en particulier Le Tournon, Le Monaco, Le Danton et l’Odéon, constituent un espace culturel et politique essentiel, un monde cosmopolite dans lequel écrivains, artistes, musiciens, étudiants et journalistes venus des États-Unis, du Brésil, de Suède, du Congo, d’Algérie et d’ailleurs se rencontrent, échangent des nouvelles et débattent âprement des problèmes du moment, notamment du racisme et de la décolonisation. Un jour, Simeon se rend au Tournon pour voir sa petite amie Maria :

L’atmosphère y était bruyante et conviviale ; il salua Mme Alazard, la propriétaire, puis les vieux qui jouaient au bridge et à la belote. Au fond de la salle, il trouva Ahmed [un militant FLN] et Henri [un porteur de valise français].

p. 152

À une autre occasion :

Il s’installa au Tournon, commanda un lait chocolaté. Aux tables voisines, des étudiants africains parlaient politique. Indigné par les événements du Congo, ils avaient des mots très durs pour Moïse Tschombé, le président du Katanga. Ils débattirent des mérites respectifs de Sékou Touré et de Modibo Keita. Certains d’entre eux croyaient que la guerre d’Algérie provoquerait l’effondrement de la démocratie en France.

p.199-200.

Dans l’après-midi du 17 octobre, Simeon apprend l’imminence de la manifestation :

Au Tournon, au Monaco, au Danton, dans tous les cafés fréquentés par les membres de la colonie étrangère, la manifestation prévue constitua l’essentiel des conversations de la journée.

p. 258.

Simeon, qui a été arrêté lors de la manifestation, puis rapidement relâché en tant que citoyen américain, n’a appris le meurtre de son ami Ahmed que par les réseaux du Tournon, le lendemain.

William Gardner Smith vit pratiquement au Tournon, et y loue pendant un certain temps, une chambre spartiate. Son roman reflète fidèlement la vie du café en tant qu’espace culturel et politique clef, lieu de contact entre les radicaux noirs américains et les cadres supérieurs du FLN. Rien n’indique que Smith et Zouaoui se connaissaient, mais l’écrivain et son ami proche Richard Gibson ont certainement eu des contacts avec des militants de haut niveau du FLN et tous deux ont travaillé à l’Agence France Presse aux côtés d’Abdelkader Chanderli et de M’Hammed Yazid qui a plus tard dirigé la délégation du FLN à l’ONU à New York.

Pour Zouaoui, Le Tournon, le centre d’une communauté cosmopolite dynamique d’intellectuels et d’artistes venus des États-Unis, d’Amérique du Sud, d’Afrique subsaharienne et de toute l’Europe, constituait sans aucun doute un endroit idéal pour se détendre, à l’abri relatif des patrouilles de police et de harkis qui investissaient la Rive gauche en 1961. Il est tout à fait notable que Zouaoui, le principal organisateur du 17 octobre, et l’Africain Américain William Gardner Smith, auteur du premier récit fictif à propos du massacre, se côtoient dans le même café.

Le Visage de pierre, que William Gardner Smith commence à écrire en 1961, était un récit trop explosif pour trouver un éditeur à Paris à cette époque en raison de la censure de l’État français sur le massacre du 17 octobre 1961, et finit par paraître aux États-Unis en 1963. À cette époque, le mouvement des droits civiques monte en crescendo et Gardner Smith, suivant une recommandation de son éditeur, conclut son roman par la décision de Simeon Brown de rentrer chez lui :

Il rentrait aux États-Unis… [parce que] les Algériens de l’Amérique étaient là-bas et qu’ils menaient une lutte plus dure que celle de n’importe quelle guérilla dans n’importe quelle montagne desséchée. Ils se battaient contre le visage de pierre.

p. 270.
Capture d’écran du reportage intitulé Harlem à Paris diffusé le 22 avril 1954 dans Les Actualités françaises, INA.

En réalité, Gardner Smith reste à Paris, où il meurt en 1974. Entre-temps, il s’intéresse de plus en plus à la politique africaine et, de 1964 à 1966, travaille pour la radio au Ghana nouvellement indépendant, sous la direction de Nkrumah, et part en reportage à Alger en 1967. Après son indépendance en 1962, l’Algérie joue un rôle de premier plan dans la politique internationale anticoloniale et du « tiers-monde ». La visite de Gardner Smith à Alger coïncide avec l’arrivée de plusieurs Black Panthers, dont Stokely Carmichael ou Eldridge Cleaver qui vont y trouver refuge. Alger va devenir ainsi le centre d’une autre communauté noire américaine, radicale, expatriée – la capitale du Tiers-Monde.

Elaine Mokhtaifi, Alger, capitale de la révolution : de Fanon aux Black Panthers, traduit de l’anglais par Elaine Mokhtefi, La Fabrique, Paris, 2019.

Cet article a été traduit de l’anglais par Lisa Vapné. Il s’agit d’une version largement remaniée de l’article « Le 17 Octobre 1961. Entre Histoire et Mémoire » paru dans NAQD, Hors-série 6, 2021.

Pour citer cet article

Neil McMaster, « Le Visage de pierre de William Gardner Smith : Noirs américains, racismes et le Front de Libération Nationale sur la Rive gauche à Paris », RevueAlarmer, mis en ligne le 26 décembre 2021, https://revue.alarmer.org/le-visage-de-pierre-de-william-gardner-smith-noirs-americains-racismes-et-le-front-de-liberation-nationale-sur-la-rive-gauche-a-paris/

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