Rédigé en grande partie avant la dissolution de l’Assemblée nationale annoncée par Emmanuel Macron au soir des élections européennes de 2024, ce livre reste hanté par l’arrivée possible du Rassemblement national (RN) au pouvoir. Malgré la défaite du parti de Marine Le Pen au second tour des législatives anticipées, la conviction des auteurs est que « Le sursaut a eu lieu mais tout indique qu’il ne sera qu’un sursis » (p. 9) et ils se proposent d’analyser les ressorts de ce succès. Le titre choisi, Une étrange victoire, fait écho à L’étrange défaite, livre posthume de l’historien Marc Bloch analysant la débâcle militaire et politique de 1940 qui allait porter le maréchal Pétain au pouvoir. Il s’agit moins de dresser un parallèle entre les deux contextes que de souligner l’étrangeté des reconfigurations politiques qui, dans les deux cas, ont joué en faveur de l’extrême droite.
L’extrême droite française, en 2024, c’est essentiellement le RN et accessoirement Reconquête. Des partis de droite par leur valorisation des inégalités sociales et de l’autorité, et extrêmes par « l’absolutisation d’inégalités de droit issues de la naissance ou des origines culturelles » (p. 21), excluant a priori une partie de la population de la délibération démocratique. « L’étrange victoire » de cette extrême droite serait d’avoir réussi à faire oublier ce qu’elle est et d’où elle vient. Elle aurait gagné « non pas tant dans le domaine « métapolitique » (celui des idées sur le bien, le juste ou le beau) » que dans celui de « l’infrapolitique », celui « du prétendu bon sens, des évidences proclamées » (p. 22), soit d’une certaine manière « contre » la politique telle qu’elle se pratiquait jusqu’ici.

L’extrême droite, une lente mue aux ressorts multiples
La première partie pointe la dissolution des repères politiques et les confusions mémorielles qui ont permis à l’extrême droite d’avancer « incognito » et de se refaire une virginité. La stratégie de normalisation entamée par Marine Le Pen dès son arrivée à la tête du parti, bannissant l’antisémitisme, défendant la laïcité, tempérant son rejet de l’Union européenne, votant la constitutionnalisation de l’IVG, a joué un rôle clé. Mais ses adversaires, tout en se réclamant de « l’arc républicain », l’ont considérablement aidée. Ils se sont acharnés à brouiller le principal repère structurant la politique en France depuis la Révolution, le clivage gauche-droite. Emmanuel Macron en est un bon exemple, avec son « et de gauche et de droite », sa façon d’amalgamer « les extrêmes » des deux bords, ou d’honorer Philippe Pétain comme le vainqueur de Verdun tout en panthéonisant les résistants communistes arméniens Missak et Mélinée Manouchian. Et ils ont banalisé les propositions du RN sur l’immigration en les reprenant à leur compte, du gouvernement de François Hollande au lendemain des attentats djihadistes de 2015 proposant la déchéance de nationalité pour les terroristes, à la majorité présidentielle introduisant une dose de préférence nationale dans la loi Asile et Immigration votée fin 2023.
Les médias enfin, et pas seulement ceux du groupe Bolloré dont les auteurs brossent un portrait au vitriol (p. 118), ont amplifié la confusion, délaissant l’analyse raisonnée des programmes partisans et leurs conséquences concrètes au profit des « batailles et coulisses » de la politique, des débats polémiques et du clash. Le RN est devenu un parti inclassable. Et la confusion atteint son paroxysme après le 7 octobre 2023, quand le RN se pose comme le meilleur rempart des juifs de France contre l’antisémitisme tandis que Jean-Luc Mélenchon, qui relativise le phénomène, prend sa place de diable de la République. Le RN devient un parti comme les autres, dont on a oublié le passé. Jusqu’en 2002, ses succès scandalisaient. Depuis, ils sidèrent.
Une ligne politique insaisissable
La seconde partie analyse le rapport au politique de l’extrême droite. Les auteurs réfutent la thèse de l’hégémonie culturelle, de la « lepénisation des esprits ». Le RN n’a pas imposé ses idées car, hormis ses positions sur l’immigration et la sécurité, il a peu d’idées-forces, restant volontiers dans une certaine ambiguïté. Modifiant en permanence sa ligne idéologique – en matière de protection sociale, de retraite, d’Europe, d’avortement ou d’environnement –, il se caractériserait plutôt par sa plasticité, une « politique d’accommodement généralisé, qui évite de cliver et qui, sur quantité de thèmes, suit l’opinion majoritaire » (p. 104).
En revanche, le RN bataille contre les idées de ses adversaires ou vues comme telles : « Il y a chez l’extrême droite contemporaine une étrange passion pour les idées, mais ce sont celles des autres » (p. 108). Il a deux obsessions majeures, la gauche et l’Université, dont l’influence dans les deux cas est largement surévaluée. Son argumentation se fait sur le mode de l’évidence, du bon sens, qui dispense d’apporter la preuve de ce que l’on avance, comme l’illustre la formule récurrente « On est chez nous ! » (joliment décortiquée pp. 113-114). Et elle se fait au nom des valeurs de la France. Soit des « normes auxquelles il faut absolument adhérer si l’on veut appartenir mais qui, à la différence des principes, n’ont pas besoin d’être rationnellement décrites » (pp. 143-144). Des normes qui, a contrario, excluent ceux qui, du fait de leur naissance ou de leur culture, vivent autrement. Bref, et c’est la thèse principale du livre, l’extrême droite gagne parce qu’elle se place sur un autre terrain : « ce n’est pas tant dans le domaine ‘métapolitique’ (celui des idées sur le bien, le juste ou le beau) que l’étrange victoire a eu lieu. Si l’on tient à ce vocabulaire, mieux vaut parler de victoires ‘infrapolitiques’ qui se sont produites dans le domaine du prétendu bon sens, des évidences proclamées et, surtout, des valeurs brandies dans le but de faire corps contre la menace » (p. 22). La conclusion esquisse les parades possibles à cette « étrange victoire » : faire de la politique, fondée sur des principes, affirmant un autre « nous », sur une base égalitaire plutôt qu’identitaire.
Sous forme d’un essai – court, enlevé, peu de notes de bas de pages, le livre est convaincant et se lit d’une traite. Et le croisement disciplinaire – l’un des auteurs est philosophe, l’autre sociologue –, l’accent mis sur l’offre politique plutôt que sur la demande, sur les discours de l’extrême droite plutôt que sur la situation socioéconomique de son électorat, le distinguent de la littérature foisonnante sur l’extrême droite.
Une victoire politique, ou infrapolitique ?
On ne suivra pas pour autant les auteurs sur tout. Le titre interroge. Faut-il parler d’une victoire, fût-elle « étrange », de l’extrême droite en 2024 ? La RN arrive largement en tête au premier tour des législatives avec plus de 9 millions de voix et 29,2 % des suffrages. Mais au second, malgré un excellent score (32,05 %, 8,2 millions de voix), il est devancé en sièges par le Nouveau Front populaire et Ensemble pour la République (respectivement 190, 160 et 143), face à un front républicain plus large que prévu. Jordan Bardella ne s’y trompe pas, assurant dès le lendemain sur TF1 qu’il prenait sa « part de responsabilité » dans la « défaite » du Rassemblement national, reconnaissant des « erreurs de casting » pour certains candidats. L’échec du « Plan Matignon » montre au grand jour les faiblesses du parti – absence de professionnalisme, flou du programme, divisions internes, perte de crédibilité, amenant d’autres chercheurs à estimer, à l’opposé des deux auteurs, qu’il aurait atteint ses limites. Sans même évoquer ses nouveaux ennuis judiciaires liés au financement de ses dernières campagnes électorales.
Verian Group, « Baromètre d’image du RN, édition 2024 une étude Verian pour Le Monde et L’Hémicycle », 25 novembre 2024, [en ligne :] https://www.veriangroup.com/fr/news-and-insights/barometre-dimage-du-rassemblement-national-edition-2024
Luc Rouban, « ‘Le RN n’ira pas plus haut’. Ce que révèle la sociologie du vote pour l’extrême droite », The Conversation, The Conversation France, Paris, 15 octobre 2024, [en ligne :] https://theconversation.com/le-rn-nira-pas-plus-haut-ce-que-revele-la-sociologie-du-vote-pour-lextreme-droite-240625
Jacques Paugam, « Nouveaux ennuis judiciaires pour le RN qui crie à ‘l’acharnement’ », Les Echos, Les Echos, Paris, 9 juillet 2025, [en ligne :] https://www.lesechos.fr/politique-societe/politique/perquisition-en-cours-au-siege-du-rn-jordan-bardella-denonce-un-acharnement-2175574
Le terme « infrapolitique », employé par les auteurs pour désigner le registre rhétorique du RN, mériterait d’être mieux défini. Le terme est aujourd’hui plus souvent associé aux travaux de l’anthropologue James C. Scott pour désigner les formes de résistance invisible des groupes subalternes, cherchant à contourner ou subvertir la politique dominante. Le prendre en ce sens pourrait être intéressant, pour un parti longtemps considéré comme paria.
Christian Lazzeri, « Domination, rationalité et résistance : ‘l’infra politique’ des groupes subalternes de James C. Scott », Sociologie, n° 4, vol. 12, 2021, [en ligne :] http://journals.openedition.org/sociologie/9418
Emmanuel Macron a une incontestable responsabilité dans le brouillage du clivage gauche-droite, mais ce fut aussi très tôt la stratégie du Front National (FN), sur la ligne « ni droite, ni gauche, Français ». Lancé en juillet 1995 lors de l’université d’été du Front National de la Jeunesse (FNJ) par son directeur national, Samuel Maréchal, avec la bénédiction de Jean-Marie Le Pen le slogan s’est imposé au sein du parti, et ses dirigeants n’ont eu de cesse de fustiger l’ensemble des partis de droite et de gauche, seul Jordan Bardella semblant prôner aujourd’hui « l’union des droites ».
Enfin le RN a, certes, une propension marquée à réagir « contre » les idées des autres partis et à jouer sur le registre de la morale identitaire et des valeurs plus que sur l’argumentation politique raisonnée. Mais une idée fixe colore ses positions sur toutes les autres thématiques : le danger de l’immigration, surtout en provenance de pays musulmans. Et, face à cette menace vue comme existentielle, il propose une politique élaborée. Il suffit pour s’en convaincre de consulter sa proposition de loi constitutionnelle Citoyenneté-Identité-Immigration n°2120, qui entend supprimer 18 articles de la Constitution et en ajouter 7 autres : supprimer le droit du sol, restreindre le droit d’asile, inscrire la priorité nationale au détriment des étrangers, empêcher l’accès des étrangers à certains métiers, affirmer la supériorité de la Constitution sur toute règle européenne etc.
Reste un livre original, portant un regard neuf sur les métamorphoses de l’extrême droite française, et son appel à y apporter une réponse politique est plus que jamais d’actualité.
Orientation bibliographique
LAZZERI Christian, « Domination, rationalité et résistance : ‘l’infra politique’ des groupes subalternes de James C. Scott », Sociologie, n°4, vol. 12, 2021, [en ligne :] http://journals.openedition.org/sociologie/9418
MARÉCHAL Samuel, Ni droite ni gauche… Français. Contre la pensée unique. L’autre politique, Mons, Première Ligne, 1995.
SCOTT James C., La domination et les arts de la résistance. Fragments du discours subalterne. Paris, Éditions Amsterdam, 2009.
ROUBAN Luc, Les ressorts cachés du vote RN, Paris, Presses de Sciences Po, 2024.
SELZNICK Gertrude G., STERNBERG Stephen, The Tenacity of Prejudice. Anti-Semitism in Contemporary America, New York, Londres, Harper & Row, 1969.
Pour citer cet article
Nonna Mayer, « Une étrange victoire. L’extrême droite contre la politique, un livre de Michaël Fœssel et Étienne Ollion », Revue Alarmer, mis en ligne le 29 septembre 2025, https://revue.alarmer.org/une-etrange-victoire-lextreme-droite-contre-la-politiqu-michael-foessel-et-etienne-ollion/