06.04.20 Le Monstre de la mémoire, un roman de Yishaï Sarid

Yashaï Sarid, Le Monstre de la mémoire, traduit de l’hébreu par Laurence Sendrowicz, Arles, Actes Sud, 2020, 158p.

Le Monstre de la mémoire est une (longue) lettre adressée « A M. Le Président de Yad Vashem », l’institut commémoratif de l’Holocauste créé par l’Etat d’Israël en 1953, par un homme dont nous apprenons peu à peu que, pour financer ses recherches de thèse d’histoire sur la mise en œuvre technique de la Solution finale, entreprise un peu par hasard, il est devenu guide sur les sites d’extermination en Pologne où il passe la majeure partie de son temps alors que sa famille est restée en Israël.

Ce livre n’a pourtant rien d’un courrier administratif. Cet ouvrage est en réalité un roman policier. Il est palpitant. Dès sa première page, le lecteur comprend que le narrateur a commis un acte délictueux, peut-être même criminel, et qu’il cherche à s’en expliquer auprès de celui qu’il considère comme son bienfaiteur pour l’avoir encouragé sur la voie professionnelle qu’il s’est choisie. A chaque page, le lecteur a l’impression qu’un drame va survenir.

Cette tension constante naît non seulement du talent d’écrivain de Yashaï Sarid mais aussi de son regard de sociologue. Chaque récit de visite à Auschwitz ou à Sobibor est émaillé de tensions, non dénuées d’humour noir, produites par la simple description de la réalité concrète des situations sociales : par exemple, lorsqu’un groupe de riches touristes souhaite écourter leur visite car ils ne veulent pas trop marcher et ont compris que ce qui s’était passé ici était « émouvant » ou encore quand, pensant à la situation militaire en Israël, des élèves israéliens retiennent de la visite la nécessité d’être sans pitié avec son ennemi et de tuer jusqu’aux enfants car ils pourront un jour prendre les armes à leur tour… Ainsi cette description d’une visite d’un groupe d’élèves israéliens :

« ‘Ah, ces gauchistes d’Ashkénazes, ai-je entendu à plusieurs reprises, dont les pères n’ont réussi à protéger ni leurs femmes, ni leurs enfants !’ On les accusait d’avoir aidé les assassins, de ne pas être ‘des vrais mecs’ […] et je les ai entendu dire entre eux que ce n’étaient pas des victimes innocentes, qu’ils avaient été tués pour une bonne raison ‘suffit de voir ce qu’ils ont fait aux Sépharades, ce sont des serpents, comment peut-on les aimer ?’. Oui, monsieur le président, j’ai entendu de telles remarques, je ne vous mens pas. […] La question est : d’où vient une telle répulsion ? En fait, cela m’a pris des années pour comprendre que la haine poussait dans les lieux de haine. Au cours d’une visite à Birkenau, un élève, un petit gros au regard mauvais et aux joues violacées par le froid, a commencé à graver : « Mort aux gauchistes » sur une palissade du camp des femmes. Il a été surpris par un prof plus éveillé que les autres, et a été obligé de s’arrêter. Pour le consoler, ses copains lui ont promis qu’en Israël, ils termineraient le boulot ensemble ».

A travers la description d’un grand nombre de situations ordinaires vécues par son narrateur, l’auteur dresse un portrait critique des effets de la « mémoire » qui fait écho aux récents travaux ethnographiques et sociologiques en la matière. En écrivain, il s’interroge ainsi : jusqu’à quel point et dans quelles conditions peut-on tirer les leçons du passé ? Est-ce seulement possible ou même souhaitable ?
Parmi les questions sociologiques posées figure ainsi celle, cruciale, de la vengeance, qui constitue le véritable monstre de la mémoire dont traite l’ouvrage. Rares sont les auteurs qui ont pris à bras le corps cette question pourtant centrale pour les victimes d’un crime. Il y a maintenant plus de cinquante ans, Jean Améry s’était intéressé à la vengeance, en philosophe. Yashaï Sarid le fait ici, et avec brio, en romancier. Comme le demande son fils au narrateur

Jackie Feldman, Above the death pits, beneath the flag,
Youth Voyages to Poland and the Performance of Israeli National Identity
, Berghahn, 2008.
Nathanaël Wadbled. Raconter Auschwitz : l’expérience de visite d’un espace mémoriel : le cas d’un voyage scolaire organisé par le Mémorial de la Shoah. Héritage culturel et muséologie. Université de Lorraine, 2016
Jacques et Ygal Fijalkow (dir.), Les élèves face à la Shoah. Lieux, histoire, voyages, Presses du Centre universitaire Jean-François Champollion d’Albi, 2012.
Yaël Holveck, Un dimanche à Auschwitz, Editions de l’Aube, 2003.

« ‘C’est quoi ton travail, papa ?’. Heureusement que ma femme a répondu à ma place, ‘ton papa raconte aux gens ce qui s’est passé’. Ido a ouvert de grands yeux inquiets, ‘qu’est-ce qui s’est passé ?’. Alors je lui ai expliqué qu’avant, il y avait un monstre qui tuait les gens. ‘Et tu te bats contre lui ?’ s’est-il enthousiasmé. Je lui ai dit que non, qu’il était déjà mort. Et pour que les choses soient bien claires, j’ai ajouté, ‘c’est un monstre qui vit dans la mémoire’ ».

Jean Améry, Par-delà le crime et le châtiment, Essai pour surmonter l’insurmontable. (1966), traduit de l’allemand par Françoise Wuilmart, Actes Sud, Arles, 2005.

Pour citer cet article

Sarah Gensburger, Sarah Gensburger, « Le Monstre de la mémoire, un roman de Yishaï Sarid », RevueAlarmer, mis en ligne le 6 avril 2020, https://revue.alarmer.org/yashai-sarid-le-monstre-de-la-memoire/

retour
enregistrer (pdf)

Pour aller plus loin