23.04.24 Les déportés juifs et résistants de Saint-Malo. Entretien avec Fabienne Massard-Wimez et Stéphane Autret

La création du site « Parcours de déportés de Saint-Malo, tentative de micro-histoire à des fins historiques et mémorielles » est un projet annuel, mené à partir de la rentrée scolaire 2022 avec deux classes de terminale générale du lycée Jacques Cartier de Saint-Malo. Le travail s’ancre dans la connaissance de la Seconde Guerre mondiale à une échelle différente de celle des programmes du lycée, celle du territoire local des élèves. Ce projet d’histoire et d’enseignement civique a conduit les élèves de Saint-Malo à visiter l’ancien camp d’Auschwitz-Birkenau, en Pologne, et plus récemment l’hôtel Matignon.

Ruines de la cathédrale de Saint-Malo.
Source : Musée de Bretagne

Fabienne Massard-Wimez et Stéphane Autret, vous êtes professeurs d’histoire-géographie. Avec des élèves du lycée Jacques Cartier de Saint-Malo, vous avez réalisé un site Internet qui met en lumière les parcours de 63 déportés, juifs et résistants, de cette ville. Pourriez-vous expliquer quelle a été la genèse de ce projet ? Quels élèves étaient concernés ?

Dans la continuité des actions menées depuis une dizaine d’années au lycée Jacques Cartier (rencontres avec des survivants de la Shoah, comme Ginette Kolinka, participation au Concours national de la Résistance et de la Déportation, invitation d’historiens spécialistes), nous souhaitions ancrer la lutte contre l’antisémitisme et l’histoire de la Seconde Guerre mondiale à l’échelle locale. Dans la presse locale, en avril 2022, nous avons découvert l’existence d’un petit garçon, Daniel Albohair, né à Saint-Malo le 2 juin 1941. Une photographie de cet enfant souriant avec sa mère y figurait, prise la veille de leur arrestation près de Grenoble. Internés à Drancy, ils sont assassinés en juillet 1944 à Birkenau.

Il n’y a pas de synagogue, pas de communauté juive, pas de musée sur la Shoah aujourd’hui à Saint-Malo et la rue des juifs a été rebaptisée rue Chateaubriand le 16 mars 1849. Pour la grande majorité de nos élèves, la Shoah, c’est donc ailleurs : à Paris lors de la rafle du Vel’ d’Hiv, à Auschwitz-Birkenau, dans le ghetto de Varsovie ou sur le front de l’Est ; pour eux, à l’évidence, la Shoah ne concerna pas leur ville. Pas davantage la Résistance, qui pour nos élèves renvoie à l’appel du 18 juin à Londres, à Jean Moulin et aux maquis.

Dans les programmes le volume horaire dédiée à la Seconde Guerre mondiale représente 4 à 5 heures d’enseignement maximum dans toute leur année de terminale ; il faut donc aller à l’essentiel. Les programmes sont évidemment généralistes et proposent une histoire déconnectée, désincarnée, qui s’adresse à l’ensemble des élèves à l’échelle nationale afin de leur donner un socle de culture commune ; elle est donc enseignée souvent sans prendre en compte les spécificités locales. De plus, nos élèves depuis une vingtaine d’années n’ont plus de grands-parents ayant vécu la guerre ou l’après-guerre.

Pour débuter ce projet de micro-histoire, nous sommes partis d’une liste des déportés de Saint-Malo, juifs et résistants, établie par un résistant malouin dans les années 1980 et retravaillée par le directeur des archives de Saint-Malo, Marc Jean. Nous nous sommes aussi inspirés des travaux de la journaliste Stéphanie Trouillard sur Louise Pikovsky et de l’historienne Claire Zalc sur la persécution des juifs du bassin minier lensois.

Nous avons mobilisé dans ce projet deux classes de terminale, soit 68 élèves, dans le cadre des cours d’Enseignement moral et civique. L’objectif était de reconstituer le parcours de ces personnes et familles ayant un lien plus ou moins ténu avec Saint-Malo. Nous avions trois intentions : retracer la vie des déportés assassinés sur un site internet (donc créer un lieu de mémoire numérique), suivre le parcours de déportation de Daniel Albohair jusqu’à Birkenau et installer le premier Stolpersteine (pavé mémoriel) de Bretagne, à l’endroit où il est né à Saint-Malo, afin d’en faire un lieu de mémoire.

Quelles étaient les spécificités de Saint-Malo et plus généralement de la Bretagne durant la Seconde Guerre mondiale, notamment en ce qui concerne la présence juive et la Résistance ?

Saint-Malo est une ville bretonne de la Côte d’Émeraude. Dans l’entre-deux-guerres, celle-ci vit encore de la pêche à la morue au large de Terre-Neuve. Mais elle a connu aussi très tôt le développement du tourisme balnéaire. La ville avait d’importantes capacités d’hébergement grâce au développement des chemins de fer. Elle abritait aussi le 47ème régiment d’infanterie dans une grande caserne placée à l’entrée d’Intra-Muros.

Le 17 juin 1940, 21 500 Britanniques et Canadiens sont évacués via le port de Saint-Malo. C’est l’opération Ariel. Les premiers Allemands arrivent le jeudi 20 juin. Mais la ville et le port ne sont occupés totalement que le samedi 22 juin. Plus de 12 000 Allemands s’installent alors dans la cité corsaire. Pour eux, Saint-Malo est rapidement devenu un site littoral stratégique de premier plan, face à l’Angleterre. Le port permet le ravitaillement des îles anglo-normandes occupées (Jersey et Guernesey). L’organisation Todt utilise en partie les fortifications de Vauban et fortifie toute la Festung, notamment la cité d’Alet et l’île de Cézembre.

Saint-Malo devient aussi une ville refuge pour les juifs fuyant l’antisémitisme. En Ille-et-Vilaine, en octobre 1940, selon deux études différentes, 368 ou 372 juifs (200 juifs français et 172 juifs étrangers) sont recensés mais ce chiffre augmente avec l’avancée de la guerre, car 419 juifs apparaissent dès début 1941. Trois villes en particulier les accueillent : Rennes, Saint-Malo, Fougères. Lors du recensement de 1940, 204 juifs sont comptabilisés à Saint-Malo/Dinard et 124 à Rennes. Seize entreprises juives sont déclarées à Saint-Malo. Les deux grandes stations balnéaires, Saint-Malo et Dinard, aux nombreuses résidences secondaires et à l’équipement hôtelier important, ont vu affluer des réfugiés de l’Est, du Nord, de la région parisienne, lors de l’Exode. Nous avons pu établir des filiations entre ces familles juives, ce qui permet d’expliquer leur présence à Saint-Malo. Ainsi, par exemple, les familles Mosbacher, Asch et Weill sont liées.

Mais certains réfugiés juifs ont probablement échappé à notre enquête car certains juifs ne se sont pas faits recenser. D’autre part, en menant l’enquête, nous avons observé de quelle manière, et pour cause, les autorités préfectorales sont confrontées aux questions de définition de l’appartenance au judaïsme. Ainsi en 1940, le sous-préfet de Saint-Malo s’interroge pour savoir si l’on peut considérer comme juif un individu qui s’est converti à une autre religion et si la seule ascendance juive suffit à déterminer qu’une personne l’est. Rendant compte à son supérieur hiérarchique des opérations du recensement, il souligne : « Un certain nombre de déclarants ne sont plus de la communion juive et ne s’y rattachent que par leur ascendance. Ils sont devenus des catholiques, protestants, orthodoxes ou ne pratiquent plus aucun culte. »

Beaucoup de juifs ne firent qu’un très bref séjour à Saint-Malo. En juin 1941, lors du second recensement, 60 sont recensés à Saint-Malo, 98 à Dinard. Le séjour dans ces villes est de plus en plus difficile. Le 1er août 1941, l’accès à la zone côtière est « interdit aux villégiateurs et estivants », ainsi « qu’aux propriétaires des maisons de campagne ». Le littoral est interdit sur une zone de 8 km aux non résidants puis sur 40 km en 1943. La plupart des familles figurant sur notre liste sont arrêtées ou fuient la ville entre 1941 et 1943.

L’importance stratégique du lieu entraîne la présence de plusieurs réseaux de résistants qui fournissent des renseignements à Londres, comme le réseau Isidore Leroux. Dès octobre 1940, Marie Béranger, 75 ans, en fait partie. Elle participe à la propagande anti-allemande et héberge des membres du réseau. Gaston Thouvenot, comptable à Saint-Malo, réfractaire au STO, s’engage au réseau Service National Maquis et participe à la création du Maquis de la Hunaudaye. Nous avons ainsi pu suivre le parcours de 36 de ces résistants qui ne sont pas revenus des camps. C’est ce dernier critère qui a été retenu pour créer le site internet.

Carte du parcours des déportés malouins.
Source : Les déportés de Saint-Malo.

De manière très concrète, comment les travaux de collecte et de sélection des informations se sont-ils organisés et déroulés ? Quels obstacles, éventuellement, ou difficultés, avez-vous rencontrés ?

Nous avons largement investi, et dépassé, la dotation horaire consacrée au chapitre d’histoire sur la Seconde Guerre mondiale. Pour dégager davantage d’heures, nous avons fléché la construction du projet sur nos heures d’Enseignement moral et civique (EMC). Il s’agissait initialement d’un projet annuel d’EMC qui est devenu protéiforme (histoire, mémoire, citoyenneté).

Nous avons dû composer avec des contraintes horaires mais aussi techniques. Toutes nos recherches se sont faites depuis le lycée en salle informatique ; les élèves ont aussi utilisé leurs téléphones, PC portables, tablettes. En effet, il nous était impossible de déplacer deux classes aux archives tous les quinze jours. D’autant plus que tous les élèves ne travaillaient pas sur les mêmes sources. De ce point de vue, leur investissement a été admirable, leur engagement est allé au-delà de ce que nous aurions pu imaginer. Ils ont pris le projet à « bras-le-corps », étonnés de découvrir ces histoires, ces familles à l’échelle de la ville où ils vivent. Ils ont touché du doigt, par leurs recherches, la destinée tragique d’habitants, malouins comme eux.

Certains d’entre eux ont démarché les archives par courrier. Quelques élèves se sont même déplacés jusqu’aux archives municipales, et, par le train, sur leur temps libre, jusqu’aux archives départementales de Rennes. D’autres sont allés au Mémorial de la Shoah à Paris, profitant d’un séjour familial dans la capitale.

Les élèves ont aussi « balayé » les annuaires, envoyé des lettres à des personnes ayant les mêmes noms de famille que nos déportés ou écrit aux rédacteurs de fiches sur des sites de généalogie. Ces recherches ont permis, par le biais d’échanges téléphoniques, particulièrement riches en émotions, de confirmer, de compléter ou d’infirmer ce que nous avions trouvé. Ainsi des erreurs ont été rectifiées et signalées, y compris sur des sites officiels. Enfin, par hasard, en postant un courriel sur un site de Résistance, nous avons retrouvé le demi-frère du petit Daniel Albohair.

Les interventions régulières du directeur des Archives de Saint-Malo, ainsi que la conférence de Claire Zalc, ont donné aux élèves les outils et la rigueur scientifique indispensable aux travaux de recherche. Il se trouve que pour nos mémoires de maîtrise (Master aujourd’hui), nous avions déjà conduit des recherches. Nous étions donc formés méthodologiquement pour accompagner nos élèves, même s’il faut l’avouer nous nous sommes aussi beaucoup remis en question. Nous avons surtout été dépassés par l’ampleur du projet, par les informations obtenues et la volonté de nos élèves d’explorer plusieurs pistes pour reconstituer la vie de ces déportés. Comprendre qu’il fallait faire des choix en histoire, qu’il fallait aussi les justifier, est formateur pour de futurs élèves du supérieur et des citoyens en devenir. Le terme de « fabrique de l’Histoire » nous semble le plus approprié à la mise en œuvre de ce projet.

Discours de Alain Albohair, lors de la pose d’un Stolpersteine en l’honneur de la mémoire de son demi-frère, Daniel, le 23 mai 2023.
Source : Les déportés de Saint-Malo, photo de M. Meigné.

Le site est extrêmement riche en documentation. Où l’avez-vous puisée ? Comment les documents retenus ont-ils été sélectionnés ?

L’aide de Marc Jean, directeur des archives de Saint-Malo, président du Souvenir français et auteur d’un ouvrage collectif, Août 1944. Saint-Malo libéré (Cristel, 2014), a été essentielle. Il nous a apporté les photographies qui étaient aux archives, des documents vidéos (parfois inédits). Nous-mêmes avons passé quelques journées aux archives départementales pour photographier des documents (dossier d’aryanisation, listes de recensement des juifs…) afin de les rendre accessibles aux élèves. L’aide de Claire Zalc sur la manière de trouver des documents (fonds du Mémorial de la Shoah, archives Arolsen, sites de généalogie, archives d’état civil, témoignages post-Seconde Guerre mondiale de Yad Vashem…) a été précieuse. Ensuite, il nous a fallu demander des autorisations, au Mémorial de la Shoah par exemple, pour l’utilisation des documents. Seul un auteur d’ouvrage, qui contenait plusieurs photographies intéressantes, nous a refusé l’autorisation de les utiliser. Expliquer à des élèves, qui ont l’habitude d’utiliser toute sorte d’images sur les réseaux sociaux, qu’il fallait respecter des règles, notamment celles des droits d’auteur, n’a pas été simple.

Pour faire leur narration et créer leur vidéo sur la vie des déportés, les élèves ont fait des choix, ce qui nous a permis d’expliquer que l’histoire devait se faire avec des sources dûment vérifiées et indiquées. D’un point de vue méthodologique, Tal Bruttmann est venu travailler avec eux sur l’utilisation des photographies en histoire avec une conférence à partir de son travail intitulé Un album d’Auschwitz. La facilité avec laquelle nos élèves peuvent réaliser un copier/coller d’une photographie d’un camp trouvée sur internet, et s’en servir pour illustrer leur narration, a donc été vite remise en cause. Par exemple, l’utilisation de la photographie de la Neue Rampe de Birkenau, prise par les SS Walter et Hofmann, seulement mise en service en mai 1944, alors que Jacob Baranowicz, arrêté sur dénonciation à Saint-Servan, ou Mekdouda Moryoussef, arrêtée et dénoncée car elle refuse de se faire recenser comme juive, sont déportés par le convoi 60 et arrivent le 10 octobre 1943, n’était donc pas correcte historiquement.

Dans ce travail de vérification, nous avons mis à contribution les élèves de la spécialité HGGSP (Histoire-Géographie, Géopolitique, Sciences Politiques), sans doute plus sensibilisés à la contextualisation et au regard critique sur les sources. La mobilisation des spécialités et des compétences des élèves (notamment dans le montage vidéo) nous a facilité le travail : la conception du site ou des cartes du parcours de persécution est revenue à quatre élèves de la spécialité NSI (Numérique et sciences informatiques), des élèves de la spécialité Arts plastiques ont eu en charge la création du carton d’invitation pour la cérémonie de la pose du pavé mémoriel de Daniel. En tant qu’enseignants d’histoire-géographie, nous avons tenté d’apporter le plus possible la rigueur nécessaire à la recherche et à la réalisation.

Est-ce que le projet a suscité une dynamique qui a dépassé les seules classes directement concernées ? Et au-delà du lycée, notamment dans la ville ? Des suites sont-elles d’ores et déjà envisagées ?

Le projet a largement dépassé le lycée. D’abord parce qu’il nous a fallu trouver des financements, donc solliciter, par la presse ou par l’action des élèves eux-mêmes, des entreprises malouines, les habitants et la mairie de Saint-Malo et les différentes associations, comme le Souvenir français, ou encore mettre en place une cagnotte en ligne (la Trousse à projet). Relayé par la presse locale et par le biais d’une interview donnée au CRIF, le projet a été repris par des médias comme i24News.

Ensuite, parce que poser un pavé mémoriel sur la chaussée nécessite l’aide de la mairie et des agents municipaux, nous avons travaillé avec ces services, notamment avec le service délégué aux cimetières, au protocole, aux relations publiques et aux anciens combattants pour l’organisation de la cérémonie qui eut lieu en juin 2023.

Le site internet est de plus en plus consulté puisque nous avons été contactés récemment par le petit-fils de l’un des résistants, qui a découvert le travail sur son grand-père en faisant des recherches en ligne. Il a appris, grâce aux élèves, des informations sur son grand-père, capitaine FFI, déporté non revenu de Dachau. Lui-même nous a apporté des photographies plus personnelles de son grand-père, des lettres, écrites à Dachau (sur papier à cigarette) pour sa femme.

Au niveau local, le projet a été couvert et diffusé par des articles du Pays Malouin et de Ouest-France. Les élèves ont reçu le prix du Civisme Jeune Citoyen de la Société des membres de la Légion d’Honneur de Saint-Malo au mois de juin.

Au niveau national, les élèves sont lauréats du prix Ilan Halimi 2023-2024 et le projet a été présenté à l’Unesco lors des journées « Éducation contre l’antisémitisme, l’intolérance et la discrimination en France ». Enfin, un documentaire a été réalisé sur l’ensemble du travail, intitulé Les Étoiles de Saint-Malo. Il n’a pas encore été diffusé.

Le travail de ces terminales, aujourd’hui dans le supérieur, est actuellement repris par une autre classe de terminale afin de travailler spécifiquement sur la libération de Saint-Malo, dans le cadre du 80e anniversaire des débarquements, de la Libération de la France et de la Victoire. Nous avons d’autres projets à l’avenir, comme faire intervenir, dans une volonté de formation citoyenne, certains de nos élèves dans les classes de primaire et de troisième, mais cela demande une solide préparation.

Le sous-titre du projet est « travail de micro-histoire à des fins historiques et mémorielles ». Comment dans votre travail avec les élèves s’est fait le partage entre ces deux finalités, l’historique et la mémorielle ?

Il nous a semblé évident que le travail d’histoire est le préalable essentiel au travail de mémoire. Si on devait simplifier notre démarche, on pourrait envisager que l’histoire c’est la raison, tandis que la mémoire c’est l’émotion.

Le sujet sur les trajectoires de persécution de ces hommes, femmes et enfants est donc d’abord un travail d’histoire. Retracer leur parcours était une réelle enquête : chercher, croiser, sourcer, analyser, critiquer.

Il n’est pas aisé de proposer un projet de cette nature à des élèves, y compris en terminale. Toutes les personnes sur lesquelles ils ont travaillé sont mortes en déportation, suppliciées, torturées, affamées, abattues ou encore gazées. C’est une réelle charge mentale que de suivre les destins tragiques de ces déportés de la même ville que nos élèves.

Pour rendre ce projet psychologiquement supportable, il fallait réussir à éloigner le trop-plein d’émotion et cela s’est fait par la mise à distance qu’impose la rationalité du travail d’historien, en l’occurrence ici, d’apprenti-historien. Procéder à un travail méticuleux, rigoureux de recherches, permettait aussi de ménager les élèves dans leur quête de vérité.

Un des moments forts du projet a été le séjour d’étude à Cracovie avec en point d’orgue la visite du centre de mise à mort de masse d’Auschwitz-Birkenau. Un déplacement sur un tel lieu ne s’improvise pas. La conférence de Tal Bruttmann a été absolument essentielle dans la préparation de cette visite. Elle nous a permis de rendre intelligible le site et d’appréhender les lieux avec davantage de connaissances et de précisions. Et c’est ainsi que nous avons pu réellement et concrètement y mêler histoire et mémoire. En effet, nous savions qu’une grande partie des déportés juifs assassinés à Birkenau était descendue sur la rampe à l’extérieur du camp ; c’est à cet endroit que nous leur avons rendu hommage en égrenant leurs noms avant de nous rendre à l’intérieur de Birkenau pour commémorer l’assassinat de Daniel Albohair et de sa mère Rajla. Comme il nous est impossible de savoir dans quelle chambre à gaz-crématoire ils ont été suppliciés, le temps de recueillement s’est déroulé au bout de la rampe devant le monument international.

La pose du Stolpersteine est aussi une illustration de cette double finalité du projet. Les archives nous ont révélé le lieu de naissance du petit Daniel à Paramé (commune intégrée dans le grand Saint-Malo en 1967). C’est donc à cet endroit, situé au 1 boulevard Chateaubriand, qu’a été inauguré ce pavé mémoriel dont la pose, sans précédent en Bretagne, crée, de fait, un lieu de mémoire.

Le souci de concilier travail d’histoire et volonté d’entretenir le flambeau de la mémoire a été une constante de ce projet. Sans histoire, pas de mémoire. Les histoires individuelles, que nos élèves ont essayé de retracer au plus près de la vérité, ont permis de faire en sorte que ces personnes ne soient pas tuées, une deuxième fois, par les assassins de la mémoire. La mémoire est aussi là pour entretenir l’histoire.

De fait, les élèves sont devenus, pour reprendre la belle expression de Jacques Le Goff, des « passeurs de mémoires ». Peut-être que, comme Alain Albohair, demi-frère de Daniel, l’appelait de ses vœux, ce projet aura suscité des vocations d’historiens. Quant à nous, nous espérons leur avoir donné des fondamentaux solides pour être des citoyens éclairés.

En février dernier, ce travail a été récompensé du prix du jury de la 6e édition du prix Ilan Halimi. Quelles ont été, selon vous, les vertus pédagogiques de ce travail sur les élèves ?

Le projet a été présenté aux élèves et à leurs familles, dans sa forme initiale, lors de la réunion de rentrée en septembre. Immédiatement, ce travail a suscité une grande adhésion. Il faut rappeler que ces élèves n’avaient pu participer qu’à de rares projets à cause de la crise sanitaire.

Une réelle alchimie s’est créée entre les élèves. Une grande part d’affect s’est installée pour beaucoup d’entre eux : ils parlaient de « leurs déportés ». Le projet a eu des effets notables en termes de qualité d’écoute en classe, de sérénité des cours et sur le travail personnel des élèves.

Le travail s’est décliné de façon concrète pour le parcours personnel de nos élèves. Certains, très investis, ont choisi de prendre le projet pour leur Grand Oral, avec bien souvent d’excellentes notes. Par exemple, une élève a présenté en spécialité HGGSP : « Le centre de mise à mort d’Auschwitz-Birkenau est-il en danger ? ». D’autres ont détaillé leur participation au projet dans la partie « Parcours civique » de la plate-forme Parcoursup et ont été interrogés, lors d’entretien avec des écoles du supérieur (l’école du Louvre par exemple), spécifiquement sur ce « Parcours des déportés de Saint-Malo ».

La rigueur du travail de recherche et de restitution a surpris les élèves et les a sans aucun doute préparés à ce qui leur est demandé dans le supérieur. On a coutume de dire que, souvent, les élèves ne travaillent que pour les notes. Ici, cela ne se confirme absolument pas, le coefficient de l’EMC (dans lequel nous avons évalué la production individuelle) est absolument anecdotique pour l’obtention de leur baccalauréat (1% du Bac).

Plus largement, ce projet a fait de nos élèves des passeurs de mémoire, des acteurs engagés contre l’antisémitisme, donc des citoyens défenseurs des valeurs de la République. Suite à leur visite, en avril 2023, de l’ancien camp d’Auschwitz, les élèves ont été choqués par la photographie d’une jeune fille prenant un bain de soleil sur les rails, peut-être ne l’auraient-ils pas été sans ce méticuleux travail de préparation.

C’est un lieu commun, souvent entendu, que d’affirmer que Saint-Malo n’est pas un bassin d’éducation difficile. Nous en sommes conscients. Pourtant, dans notre ville aussi, les stéréotypes et les préjugés contre les juifs circulent et nous ont valu quelques étoiles de David dans le couloir menant aux salles d’histoire-géographie du lycée. L’antisémitisme prend parfois des formes latentes.

Au cours de ce projet extrêmement dense et stimulant, nous avons pensé et réalisé un travail d’histoire à « hauteur d’homme » avec un fort ancrage local. Nous avons alors pu démontrer que, même à Saint-Malo, où nos élèves sont nés et vivent encore, la haine de l’autre a frappé et a tué, y compris des enfants.

Ce sont les valeurs humanistes, profondément républicaines, celles-là mêmes qui font de nous des cibles pour les obscurantistes, qui ont guidé nos actions comme celles de nombreux enseignants. Le chantier immense de la quête de la vérité et de lutte contre les haines, contre les faussaires de l’histoire et les assassins de la mémoire, continue. Il nous semble fondamental de l’inscrire à l’échelle locale par de l’histoire incarnée autant que possible.

Pour citer cet article

Benoît Drouot, « Les déportés juifs et résistants de Saint-Malo : tentative de micro-histoire mémorielle et historique par des classes du Lycée Jacques Cartier. Entretien avec Fabienne Massard-Wimez et Stéphane Autret », RevueAlarmer, mis en ligne le 23 avril 2024, https://revue.alarmer.org/les-deportes-malouins-juifs-et-resistants-tentative-de-micro-histoire-memorielle-et-historique-par-des-eleves-du-lycee-jacques-cartier-de-saint-malo-entretien-avec-fabienne-massard-wimez-et-stepha/

Roland Mazurié des Garennes (1930-2021).

Nicolas Mariot et Claire Zalc, Face à la persécution. 991 Juifs dans la guerre, Paris, Odile Jacob, 2010.

En 1942, la ville de Saint-Malo est décrétée « Festung », forteresse, par décision du Führer, entraînant la construction de quelque 550 bunkers.

En octobre 1040, il y a, en Ille-et-Vilaine, 368 juifs pour Toczé Claude qui publie, avec la collaboration de Lambert Annie, Les juifs en Bretagne (Ve-XXe siècles), Rennes, PUR, 2006 et 372 juifs pour Wiki Rennes Métropole.

Claude Toczé avec la collaboration d’Annie Lambert, Ibid., p. 171. Fonds 1339W ADIV.

La liste ne tient pas compte, par exemple, des sept résistants fusillés par les nazis au Mont Valérien le 2 décembre 1943. DAVCC, Caen. – SHD Vincennes, GR16P 145126 et 28P 4365127 (nc). – Henri-Georges Gaignard, Connaître Saint-Malo, Paris, F. Lanore, 1973. – Site Internet Mémoire des Hommes

Tal Bruttmann, Stefan Hördler, Christoph Kretzmüller, Un album d’Auschwitz. Comment les nazis ont photographié leurs crimes, Paris, Seuil, 2023 (version originale allemande en 2019, WBG Verlag).

Ouest France, 17 avril 2023.

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