01.04.23 À pas aveugles, un film de Christophe Cognet

« À pas aveugles », film de Christophe Cognet, est une enquête cinématographique qui explore un corpus photographique épars (et peut-être encore lacunaire) : les photographies prises par des déportés à l’insu des autorités des camps nazis. Il est un appel à porter toute notre attention à chacune de ces prises de vue, qui étaient pour leurs auteurs autant de prises de risques. Le film nous conduit sur les sites de camps de concentration et d’un centre de mise à mort nazi, des lieux devenus musées, espaces de recherche et d’archives ou centres mémoriels. Il est le fruit d’un long jeu de pistes, commencé bien en amont du tournage, pour rassembler une documentation touffue sur le contexte de ces prises de vue. L’ouvrage Éclats. Prises de vue clandestines dans les camps nazis en avait été la première expression.

Christophe Cognet, Éclats. Prises de vue clandestines des camps nazis, Seuil, 2019, Paris, p. 11.

Affiche du film « À pas aveugles » de Christophe Cognet produit par L’Atelier documentaire à partir d’une photographie d’Alberto Errera prise à Birkenau.

Le documentaire commence et se clôt par une scène d’averse dans un paysage verdoyant. Une mare, un étang, une pluie d’été. À proximité, les barbelés de Birkenau. La pluie forte qui se déverse révèle « de petits éclats blancs qui affleurent à la surface de la terre » que l’historien Tal Bruttmann, à l’image à côté du réalisateur, prend dans la main. Ces éclats, qui ont donné le titre au livre de Christophe Cognet, sont les restes d’ossements humains, la manifestation, écrit-il, de « la présence immuable et permanente, physique, des victimes », une résistance à la disparition totale des traces. La résistance par les traces est l’un des sujets du film de Christophe Cognet.

L’apparition de ces éclats, révélés par la pluie, est aussi un rappel d’un de ces nombreux gestes du photographe-tireur au XXe siècle, de ce monde d’avant le numérique : mettre un papier sensible dans un bain révélateur et attendre que l’image progressivement apparaisse et se fixe sur le papier. Dans son film, Christophe Cognet montre toute la matérialité des images, des pellicules aux tirages – qu’il touche avec la précaution de reliques. Ainsi, le film se regarde aussi comme un hommage du cinéma à la photographie argentique.

Dispositif du film

« À pas aveugles » est un film en mouvement. Un film de gestes et de pas. C’est un parcours dans quatre camps de concentration (Dachau, Buchenwald, Mittelbau-Dora, Ravensbrück) qui se termine, de manière paroxystique, dans le centre de mise à mort de Birkenau. Christophe Cognet et son équipe, celle que l’on voit à l’écran et celle qui filme, se déplacent dans ces anciens camps où maintenant, ce sont les touristes qui photographient avec leurs téléphones portables. Photographier y est devenu le geste anodin de collecter des souvenirs. On y photographie avant même de regarder.

Le spectateur voit à l’écran et entend historiens, archivistes, traducteurs et surtout l’auteur du film, à la fois acteur principal et metteur en scène. Dans chaque camp, ces personnes marchent, un agrandissement de l’image sous le bras, en quête du lieu exact où se tenait celui qui a pris le cliché afin de la remettre dans son contexte. Loin d’être un film diaporama de photographies clandestines, le réalisateur déplace ces images dans les lieux de leurs prises de vue pour nous en proposer des expositions in situ, en inventant à chaque fois de nouveaux dispositifs. Mais l’effet recherché est le même : la violence et la mort dont ces images sont les traces infusent ces lieux au présent.

Plan du film « À pas aveugles » de Christophe Cognet.

Accompagné d’un spécialiste, historien ou archiviste, le réalisateur décrit chacune de ces images de la manière la plus minutieuse possible, nous renseigne sur son auteur et grâce à un savoir a posteriori des faits sur le contexte de la prise de vue. Parfois aussi, il choisit de compléter cette lecture d’image par une interprétation plus subjective à laquelle on peut souscrire – ou pas. À des moments de parole précède ou se succède la vision de ces clichés et de cartons explicatifs d’une grande sobriété.  

Qu’est-ce qu’une prise de vue clandestine ?

Les photographies que le réalisateur nous invite à regarder avec lui sont des prises de vue dites « clandestines », en ce sens qu’elles avaient un caractère illicite du point de vue des autorités nazies du camp.
Par conséquent, il s’agit de les distinguer des autres photographies, très nombreuses, qui ont été prises dans les camps nazis : les clichés d’identification des détenus ou portraits signalétiques, les images prises officiellement à des fins de propagande ou de documentation ou encore les clichés pris au moment de la libération des camps… Les prises de vue clandestines disent, elles, au-delà même de ce qu’elles représentent, la volonté périlleuse de continuer à faire parler les yeux et de témoigner du système concentrationnaire. Albert Knoll, historien et archiviste au Mémorial de Dachau, commente des photographies prises par le photographe tchèque Rudolf Cisar en précisant qu’elles représentent « un symbole de la résistance, plus qu’une représentation de la réalité quotidienne » du camp.

On se reportera en particulier aux travaux de l’historien Ilsen About sur les photographies d’identification.

A propos de l’histoire de l’album dit « Album d’Auschwitz » voir Tal Bruttmann et al., « L’« album d’Auschwitz », entre objet et source d’histoire », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, 2018/3 (N° 139), p. 23-42 ou des mêmes auteurs, Un album d’Auschwitz. Comment les nazis ont photographié leurs crimes, traduit de l’allemand par Olivier Mannoni, Seuil, Paris, 2023.

Marie-Anne Matard-Bonucci, « Usages de la photographie par les médias dans la construction de la mémoire de la Shoah », Le Temps des médias, vol. 5, no. 2, 2005, p. 9-26.

Le film constitue un corpus de « photographies clandestines » en omettant à juste titre les clichés pris par les nazis. Pourtant, eux aussi ont à leur manière transgressé l’interdiction de photographier. Des membres de la Wehrmacht et des SS ont, pour des raisons qu’il serait à préciser pour chacun d’entre eux, pris de manière illicite des photos. Nous avons connaissance d’un ordre de Heydrich, daté du 12 novembre 1941 , interdisant les photographies des exécutions sur le front de l’Est. Cet ordre officialise un interdit qui avait cours avant cette date. Les photographies à caractère privé des exactions étaient interdites pour les photographes officiels de la Wehrmacht. À ce titre, la majorité des clichés prise par Johannes Hähle à Babi Yar, entre septembre et octobre 1941, qui photographie l’avant et l’après du massacre et décide de ne pas envoyer sa pellicule au service de la propagande (qui l’aurait probablement détruite) peut être considérée comme clandestine.

Dans les camps nazis, cette interdiction figure sur des panneaux qui rappellent cette défense de photographier les lieux. L’abondance des photographies officielles des camps n’entre toutefois pas en contradiction avec cet interdit dans la mesure où, comme l’écrit Ilsen About, la photographie de propagande exaltait le camp comme un espace accomplissant le projet répressif du nazisme, tout en laissant dans l’ombre, sa dimension meurtrière. Et comme le souligne Georges Didi Huberman :

L’administration nazie était tellement ancrée dans ses habitudes d’enregistrement (…) qu’elle tendait à consigner et à photographier tout ce qui se faisait dans le camp, bien que le gazage des Juifs demeurât « secret d’Etat » .

Georges Didi Huberman, « Images malgré tout », Mémoire des camps. Photographies des camps de concentration et d’extermination nazis (1933-1999), Marval, p. 229, 2001

« Lettre du 12 novembre 1941 de Heydrich » in Raul Hilberg, La Destruction des juifs d’Europe, Paris, Folio, 1991, p 280.

Ilsen About, « La photographie au service du système concentrationnaire national-socialiste (1933-1945) », Clément Chéroux (sous la direction de) Mémoire des camps. Photographies des camps de concentration et d’extermination nazis (1933-1999), Marval, p. 53, 2001

Si le réel peut sembler le même pour toutes et tous, la photographie, elle, n’est en rien une copie conforme du réel. Ce qui distingue ces différentes photographies clandestines est donc bien sûr le point de vue : les photographies, avec toutes les contraintes inhérentes à leurs productions, sont l’expression, grâce au hasard et à la lumière, d’un regard, d’une posture, d’une intention. Cela revient à dire qu’une photographie dont on ignore l’identité de l’auteur demeure, dans une certaine mesure, une photographie incomplète – et qui se dérobera à la compréhension. Clément Chéroux et Ilsen About l’avaient écrit très justement en 2001 à propos de différentes photographies d’expériences médicales dans les camps : 

Oublier le photographe dans la recherche ou dans la légende, c’est en somme penser que la photographie se fait seule, sans ingérence humaine. Or la différence des images démontre ici que face à un sujet similaire, des photographes distincts ont des points de vue dissemblables : d’un côté le constat d’évolution, efficace et froid, d’une expérience médicale menée sur un être humain, de l’autre un geste désespéré pour produire la preuve de sévices odieux, qui s’apparente au sein de l’univers concentrationnaire à un véritable acte de résistance. Ne pas s’intéresser au photographe, c’est négliger ce qui a déterminé l’acte de prise de vue, c’est-à-dire la raison d’être de l’image.

Clément Chéroux et Ilsen About, « L’histoire par la photographie », Études photographiques [Online], 10, Novembre 2001. http://journals.openedition.org/etudesphotographiques/261, page consultée le 31 mars 2023.

Le film de Christophe Cognet et son livre auparavant, rendent hommage à ces photographes-résistants – Rudolf Cisar, Jean Brichaux, Georges Angéli, Joanna Szydlowska, Wenzel Polak, Alberto Errera – dont les images parvenues jusqu’à nous témoignent du courage. Ils ont en commun d’avoir voulu montrer grâce à l’outil photographique, pour témoigner, pour alerter même de l’extermination en cours dans le cas d’Alberto Errera avec l’aide de camarades résistants à Birkenau. Leurs photographies peuvent sembler banales, elles sont floues le plus souvent, prises de loin. Prises de loin… Et on saisit pourtant progressivement à quel point ces clichés – qui ne sont pas devenus iconiques, qui ne suscitent pas spécialement d’émotions, ne délivrant pas un message univoque pouvant se passer de commentaire, nous disent l’impossibilité de s’approcher plus – contrairement aux recommandations de Robert Capa ou d’Henri Cartier-Bresson.

Capture d’écran du film (détail) « À pas aveugles » de Christophe Cognet. Un jeune homme photographie l’inscription Jedem das Seine [« A chacun selon son mérite »] dans le camp de Buchenwald. Ce long plan sur cette inscription peut être vu comme un clin d’œil du réalisateur sur une forme de résistance presque invisible. La typographie utilisée par le détenu – Franz Ehrlich – en charge de façonner ces lettres était inspirée du Bauhaus que les, nazis considéraient comme un « art dégénéré »

De plus, a contrario du photographe nazi, le déporté qui photographie dans l’espace du camp redevient sujet dans un système qui lui nie ce statut. Et par transitivité, il redonne à ceux qu’il photographie leur individualité et leur humanité. La série de portraits collectifs et individuels réalisée à Dachau que le film nous fait découvrir est particulièrement parlante de cette réappropriation de soi grâce au medium photographique. Les déportés y posent, montrent, donnent à voir. Ils sourient parfois.

Capture d’écran du film (détail) « À pas aveugles » de Christophe Cognet. Autoportraits de Rudolf Cisar à Dachau.

Quelle unité photographique ?

Soulignons que c’est bien ici le geste de la prise de vue qui intéresse le réalisateur – ce qui explique l’absence, dans ce corpus, de Francisco Boix, connu comme le « photographe de Mathausen ». Ce dernier, affecté au service chargé de l’identification dans ce camp a, avec des camarades, dérobé et mis à l’abri des clichés nazis. De même, ce sont les clichés de Georges Angéli en tant qu’auteur qui sont ici montrés, et non les retirages qu’il a effectué au laboratoire photographique de Buchenwald de photographies jugées compromettantes prises par des nazis. D’autres corpus de photographies clandestines comme celles faites à Łódź par deux photographes juifs Henryk Ross et Mendel Grossman ne sont pas présentés ici : leurs photographies sont elles aussi à la fois un geste de résistance, un témoignage et une réappropriation par des photographes juifs de la vie dans le ghetto. Mais le réalisateur a constitué un corpus de clichés pris uniquement dans les camps administrés « directement » par les nazis.

Voir l’entretien de Georges Angéli avec Clément Chéroux et Ilsen About : « Lorsque je faisais des tirages, j’ai vu passer des photos d’exécutions ou de morts que j’ai tirées en double et que j’ai cachées. J’en ai quelques-unes montrant des morts en transport. Ils avaient voyagé nus puis photographiés à l’arrivée, avant de passer au crématoire, où un numéro était inscrit sur leurs fronts, pour les reconnaître. J’en ai une autre représentant un Russe avec une balle dans la nuque. Ces images étaient compromettantes pour les nazis, mais c’était leur perfectionnisme, dans le mauvais sens du terme ». En ligne ici : https://asso-buchenwald-dora.com/georges-angeli-1920-2010/, page consultée le 30 mars 2023.

On peut voir ces photographies sur ces sites : https://mjhnyc.org/exhibitions/memory-unearthed/ ou https://regards-ghettos.memorialdelashoah.org/regards/lavisiondesjuifsinternes.html, pages consultées le 30 mars 2023.

Les photographies que nous montre Christophe Cognet témoignent de différentes réalités : le revier de Dachau, les places d’appel de Buchenwald et de Dachau, le « grand camp » et le « petit camp » de Buchenwald, des portraits de détenus politiques, les sévices corporels infligés à des femmes à Ravensbrück, des paysages, et la crémation des corps sortis des chambres à gaz de Birkenau. En d’autres termes, sous cette unité liée à la prise de risque des photographes, ce corpus photographique rassemble des images hétérogènes dans ce qu’elles ont voulu figurer. Les unes montrent le système concentrationnaire, tel qu’il a aussi pu être documenté par les nazis, le camp, le quotidien, les expérimentations médicales. Les autres, les quatre photographies prises probablement depuis l’intérieur de la chambre à gaz V de Birkenau par Alberto Errera, figurent en partie ce qui devait demeurer sous le sceau du secret absolu et rester à jamais invisible et improuvable. Ces images, longuement décrites et analysées dans le film, à la suite d’autres articles et ouvrages, montrent pour deux d’entre elles l’avant et l’après d’une opération de gazage. De cela, nulle autre photographie n’est parvenue jusqu’à nous pour l’instant.

Dan Stone, « The Sonderkommando Photographs », Jewish Social Studies, vol. 7, no. 3, 2001, p. 131–48 ; Georges Didi Huberman, « Images malgré tout », Mémoire des camps. Photographies des camps de concentration et d’extermination nazis (1933-1999), Marval ; Georges Didi-Huberman, Images malgré tout
Paris, Éditions de Minuit, 2003 ; Christophe Cognet, Éclats. Prises de vue clandestines dans les camps nazis, Seuil, 2019, Paris.

À pas aveugles

Il pourrait sembler paradoxal de donner pour titre à un film consacré à la photographie : « à pas aveugles ». Auparavant, en 2005, Christophe Cognet avait déjà réalisé « Quand nos yeux sont fermés » consacré principalement alors aux dessins réalisés clandestinement dans les camps de concentration nazis. Ici, pour le réalisateur, c’est à n’en pas douter une référence au livre de l’écrivain de langue yiddish Leïb Rochman, À pas Aveugles de par le monde (Mit blinde trit iber der erde) sur le monde d’après la Catastrophe vu par un homme qui lui a survécu. Mais c’est aussi, comme le dit Christophe Cognet, dans une scène où il refait les gestes du photographe Georges Angéli, que ces photographes-déportés ne prenaient pas ces photos avec leurs yeux, mais avec leurs corps tout entier : à l’aveugle. C’est leur corps qui photographie et c’est celui-ci qui joue sa vie dans l’acte photographique.

Leïb Rochman, À pas aveugles de par le monde, traduit du yiddish par Rachel Ertel, Denoël, 2012.

« À pas aveugles » est un film documentaire nourri par les débats sur la représentation de la Shoah à l’écran. Il est une proposition de réponse en nous donnant à voir une démarche inspirante où la photographie, le document, est la source à partir de laquelle un film s’écoule. C’est un film entier fait sur la déportation et la Shoah sans photographies prises par les nazis dont le regard contamine encore, à notre corps défendant, notre représentation des déportés politiques et juifs pendant la Seconde Guerre mondiale.

Pour citer cet article

Lisa Vapné, « À pas aveugles, un film de Christophe Cognet », RevueAlarmer, mis en ligne le 1er avril 2023, https://revue.alarmer.org/a-pas-aveugles-un-film-de-christophe-cognet/

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