En février, toutes les écoles, universités, bibliothèques et institutions publiques des États-Unis célèbrent le Black History Month, le mois de l’histoire africaine-américaine. Les programmes scolaires sont adaptés en conséquence et des lectures, des conférences ou des projections de films sont organisées. Pendant un mois, l’histoire africaine-américaine doit être sur toutes les lèvres et dans toutes les têtes. L’objectif est de reconnaître les souffrances et les succès des Africains-Américains aux États-Unis et, pour eux, de veiller à ce qu’ils soient représentés de manière satisfaisante dans l’histoire et la mémoire américaines. La lutte contre l’exclusion, contre une histoire déformée ou tronquée sont au cœur du mouvement des droits civiques des Noirs. C’est pourquoi la question d’une représentation juste et positive des Africains-Américains a joué, jusqu’à aujourd’hui, un rôle central dans la lutte contre l’injustice à fondement racial.
Comment est né le Black History Month ? Qui sont les personnes qui ont insisté sur l’importance d’une histoire des Noirs (Black history) et qui ont finalement promu et établi le mois qui lui est consacré ? Il s’agit d’une longue histoire qui ne commence pas seulement avec la Semaine de l’histoire des Noirs (Negro History Week) en février 1926, précurseur du Black History Month.
Deux remarques préliminaires. Je parlerai souvent de race. Mais il faut toujours garder à l’esprit que la race est une construction. Même si une majorité d’individus au début du XXe siècle – et malheureusement aussi certaines personnes aujourd’hui – croyaient en la race comme un trait distinctif et un principe de hiérarchisation entre humains, il n’existe pas de races différentes ayant des valeurs différentes. Il n’y a qu’une unique race humaine. Lorsque j’utilise un terme comme celui de « nègre » (« negro »), je ne me réapproprie pas le terme, mais fais entendre celui utilisé par les sources.
Comment le Black History Month a-t-il vu le jour ?
Christine Knauer a précédemment publié une partie de ses recherches dans cet article en allemand : https://docupedia.de/zg/Afroamerikanische_Geschichte
Depuis le début du peuplement des colonies britanniques au XVIIe siècle, les Noirs sont arrivés dans le Nouveau Monde de bien des façons, mais surtout en tant qu’esclaves. Ni la Déclaration d’indépendance de 1776, ni la Constitution américaine de 1787, qui se fondaient sur les principes des Lumières, les « droits inaliénables » et l’idée selon laquelle « tous les hommes sont créés égaux », n’ont mis un terme à l’esclavage. Même dans les régions où l’esclavage n’était pas répandu, une majorité de Blancs considérait les Noirs comme inférieurs, tels des enfants qui avaient besoin d’une main blanche forte pour être capables de vivre et de travailler. La Bible, le darwinisme social et l’eugénisme ont permis aux Blancs de justifier et de légitimer l’oppression et l’exploitation des Noirs.
Le contact quotidien entre Blancs et Noirs était inévitable, surtout dans les États esclavagistes du sud du pays ; mais il était strictement réglementé et la transgression des frontières définies par l’étiquette raciale (« racial etiquette») entraînait, pour les esclaves, des châtiments corporels, la vente ou, dans des cas extrêmes, la mort. Alors que les propriétaires d’esclaves pouvaient abuser et féconder des femmes noires en toute impunité – le statut d’esclave était transféré de la mère à l’enfant – les relations et surtout les rapports sexuels entre hommes noirs et femmes blanches étaient impensables. La femme blanche (surtout celle appartenant à l’élite – la classe sociale jouait un rôle fondamental) était considérée comme porteuse de la race blanche et sa pureté devait être protégée surtout contre l’homme noir. Le sexisme, le « classisme » et le racisme allaient (et vont encore souvent) de pair.
La fin de l’esclavage, en 1865, n’a pas changé grand-chose à la situation. Les Noirs étaient libres, mais ils restaient aussi dépendants et contrôlés qu’ils l’avaient été pendant l’esclavage, que ce soit par le biais du métayage (« sharecropping » – baux dans lesquels les métayers étaient aussi peu libres que les esclaves), de punitions disproportionnées ou de la ghettoïsation dans le Sud et le Nord. Les Noirs ont été successivement privés de leurs droits civiques nouvellement conférés et dégradés en citoyens de seconde classe constamment exposés à l’arbitraire des Blancs. La ségrégation régissait les relations entre les Noirs et les Blancs de façon croissante. Avec l’affaire Plessy v. Ferguson en 1896, la ségrégation raciale sur la base du principe « séparés mais égaux » (« separate but equal ») devint la règle, surtout dans le Sud. Quelques exemples seulement : dans les transports publics, il y avait soit des compartiments séparés pour les Blancs et les Noirs, soit les Africains-Américains devaient s’asseoir à l’arrière du tram ou du bus. Si trop de passagers blancs montaient à bord, les Africains-Américains étaient obligés de descendre. Des toilettes et des entrées séparées (généralement l’entrée arrière pour les Noirs), des écoles séparées, des unités militaires séparées, etc. furent créées pour maintenir la ségrégation raciale. L’application stricte de l’étiquette raciale exigeait, entre autres, que les Noirs quittent le trottoir s’ils croisaient des Blancs. L’absurdité évidente du système apparaissait par exemple dans le fait que les Noirs étaient employés comme domestiques par des familles blanches et élevaient les enfants, cuisinaient pour eux, travaillaient souvent ensemble de la manière la plus intime, mais n’étaient pas autorisés à utiliser la même fontaine.
Plessy vs. Ferguson est un arrêt de la Cour suprême des Etats-Unis, rendu le 18 mai 1896. Il autorise les États qui le souhaitent à imposer par la loi des mesures de ségrégation raciale, pourvu que les conditions offertes aux divers groupes « raciaux » par cette ségrégation soient égales. (ndt)
Les contacts entre les hommes noirs et les femmes blanches étaient strictement interdits. Le stéréotype de l’homme noir lascif poursuivant des femmes blanches pour les violer était omniprésent et souvent utilisé pour justifier les actes de violence contre les Noirs (surtout les hommes) comme le lynchage qui représente l’une des formes les plus brutales et les plus drastiques de la violence raciale. De 1888 à 1946, selon les estimations les plus prudentes, environ 4 700 noirs furent lynchés. D’autres estimations parlent même de plus de 6 000 noirs lynchés. Une justification importante de ces excès de violence résidait dans l’argument selon lequel l’honneur de la femme blanche devait être protégé de l’homme noir qui avait été dégradé en bête sauvage. Le sénateur Benjamin « Pitchfork » Tillman , de Caroline du Sud, l’a clairement exprimé dans un discours prononcé en 1900:
« Dans le Sud, nous n’avons jamais reconnu le droit du nègre à gouverner les hommes blancs, et nous ne le ferons jamais. Nous n’avons jamais cru qu’il était l’égal de l’homme blanc, et nous ne nous soumettrons pas à la satisfaction de son désir sur le dos de nos femmes et nos filles sans le lyncher » .
http://historymatters.gmu.edu/d/55/
Aussi tard que dans les années 1930, le sénateur Theodore Bilbo du Mississippi décrivait les lynchages comme « une punition immédiate, appropriée et adéquate » des personnes noires auteures présumées de violences .
Voir par exemple Tillman Benjamin, 21/01/1907, Congressional Record, 60ème Congrès, 1ère session, p. 1438 ; Hodes Martha, “The Sexualization of Reconstruction Politics: White Women and Black Men in the South after the Civil War”, Journal of the History of Sexuality 3:3, Special Issue: African American Culture and Sexuality, 1993, p. 402-1
Benjamin Ryan Tillman (11 août 1847 – 3 juillet 1918) était un homme politique américain membre du Parti démocrate. Il fut gouverneur de la Caroline du Sud de 1890 à 1894, et sénateur des États-Unis de 1895 jusqu’à sa mort en 1918. Suprématiste blanc qui s’opposait aux droits civiques des Noirs américains, Tillman dirigea un groupe paramilitaire, les Red shirts (Chemises rouges) lors de la violente élection de 1876 en Caroline du Sud. Au Sénat américain, il défendit le lynchage et ridiculisa fréquemment les Noirs américains dans ses discours, se vantant d’avoir contribué aux meurtres de Noirs pendant cette campagne. (ndt)
Bilbo in Newton Michael, The Ku Klux Klan in Mississippi: A History, MacFarland & Company, 2010, p. 98.
Le père de la Black History : Carter G.Woodson
Carter G. Woodson est né dans ce monde-là, en décembre 1875, dix ans après la fin de la guerre de Sécession et de l’esclavage. Comme ses deux parents étaient d’anciens esclaves et travaillaient comme métayers, ils ne pouvaient pas offrir à leurs enfants de poursuivre des études. Woodson dut travailler tôt et dur. Néanmoins, il réussit – bien que tardivement – à obtenir son diplôme de fin d’études et une licence. Il enseigna également dans différentes écoles. Il voyagea dans le monde entier et enseigna aux Philippines, où il fut même directeur d’école. Titulaire d’une licence et d’une maîtrise de l’université de Chicago, il devint le deuxième Noir à obtenir un doctorat en histoire de l’université de Harvard en 1912, après W.E.B. Du Bois.
Archives Center, NMAH, Smithsonian Institution
Les Africains-Américains étaient bien conscients de l’importance de l’histoire pour la nation et l’image qu’elle se fait d’elle même, mais aussi pour la place et l’implication de l’individu et de son groupe d’origine dans la nation. Certains s’engagèrent de façon précoce en faveur d’une représentation appropriée dans l’historiographie américaine, mais sans succès pendant longtemps. La majorité des Noirs ne savait ni lire ni écrire ; leur histoire était une histoire orale célébrée par des festivités. Ainsi, cette histoire demeurait, pour l’essentiel, racontée dans les cercles noirs et était ignorée par la société majoritaire blanche.
Malgré toutes les résistances, les oppressions et le mutisme, les Africains-Américains commencèrent à écrire leur propre histoire afin de laisser des traces de leur destin, leur résilience et surtout sa signification pour la nation américaine. À partir de la fin du XVIIIe siècle, des esclaves évadés, affranchis ou des hommes libres comme Benjamin Northup, Frederick Douglass ou Harriet Ann Jacobs cherchèrent à faire entendre leur voix, à mettre leurs expériences par écrit et à les rendre publiques . Avec leurs mémoires et leurs écrits, ils voulaient faire entrer les Noirs dans l’histoire américaine comme acteurs, dans l’espoir qu’ils soient moins souvent ignorés et donc acceptés. Au milieu du XIXe siècle, ce furent surtout des historiens noirs profanes qui œuvrèrent à la découverte de l’histoire africaine-américaine. Avec la professionnalisation générale de l’écriture de l’histoire dans les collèges et les universités, les Africains-Américains – à cette époque principalement des hommes – cherchèrent également à se faire une place dans la profession. Woodson fut une figure centrale de cette première génération d’historiens formés à l’université. Mais même dans une institution d’élite comme Harvard, située dans un État du Nord, son parcours demeura semé d’embûches à cause du racisme et des stéréotypes. Un de ses superviseurs, Albert Bushnell Hart, écrivait à propos des Noirs :
« Si l’on mesure la race par la race, il ressort que le Noir est inférieur, et son rôle dans l’histoire en Afrique et en Amérique conduit à croire qu’il restera inférieur en termes d’endurance et d’accomplissement racial ».
Jefferey Aaron Snyder, Making Black History: The Color Line, Culture, and Race in the Age of Jim Crow (Athens: University of Georgia Press,2018), 23-24.
Dans ses recherches, Woodson fut accusé par les critiques blancs de manquer d’objectivité et de laisser libre cours à ses « préjugés raciaux ». Les historiens blancs, en revanche, se considéraient comme objectifs et sans préjugés. L’histoire et l’historiographie demeuraient blanches et étaient censées prouver la supériorité des Blancs dans tous les domaines : politique intérieure et étrangère, culture.
Voir Crowley Daniel J., African Folklore in the New World, University of Texas Press, 1977 ; Levine Lawrence W. , Black Culture and Black Consciousness: Afro-American Folk Thought from Slavery to Freedom, Oxford University Press, 2007.
Dans de nombreux livres d’histoire et manuels scolaires, l’esclavage était même dépeint comme un système dans lequel les Noirs, guidés avec bienveillance par une main blanche supérieure, pouvaient réaliser leur potentiel, bien que limité. Les Noirs étaient des caricatures et des figurants, pas des acteurs. Lorsqu’ils agissaient, ils étaient trop souvent présentés comme une menace pour la civilisation occidentale blanche.
L’historiographie a été utilisée pour justifier et perpétuer leur privation de droits. Woodrow Wilson, président américain et historien, connu en Europe principalement pour ses Quatorze points, a répandu des stéréotypes racistes dans ses écrits et a cimenté la ségrégation et la discrimination dans l’administration pendant son mandat. Dans ses livres A History of the American People et Division and Reunion, par exemple, il déclarait que l’esclavage avait été imposé à l’Amérique par la Grande-Bretagne, qu’il s’agissait d’un système bienveillant et qu’après la fin de la guerre de Sécession, les Blancs n’auraient pu se sauver et sauver la nation de la domination des Noirs inférieurs, que « d’un cheveu « . Des citations de ses livres furent utilisées dans le film La naissance d’une nation. Cette épopée raciste du cinéma muet de 1915 a contribué à faire revivre le Ku Klux Klan et a eu une grande influence sur Leni Riefenstahl.
Woodson et l’histoire
Carter G. Woodson était convaincu, à juste titre, que les cours d’histoire donnés aux étudiants dans le système existant étaient truffés de mensonges et de falsifications, de préjugés raciaux, de déresponsabilisation et d’oppression. Les Africains-Américains ne pouvaient ni développer de respect pour eux-mêmes, ni s’inspirer de modèles qui leur ressemblaient. L’éducation américaine, ségréguée ou intégrée, avait établi et perpétué des sentiments d’infériorité et d’inégalité difficiles à combattre. Pour Woodson, tant que les Noirs ne seraient pas autorisés à prendre conscience de leur histoire et de leur rôle dans l’histoire, ils demeureraient traités comme une race d’enfants. Pire encore, ils pourraient être exterminés :
« Si une race n’a pas d’histoire, si elle n’a pas de tradition valable, elle devient un facteur négligeable dans la pensée du monde et elle risque d’être exterminée ».
Carter G. Woodson, “Negro History Week,” Journal of Negro History 11 (April 1926), 239.
La connaissance de l’histoire, selon Woodson, était essentielle pour le développement et la fierté de l’individu et de la race.
Ainsi, il travailla sans relâche à la diffusion et à la professionnalisation, mais aussi à la démocratisation et à la popularisation de l’histoire et de l’historiographie africaines-américaines. Il enseigna dans des lycées et plus tard à l’université Howard, la principale université entièrement noire de Washington. En 1915, il fonda l’Association pour l’étude de la vie et de l’histoire des Noirs (Association For The Study Of Negro Life and History ou ASNLH), aujourd’hui connue sous le nom d’Association pour l’étude de la vie et de l’histoire des Africains-Américains (Association for the Study of African American Life). En 1916, fut fondée la Revue d’histoire nègre (Journal of Negro History) qui se nomme aujourd’hui Journal of African American History. Elle devait suivre les mêmes normes académiques – objectivité et travail sur les sources – que les revues historiques existantes, publications qui ne s’intéressaient pas à l’histoire des Noirs. En outre, une maison d’édition fondé par Woodson, Associated Publishers, cherchait à remédier au manque de connaissances sur l’histoire africaine-américaine.
Cependant, l’action la plus importante et la plus influente de Woodson fut la création de la Negro History Week en 1926, qui devait corriger la désinformation véhiculée par le système éducatif blanc auprès des Noirs et des Blancs. Woodson était avant tout un enseignant, et l’éducation, en particulier l’éducation historique, était pour lui la voie du respect de soi, de la « fierté raciale » (« race pride »), de l’élévation de la race (« racial uplift ») et de l’autonomisation, du développement, de la compréhension et du respect entre les différentes races, et finalement de la fin de l’oppression et de la marginalisation.
Woodson choisit la deuxième semaine de février pour la nouvelle Negro History Week, car Frederick Douglass et Abraham Lincoln étaient nés ce mois-là. En coïncidant avec les anniversaires d’un grand combattant des Américains noirs et du président qui joua un rôle majeur dans l’abolition de l’esclavage, cette semaine s’insérait dans des festivités déjà existantes et pouvait obtenir une attention et une participation maximales des Noirs et des Blancs. L’événement a toujours été conçu comme un événement inclusif qui rassemblerait les Noirs et les Blancs.
Mais Woodson ne se limitait pas à honorer les grands hommes, il s’intéressait encore plus à l’histoire des Africains-Américains « normaux » et à leur vie. Les gens ordinaires devaient avoir une voix aussi. Pour pouvoir écrire leur histoire, il fallait d’abord rassembler des documents d’archives. Les archives et les bibliothèques existantes ne s’y intéressaient guère. Par conséquent, Woodson invita les congrégations, les églises, les organisations et les particuliers à collecter des documents, des souvenirs, des journaux, etc. En raison du manque d’intérêt général de la majorité de la société, chaque individu était appelé à participer. L’approche de Woodson était innovante. C’était une approche ascendante qui n’a que lentement fait son chemin dans la recherche historique. Et c’était une approche non élitiste, moins tournée vers les historiens professionnels que vers un large public, les enfants en particulier. Ils devaient étudier et présenter l’histoire des Noirs au niveau local.
Woodson allait également à contre-courant avec sa critique acerbe de l’approche eurocentrique des historiens blancs. Il appelait en outre à se pencher sur l’histoire africaine afin de corriger la représentation de cette dernière et de réduire les préjugés. De nombreux Africains-Américains étaient tellement influencés par l’historiographie eurocentrique qu’ils entretenaient avec l’Afrique une relation problématique, voire condescendante, marquée, encore aujourd’hui, par des stéréotypes. Woodson faisait preuve également d’une vision quelque peu condescendante de la « mère patrie », surtout au début de sa carrière. Cependant, la connaissance de l’Afrique, en particulier du Libéria et de l’Éthiopie, contribuèrent à modifier cette image. Une nouvelle conscience de la diaspora émergea. Mais contrairement à Marcus Garvey, un panafricaniste qui prônait la réinstallation des Noirs en Afrique, Woodson rejetait le rapatriement. Il se considérait lui-même et les Africains-Américains en général comme des Américains. Les États-Unis étaient le seul pays qu’il connaissait, et ce pays devait être transformé. Les Africains-Américains devaient être présentés comme des citoyens dignes de l’égalité juridique et citoyenne. En fin de compte, Woodson prônait une révolution dans le domaine de l’éducation. « Un investissement dans le progrès racial partagé » – non pas les uns contre les autres, mais une histoire inclusive de la nation, non, du monde.
Jarvis R. Givens, “‘There Would Be No Lynching If It Did Not Start in the Schoolroom’: Carter G. Woodson and the Occasion of Negro History Week, 1926–1950,” American Educational Research Journal 56:4 (August 2019), 1457–1494, 1460.
« Ce n’est pas tant une Negro History Week qu’une History Week. Nous devrions mettre l’accent, non pas sur l’histoire des Noirs, mais sur les Noirs dans l’histoire. Ce dont nous avons besoin, ce n’est pas de l’histoire d’une sélection de races ou de nations, mais d’une histoire du monde dépourvue de préjugés nationaux, de haine raciale et religieuse. Il ne devrait pas y avoir d’indulgence pour un éloge funèbre excessif du nègre. Le cas du nègre est bien pris en charge quand on montre comment il a influencé le développement de la civilisation. »
Carter G. Woodson, “The Celebration of Negro History Week, 1927,” Journal of Negro History XII:2 (April 1927), 105; c.f.:
Les contacts étroits de Woodson avec les écoles, les enseignants, les organisations de jeunesse et les églises permirent d’accroître l’influence et la portée de la Black History Week. Il voyagea d’école en école, de collège en église, pour promouvoir et collecter des fonds. Il donna des instructions et échangea avec les gens. Les personnes qui l’aidaient dans son projet dans les communautés locales procédaient de la même manière. La ASNLH, fondée en 1915, fut également un financier et un acteur majeur de la diffusion de son projet. Mais surtout, Woodson sut habilement utiliser la presse africaine-américaine pour la Negro History Week et la promotion générale de l’histoire africaine-américaine. Woodson écrivit article après article pour promouvoir sa compréhension et sa conception de l’histoire des Noirs et de son importance. On pourrait dire que Woodson était obsédé par l’histoire et par le succès de la Negro History Week. Ses contemporains et ses collaborateurs l’auraient probablement décrit comme un pédant et un maniaque du contrôle, mais il participait à une grande mission avec la Negro History Week et il se montra efficace.
Le Bulletin de l’histoire nègre (Negro History Bulletin) – aujourd’hui le Bulletin de l’histoire noire (Black History Bulletin) – a été fondé en 1937 pour renforcer l’impact de l’histoire noire et de la History Week. Alors que le Journal of Negro History avait une orientation académique, le Bulletin s’adressait aux enseignants et aux éducateurs. Cette publication imprimait des bibliographies pour tous les niveaux scolaires et servait de source d’idées pour l’enseignement et l’activisme dans et en dehors de la History Week. Le Bulletin orientait les thèmes, la planification, l’organisation, la participation communautaire et dictait les comportements à adopter pour des citoyens et contribuables responsables en formulant des exigences. Après les événements organisés lors de la semaine, le Bulletin imprimait un compte-rendu des manifestations organisées. Qu’est-ce qui avait bien fonctionné, qu’est-ce qui pourrait être amélioré ? Comment toucher davantage de personnes et d’institutions ? Combien de personnes blanches pouvaient et peuvent être impliquées ?
L’ASNLH chercha rapidement à prolonger l’événement d’une semaine à un mois. Mais pour Woodson, la durée d’un mois demeurait trop courte, car il ne voulait pas que la semaine soit considérée comme un événement restreint dans le temps. Cependant, dès les années 1930, on tenta de rallonger la semaine à un mois.
À l’occasion du 20e anniversaire du pays, en 1976 le président Gerald Ford transforma la Negro History Week en un Black History Month officiel, célébré dans tout le pays : « nous pouvons saisir l’occasion d’honorer les réalisations trop souvent négligées des Noirs américains dans tous les domaines d’activité de notre histoire ». Depuis cette année-là, tous les présidents ont publié chaque année une proclamation à l’occasion du Negro History Month – période désignée officiellement depuis 1986 comme Black History Month – appelant la population à célébrer le History Month de différentes manières. En 1986, la loi n°99-244 établit que le Black History Month aura lieu en février et que tous les futurs présidents devront publier une proclamation à l’occasion de cette célébration nationale.
Critiques de la Negro History Week/du Black History Month
Au fil des années, presque un siècle après sa première édition en 1926, des discussions répétées ont eu lieu sur le sens, le but et la nécessité d’un Black History Month. Même son fondateur, Carter G. Woodson, espérait qu’il deviendrait tôt ou tard obsolète. Il émit aussi, très tôt, la crainte que la mission de l’événement ne soit diluée : l’histoire et la culture africaine-américaines ne devraient pas être célébrées pendant une seule semaine ou un mois, mais devraient être comprises comme faisant partie de l’histoire américaine. Cette semaine devait être le point culminant de l’année, permettant de faire le point et de célébrer le travail accompli sur l’histoire africaine-américaine durant les autres mois de l’année.
« La semaine de l’histoire des Noirs devrait être une démonstration de ce qui a été fait dans l’étude des Noirs au cours de l’année, et en même temps une démonstration de choses plus importantes à accomplir ».
Carter G. Woodson, “What Children Should Do in Observing Negro History Week,” Negro History Bulletin 1:5 (1938), 12.
Pour certains critiques, ce mois n’était et n’est qu’un événement alibi, un cache-sexe destiné à faire taire la communauté africaine-américaine. Depuis les années 1960, le mouvement du Black Power a été particulièrement critique à l’égard de cette approche. Alors que l’ASNLH faisait campagne pour que l’événement soit étendu à un mois, certaines parties du mouvement Black Power se battaient pour un Black Liberation Week (semaine de la libération noire). D’autres appelaient à la création d’un African Heritage Month (Mois du patrimoine africain). La commercialisation du Black History Month a également été critiquée, surtout depuis les années 1980. Les entreprises, NIKE par exemple, s’engageraient dans la cause du Black History Month afin de renforcer leurs stratégies de marketing au sein de la communauté africaine-américaine.
Nike Celebrates Black History Month. Be Bold. Be True. You Tube,
En fin de compte, la situation et la position de l’histoire africaine-américaine et le racisme systémique ne changeraient pas. Relégué à un mois – et même au mois le plus court de l’année – l’histoire africaine-américaine serait ignorée durant les onze mois restants, et les véritables problèmes de la communauté africaine-américaine ne seraient toujours pas abordés. Au lieu de cela, pour les critiques, un récit historique prévaudrait maintenant selon lequel la route vers les droits civiques et l’égalité était inévitable et authentiquement américaine. Ce point de vue implique que les États-Unis et les Américains, malgré des détours, se corrigeraient et se perfectionneraient toujours. L’injustice et le manque de justice relèveraient essentiellement du passé.
Certains critiques conservateurs, blancs et noirs, remettent en question la nécessité d’un Black History Month, mais pour d’autres raisons. Les réalisations des Noirs pour et aux États-Unis seraient, à l’occasion, exagérées. Les Africains-Américains ont-ils vraiment encore besoin d’un mois spécifique ? Et si c’est le cas, pourquoi n’y aurait-il pas un White History Month (Mois de l’Histoire des Blancs) – ce ne serait que justice. Une accusation constante des cercles conservateurs est que le Black History Month engendrerait de l’auto-ségrégation. En outre, il diviserait la nation en deux et ouvrirait toujours de vieilles blessures au lieu de célébrer ce qui a été accompli et de promouvoir l’unité nationale.
L’avenir du National African American History Month qui, par souci de simplicité, est le plus souvent appelé Black History Month, continue à faire débat. Dans le Wisconsin, par exemple, les membres républicains de l’Assemblée d’État ont dressé une liste de personnes qui devaient bénéficier d’une reconnaissance spéciale à l’occasion du Black History Month en 2020. Six d’entre elles étaient blanches. Cela a suscité peu d’enthousiasme au sein du Black Caucus – principalement des membres du Parti démocrate. Sous la présidence de Donald Trump, l’attention accordée aux mois de l’histoire s’inscrit davantage dans une logique de parti qu’auparavant. En octobre 2019, le président a proclamé le mois de novembre National American History and Founders Month (Mois national de l’histoire américaine et des fondateurs). Il n’entre pas en conflit avec le Black History Month, mais, comble du mauvais goût, avec le Native American Heritage Month (Mois de l’histoire des Natifs-Américains). Dans sa proclamation, Trump mentionne le mouvement des droits civiques dans un coin de phrase mais on pourrait avoir l’impression qu’il a proclamé un Mois de l’histoire des Blancs.
De manière générale, la question continue à se poser : comment l’histoire africaine-américaine peut-elle faire partie d’un tout sans être marginalisée, car le récit principal de l’histoire américaine demeure majoritairement blanc (et masculin) ? Comment élaborer un enseignement qui permette d’éviter les pièges du passé ? Avec l’idée d’un Black Future Month (Mois du futur noir), inspiré du mouvement Black Lives Matter, l’objectif est de créer un lien plus fort entre l’histoire, le présent et l’avenir des Noirs aux États-Unis. Il reste à voir comment ces efforts vont se poursuivre.
Ce texte a été traduit de l’allemand par Memphis Krickeberg.
L’autrice tient à remercier Lisa Vapné et la RevueAlarmer,
Memphis Krickeberg pour la traduction, Pauline Peretz, Christine
Bartlitz et Docupedia pour l’autorisation d’utiliser des parties de son
article « Histoire afroaméricaine » ici.
Orientation bibliographique
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- Givens, Jarvis R. “‘There Would Be No Lynching If It Did Not Start in the Schoolroom’: Carter G. Woodson and the Occasion of Negro History Week, 1926–1950,” American Educational Research Journal 56:4 (August 2019), 1457–1494.
- Goggin, Jacqueline Anne. Carter G. Woodson: A Life in Black History. Baton Rouge: Louisiana State University Press, 1997.
- Grant, Carl, Keffrelyn Brown, and Anthony L. Brown. Black Intellectual Thought in Education: The Missing Traditions of Anna Julia Cooper, Carter G. Woodson, and Alain LeRoy Locke. New York: Routledge, 2015.
- Knauer, Christine. “Afroamerikanische Geschichte/African American History.” Docupedia,
https://docupedia.de/zg/Afroamerikanische_Geschichte , 2015. - Meier, August and Elliott Rudwick. “J. Franklin Jameson, Carter G. Woodson, and the Foundations of Black Historiography.” The American Historical Review 89:4 (Oct., 1984), 1005-1015.
- Monifa, Akhila. “What is Wrong with Black History Month.” The Progressive, February 16, 2018, https://progressive.org/op-eds/whats-wrong-with-black-history-month-monifa/.
- Moreau, Joseph. Schoolbook Nation: Conflicts over American History Ann Arbor: University of Michigan Press, 2010.
- Snyder, Jefferey Aaron. Making Black History: The Color Line, Culture, and Race in the Age of Jim Crow. Athens: University of Georgia Press, 2018.
- Stevenson, Brenda E. “Out of the Mouths Of Ex-Slaves”: Carter G. Woodson’s Journal of Negro History “Invents” the Study of Slavery. Journal of African American History 100:4, African American Education, Civil Rights, and Black Power (Fall 2015), 698-720.
Pour citer l’article
Christine Knauer, « A tree with roots : histoire et actualité du Black History Month », RevueAlarmer, 23 avril 2020, https://revue.alarmer.org/a-tree-with-roots-histoire-et-actualite-du-black-history-month/