16.02.21 Pénombre de l’aube. Essai d’autobiographie d’un concept de race, un livre de W.E.B. Du Bois

L’importance de William Edward Burghardt Du Bois, dit W. E. B. Du Bois (1868-1963), commence à être reconnue en France. Certes, il demeure aujourd’hui moins célèbre que d’autres figures du mouvement des Noirs américains pour l’égalité et la justice telles que Martin Luther King, Malcolm X ou Rosa Parks. Il a contre lui d’être né trop tôt pour avoir été pleinement un acteur du mouvement des droits civiques à son apogée, dans les années 1950 et 1960. Il a mené sa carrière de savant et d’intellectuel noir durant la première moitié du XXe siècle, période moins bien connue du public français.

La parution de Pénombre de l’aube répare cette injustice et permet de prendre la mesure du rôle majeur qui fut le sien, et de la place centrale qu’il a occupée dans les débats sur la race dans les États-Unis de cette époque. Publiée pour la première fois en 1940, alors que son auteur a 72 ans, Pénombre de l’aube (en anglais, Dusk of Dawn) est une œuvre hybride, à mi-chemin entre l’autobiographie et l’essai théorique. Elle offre un témoignage plus que précieux sur l’Amérique de la ségrégation et sur les différentes entreprises militantes qui eurent pour objectif de s’attaquer aux inégalités raciales.


W. E. B. Du Bois, Pénombre de l’aube. Essai d’autobiographie d’un concept de race, traduit par Jean Pavans, Vendémiaire, Paris, 2020.

Sortir de la « tour d’ivoire »

L’ouvrage débute, de façon tout à fait classique, par le récit de l’enfance et de la jeunesse de l’auteur, qui consacre un long développement à ses années de formation intellectuelle. Natif de Great Barrington, dans le Massachusetts, William Du Bois a une scolarité brillante qui le mène jusqu’à Harvard, dont il deviendra le premier docteur noir. Il assiste aux cours du philosophe William James, dont il demeure proche par la suite, et qui lui conseille de choisir la voie des sciences sociales, alors en cours d’institutionnalisation universitaire. Il entame alors une ambitieuse thèse d’histoire sur la fin du trafic d’esclaves aux États-Unis. Un premier séjour de deux ans en Allemagne (1892-1894) lui donne l’occasion de passer pour la première fois les frontières étatsuniennes. À l’université de Berlin, il assiste aux cours du très nationaliste historien Heinrich von Treitschke et de l’économiste Gustav von Schmoller. Si son goût pour la culture et les paysages européens ne se dément pas par la suite (il effectue plus de quinze voyages sur le Vieux Continent au cours de sa vie), il passe progressivement d’une image idéalisée de l’Europe et de ses grands hommes à une vision plus critique d’une Europe impériale, colonisatrice, dont la puissance économique et politique passe par l’asservissement de l’Afrique et de l’Asie.

Après l’obtention de son doctorat, il entame une première carrière d’universitaire, entre 1894 et 1910. Sa couleur de peau lui ferme les portes d’universités prestigieuses auxquelles il aurait pu prétendre ; il enseigne dans l’université traditionnellement noire de Wilberforce (Ohio), puis brièvement à l’université de Pennsylvanie. Il y mène une vaste enquête sur les conditions de vie des Noirs à Philadelphie, disponible depuis peu en français grâce à l’édition établie par Nicolas Martin-Breteau (Les Noirs de Philadelphie, La Découverte, 2019). Il démontre là qu’il est à son aise aussi bien comme historien que comme sociologue. L’essentiel de sa carrière se déroule à l’université d’Atlanta, où il se lance dans une colossale entreprise collective d’études monographiques sur la vie des Noirs américains sous tous ses aspects. Les Atlanta University Studies comptent au total seize volumes (soit plus de 2000 pages) publiés entre 1897 et 1914.

L’université de Wilberforce fait partie, comme l’université d’Atlanta (aujourd’hui Clark Atlanta University), des collèges et universités traditionnellement noirs (les HBCU, Historically black colleges and universities), fondés principalement dans le Sud du pays après la guerre de Sécession.

W. E. B. Du Bois à son bureau à Atlanta University, 1909. W. E. B. Du Bois Papers (MS 312). Special Collections and University Archives, University of Massachusetts Amherst Libraries
W. E. B. Du Bois à son bureau à Atlanta University, 1909. W. E. B. Du Bois Papers (MS 312). Special Collections and University Archives, University of Massachusetts Amherst Libraries

Pourtant, Du Bois s’éloigne progressivement du monde universitaire pour celui de l’activisme et du journalisme. Déjà à l’époque, ses opinions politiques radicales lui valent l’inimitié des conservateurs noirs comme Booker T. Washington, partisan d’une attitude conciliante des Noirs envers la ségrégation. L’université noire d’Atlanta, qui dépend en grande partie de l’appui des philanthropes blancs pour son financement, est mise en difficulté par les prises de position de son chercheur le plus en vue. Face à cette impasse, son départ devient peu à peu inévitable. Mais Du Bois lui-même en vient à considérer que l’activité scientifique ne suffit pas à lutter efficacement contre la ségrégation et le racisme, et que ceux-ci doivent être combattus par l’engagement militant :

Ce furent les années cruciales de mon pèlerinage. J’en étais venu au point d’être convaincu que la science, l’étude sociale scrupuleuse des problèmes des Noirs, ne suffisait pas pour les régler ; qu’ils étaient dus, non pas à l’ignorance, comme je l’avais supposé, mais plutôt à la détermination de certaines personnes d’opprimer et de maltraiter les races à peau sombre »

p. 241-242
Fondateurs du mouvement Niagara, 1905, 1905. W. E. B. Du Bois Papers (MS 312).
Special Collections and University Archives, University of Massachusetts Amherst Libraries

Il est l’un des principaux fondateurs du Niagara Movement (1905), organisation composée intégralement de militants noirs, qui prône la lutte contre la ségrégation et la privation du droit de vote, en rupture avec l’ « accommodationnisme » de Booker T. Washington. Les tensions croissantes au sein du Niagara Movement et le manque de ressources financières poussent à son remplacement par une organisation plus durable, et racialement mixte, la NAACP (National Association for the Advancement of Colored People). Elle est lancée en 1909, après les émeutes meurtrières de Springfield (Illinois), la ville de naissance d’Abraham Lincoln. En quelques années, la NAACP devient la plus importante organisation de défense des droits civiques aux États-Unis.

Du Bois reçoit la mission de s’occuper du magazine de la NAACP, The Crisis, dont il devient le rédacteur en chef. Le magazine, qui ne dépend pas financièrement de la NAACP, jouit d’une certaine autonomie. Du Bois en fait un organe efficace de « propagande et d’information », selon ses termes (p. 245), au service de ses propres opinions. The Crisis rencontre rapidement un succès considérable. Son lectorat appartient principalement à la classe moyenne noire, désireuse de réformes en faveur de l’égalité, de l’emploi et de la sécurité, dans un contexte marqué par la multiplication des lynchages et des émeutes urbaines.

Délégués du groupe junior de la NAACP en présence de W. E. B. Du Bois, 1929. W. E. B. Du Bois Papers (MS 312).
Special Collections and University Archives, University of Massachusetts Amherst Libraries

Une progressive radicalisation

Pénombre de l’aube permet à Du Bois de justifier certains choix qui avaient suscité la controverse : ses désaccords avec la stratégie politique de Booker T. Washington, pour qui l’intégration des Noirs passait non par la lutte politique, mais par leur perfectionnement individuel et par le renforcement de leur poids dans l’économie du pays ; sa défense de la candidature de Woodrow Wilson, pourtant membre du Parti démocrate qui défend alors la ségrégation dans le Sud lors de l’élection présidentielle de 1912, en échange de promesses que Wilson ne tiendra finalement pas ; ou encore son soutien à l’engagement sans réserve des soldats noirs américains pendant la Première Guerre mondiale. Par cette démonstration de patriotisme, il espérait obtenir en retour des avancées légales qui ne viendront pas, malgré un discours anti-lynchage de Wilson en 1918. Il reconnaît d’ailleurs un manque de lucidité, ou un excès de ferveur : « À présent, je suis moins sûr que je ne l’étais alors de la salubrité de cette attitude guerrière » (p. 273).

Plutôt que comme une autobiographie, Du Bois présente Pénombre de l’aube comme une vaste réflexion sur le concept de race, sa propre vie ne servant au fond que d’illustration à son propos :

Dans ma vie, l’élément majeur a été la race : non pas vraiment la race scientifique, mais cette profonde conviction de myriades d’hommes que des différences congénitales conditionnent absolument la destinée individuelle de chaque membre de tel ou tel groupe humain.

p. 160-161

C’est ce programme qui explique le sous-titre quelque peu sibyllin du livre : Essai d’autobiographie d’un concept de race. Dans les faits, le projet autobiographique prend le pas, le plus souvent, sur les réflexions plus générales. Cependant, l’ouvrage possède une structure binaire : après les chapitres 1 à 4 qui relatent la vie de Du Bois jusqu’à la création de la NAACP, et avant les chapitres 8 et 9 qui couvrent les trente années suivantes, les chapitres 5, 6 et 7 marquent une pause dans le récit et offrent effectivement une synthèse théorique, à la fois ample et subtile. Du Bois se tient à distance de toute vision essentialiste des relations raciales. Il les voit essentiellement comme le résultat d’une histoire longue, celle des empires édifiés par les Européens, dont les États-Unis offrent un prolongement. La nécessité politique de produire un ordre social spécifique, où Blancs et Noirs sont clairement séparés, contribue à dissimuler le fait qu’il ne s’agit pas d’entités homogènes. Du Bois, qui a lui-même des ancêtres blancs, souligne à quel point les catégories raciales sont des catégories politiques qui visent à occulter le fait du métissage massif.

L’expérience accumulée au cours de ses années militantes l’a conduit à faire évoluer peu à peu sa stratégie politique. Le racisme, tel qu’il le conçoit en 1940, au moment de l’écriture de Pénombre de l’aube, est un ordre structurel, intériorisé par les individus, et qui ne dépend pas seulement de la mauvaise volonté de quelques-uns :

« Ce n’était pas simplement la pédagogie, ce n’était pas simplement la répression directe du mal, qui réformerait le monde. Au moyen d’une pression longue et indirecte, d’actions complexes de toutes sortes, des comportements humains qui ne sont dus ni à l’ignorance ni aux mauvaises intentions peuvent être réformés en influant sur les habitudes, les coutumes, les traditions, et les agissements inconscients […] Il m’a fallu vingt années supplémentaires d’efforts et de luttes pour que s’opère cette révolution dans mon esprit »

p. 242

La lecture de Marx le convainc qu’il faut chercher dans l’économie le levier susceptible de favoriser l’émancipation des Noirs américains. Après la Première Guerre mondiale, il commence à prôner une ségrégation choisie, dans laquelle la communauté noire s’organiserait de façon égalitaire. Le voyage qu’il effectue en URSS, en 1926, le renforce dans cette idée. Sans aller jusqu’à s’aligner sur les positions du parti communiste étatsunien, auquel il reproche d’ignorer la question raciale, son programme implique une planification générale et un développement industriel fondé sur un système de coopératives. L’intégration à la société blanche demeure le but à long terme, mais elle ne doit pas se faire à n’importe quelle condition. Le modèle qui s’édifierait là aurait vocation à s’étendre au reste des États-Unis à partir de la communauté noire.

La progressive radicalisation de Du Bois, et surtout l’idée d’un séparatisme assumé, l’éloignent progressivement des positions de la NAACP, jusqu’à la rupture qui se produit en 1934. Il doit également quitter The Crisis, à regret :

Ce n’était pas une décision facile à prendre ; abandonner The Crisis était comme abandonner un enfant ; et quitter la NAACP était quitter des amis d’un quart de siècle ».

p. 325.

Commence alors, de façon inattendue, une seconde carrière universitaire, tout aussi prolifique que la première. Il retourne dans le Sud ségrégué, dans l’université rénovée d’Atlanta qu’il avait été contraint à quitter vingt-cinq ans plus tôt. Le récit se clôt sur la fête qui célèbre son soixante-dixième anniversaire.

Pénombre de l’aube n’est pas à proprement parler le testament intellectuel de Du Bois, à qui il reste encore vingt-trois années à vivre. Jusqu’à sa mort, en 1963, à la veille de la marche de Washington et du retentissant discours « I have a dream » prononcé par Martin Luther King, il ne cessera jamais d’écrire et de militer. L’un des textes judicieusement placés en annexe, « Un panorama de cinquante années fructueuses », écrit en 1958 à l’âge de 90 ans, nous permet d’entrevoir combien le conformisme et le matérialisme de l’Amérique des années cinquante le révoltaient. Lui qui écrivait « je n’étais et je ne suis pas communiste » (p. 319) adhère symboliquement , à la toute fin de sa vie, au parti communiste pour exprimer son indignation lorsqu’un arrêt de la Cour Suprême impose une surveillance renforcée du parti (1961). Il s’exile au Ghana nouvellement indépendant (depuis 1957), où il finit ses jours.

W.E.B. Du Bois lors d’une cérémonie à l’Université du Ghana, Accra, 23 février 1963. W. E. B. Du Bois Papers (MS 312). Special Collections and University Archives, University of Massachusetts Amherst Libraries

La postérité intellectuelle de Du Bois est diverse et multiple : si son idée de réforme économique, qu’il voyait comme « peut-être le plus prometteur de [ses] projets » (p. 299) n’a pas véritablement eu de lendemain, il serait aisé de montrer que nombre de ses analyses ont influencé ou préfiguré les générations successives venues après lui. La vision structurelle, incorporée du racisme qu’il avait à la fin de sa vie n’est pas sans évoquer ce que Stokely Carmichael et Charles Hamilton théoriseront sous le concept de « racisme institutionnel ». Il faudrait aussi évoquer son long combat, évoqué dans l’ouvrage, en faveur du panafricanisme et d’une approche internationaliste du mouvement des droits civiques, qui connaîtront leur apogée dans les années 1960. Son approche de la race comme régime de pouvoir résonne avec les analyses les plus contemporaines.

CARMICHAEL, Stokely , HAMILTON, Charles V. , Le Black Power : pour une politique de libération aux Etats-Unis, chapitre 1, Payot, 1968 [1967].

La belle traduction de Jean Pavans, agrémentée d’un riche appareil de notes, vient à point nommé. Elle s’inscrit dans un mouvement de découverte de l’œuvre de Du Bois en France. Outre Les Noirs de Philadelphie, paru en français en 2019, son recueil le plus célèbre, Les Âmes du peuple noir, avait été édité et traduit par Magali Bessone en 2004. On ne peut que souhaiter que d’autres œuvres de Du Bois deviennent accessibles au lecteur francophone, et dans des éditions de qualité semblable.

Voir également le travail de BATTLE-BAPTISTE Whitney et RUSERT Britt (dir.), La ligne de couleur de W.E.B. Du Bois : représenter l’Amérique noire au tournant du XXe siècle, Editions B42, 2019 (traduction : Julia Burtin Zortea). L’ouvrage donne à voir les superbes graphiques, diagrammes et cartes que Du Bois présenta à Paris, lors de l’Exposition universelle de 1900. Ils offrent des informations sur l’évolution de la condition noire américaine depuis l’abolition de l’esclavage, et permettent d’apprécier l’inventivité visuelle de Du Bois, pionnier oublié de la méthode statistique en sociologie.

Pour citer l’article

François-René Julliard, « Pénombre de l’aube. Essai d’autobiographie d’un concept de race, un livre de W.E.B. Du Bois », RevueAlarmer, mis en ligne le 16 février 2021, https://revue.alarmer.org/penombre-de-laube-essai-dautobiographie-dun-concept-de-race-un-livre-de-w-e-b-du-bois

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