07.12.22 Une armée noire. Fort Huachuca, Arizona (1941-1945), un livre de Pauline Peretz

Le « récit d’une ségrégation stricte mais ébranlée de l’intérieur, dans laquelle ont germé les premières tentatives d’intégration de cette vitrine de l’État américain que continue d’être l’armée aujourd’hui » (p. 337). C’est ainsi que l’autrice de cette remarquable étude sur la place des Africains-Américains – et des Africaines-Américaines – dans l’institution militaire étatsunienne pendant la Seconde Guerre mondiale, résume, dans la dernière phrase de sa conclusion, le projet qui est le sien. Ce récit s’ancre dans un lieu spécifique, le fort Huachuca, planté au cœur du désert, non loin de la frontière mexicaine, dans ces borderlands que Pauline Peretz nous donne à voir, à travers de très nombreuses photographies. Là furent à la fois rassemblés, formés, entrainés, et enfermés, et, ajouterions nous, disciplinés, quelque 30 000 hommes et femmes noires, dans ce qui constitue, selon les mots de l’autrice, « une expérience raciale inédite de concentration et d’entraînement d’un nombre inégalé de soldats africains-américains » (p. 10). Ce all-black post, pour reprendre la terminologie de l’époque, dont l’autrice a pisté les nombreuses traces, qu’elles soient archivistiques, orales, ou photographiques, constitue un formidable « laboratoire des relations interraciales » (p. 7) au sein de l’armée américaine, et donc un point d’entrée précieux pour analyser les tensions et les évolutions dans la mise en pratique dans l’institution militaire de l’arrêt « séparés mais égaux » édicté par la Cour suprême en 1896. C’est donc un nouveau regard que nous propose Pauline Peretz sur la race war que fut la Seconde Guerre mondiale, traversée pour l’historien Gary Gerstle, par une tension entre la tradition du « nationalisme civique », fondé sur l’attachement aux idéaux d’égalité et de démocratie combattant les fascismes, et celle du « nationalisme racial », défenseur d’une Amérique définie en termes ethno-raciaux, celle défendant le principe de ségrégation. 

Pauline Peretz, Une armée noire. Fort Huachuca, Arizona (1941-1945), Paris, Le Seuil, 2022.

Car ce que nous montre l’autrice au fil de son enquête, c’est à quel point cette ségrégation, réelle et brutale, et qui se manifeste par tout un continuum de pratiques humiliantes et discriminantes pour les Africains-Américains, doit aussi être perpétuellement négociée entre les différents acteurs, et adaptée aux circonstances. L’histoire que nous raconte Pauline Peretz est, d’ailleurs, une histoire éloignée du vacarme, de la sueur et des larmes des champs de bataille, que ce soit ceux de l’Italie où fut engagée la 92e division, et la Papouasie Nouvelle Guinée sur le front Pacifique, où combattit la 93e division. Un choix qui pourra dérouter les historiennes et historiens de la guerre, mais qui ne surprend qu’en apparence, car on comprend au fil des pages que la décision d’engager ces hommes au feu fut retardée au maximum, tant les préjugés pesaient sur leur combativité supposée beaucoup plus faible que celles des Blancs. On se demande, d’ailleurs, ce qui in fine fait basculer la décision en faveur d’un engagement des hommes de Huachuca sur les front européen et pacifique sur lesquels ils sont finalement envoyés.

Un poste all-black au milieu du désert

Ce fort Huachuca, donc, avant-poste stratégique utilisé au XIXe siècle dans la guerre contre les populations autochtones, était tombé à l’abandon jusqu’au début de la Seconde Guerre mondiale. La pression des organisations africaines-américaines, comme la National Association for the Advancement of Colored People (NAACP), qui militent, en vain, en faveur de la fin de la ségrégation dans les armées, conduit le président Roosevelt, qui a besoin du vote noir, à imposer à l’état-major le quota de 10% de soldats africains-américains, correspondant à leur part dans la société américaine, non sans rencontrer des résistances importantes au sein de l’institution. L’augmentation substantielle des effectifs africains-américains d’une part, et le maintien de la ségrégation, d’autre part, conduisent à la constitution d’unités all- blacks, devant être formées dans des all-black posts, ayant « l’avantage de régler le problème de l’affectation des soldats africains-américains au sein de l’armée sans déroger au principe de la ségrégation réaffirmé par l’état-major le 8 octobre 1940 » (p.46).

À partir de 1942 affluent vers le camp des centaines de soldats africains-américains, conscrits ou volontaires, dont Pauline Peretz souligne que peu s’engagent par réel patriotisme, bien plus pour des raisons économiques dès lors que la solde constitue une source de revenus réguliers et un rempart contre le chômage. Mais l’autrice rappelle aussi l’hétérogénéité du recrutement, qui conduit en un même lieu des hommes venus d’horizons géographiques et sociologiques bien différents, et ayant une expérience de la ségrégation et des discriminations parfois aux antipodes. Tous pénètrent pourtant dans cette institution totale qu’est l’armée, qui, au-delà de les former à une guerre qui parait très loin, contrôle chaque moment de leur vie et de plus en plus, leurs déplacements et leur intimité sexuelle. Soulignons toutefois que le contrôle étroit exercé sur la sexualité des soldats n’est pas une spécificité du fort Huachuca, car le sexe est devenu, une affaire militaire dans tous les États  belligérants depuis la Grande Guerre. Mais les préjugés racistes évoquant une hypersexualité des Africains-Américains, autant que leur mauvais état de santé lors de leur recrutement, font du « péril vénérien » l’objet d’une profonde inquiétude au sein du commandement, de même que la crainte de relations sexuelles interraciales qui pourraient avoir lieu et remettre en cause la color line. C’est ainsi qu’il faut comprendre la création d’un système prostitutionnel spécifique en marge du camp, puis le renforcement de l’isolement et de l’enfermement des hommes, au point que ces derniers aient pu qualifier le poste de « plantation », en référence au système esclavagiste. 

Voir, notamment, pour la Grande Guerre, Clémentine Vidal-Naquet, Couples dans la Grande Guerre. Le tragique et l’ordinaire du lien conjugal, Paris, Les Belles Lettres, 2014. Sur la gestion de la prostitution par les armées, voir Insa Meinen, Wehrmacht et prostitution sous l’Occupation en France (1940-1945), Paris, Payot, 2006 et « « Le mal napolitain » : les Alliés et la prostitution à Naples (1943-1944) », Genre & Histoire [En ligne], 15 | Automne 2014-Printemps 2015, mis en ligne le 28 septembre 2015, consulté le 24 novembre 2022. URL : http://journals.openedition.org/genrehistoire/2154

Ségrégation et agency

Au camp, les soldats subissent les injures racistes de certains de leurs officiers blancs, autant que des brimades, mais la color line apparait sans doute avec le plus de force avec la ségrégation des lieux de sociabilité pour officiers. Car, souligne Pauline Peretz, « dans ces moments, la hiérarchie militaire qui fonctionne naturellement comme un filtre racial pendant l’entraînement, séparant mécaniquement les Noirs, soldats, des Blancs, officiers, n’opère plus au niveau des officiers » (p. 87). Pour autant, Pauline Peretz montre comment, en pratique, cette ségrégation stricte est négociée. L’exemple le plus parlant est cet hôpital africain-américain au sein même du camp, qui atteint un niveau d’excellence tel que des Blancs demandent à être soignés par des Noirs. Le soin, qui touche pourtant à l’intimité des corps, devient l’espace d’une remise en cause des barrières raciales, à l’exception toutefois des soins gynécologiques : le tabou de l’accès à la femme blanche l’emporte in fine sur les nécessités du soin. 

Au-delà, le poste devient aussi un espace des possibles, qui rend peut-être à certains acceptable la ségrégation, en particulier pour les Africaines-Américaines engagées au sein du Women’s Army Auxiliary Corps (WAAC). Un très beau chapitre est en effet consacré à l’arrivée, au camp, des femmes destinées, « à assurer des tâches non combattantes et accompagner à la bureaucratisation de l’armée » (p. 174), un processus qui s’inscrit dans une dynamique plus générale de féminisation des armées occidentales. Or il est frappant de constater le recrutement élitiste des Africaines-Américaines qui font d’elles, aux yeux de l’armée, des « femmes respectables », à l’opposé de l’image de la femme soldat toujours soupçonnée d’être une femme à soldat, comprendre une prostituée. Au-delà de la question raciale, ces mêmes inquiétudes patriarcales travaillent, par exemple, l’armée de la France libre, lorsqu’elle a recours au volontariat des femmes par manque d’hommes. Mais pour les femmes de condition modeste qui y apprennent des métiers nouveaux, l’armée apparait comme un lieu de promotion sociale, et, constitue aussi, souligne l’autrice à juste titre, et de belles photographies de soldates jouant au basket à l’appui, une « expérience de liberté (…) à l’écart de l’autorité masculine, familiale ou conjugale » (p.192). 

Voir Sébastien Albertelli, Elles ont suivi de Gaulle. Histoire du Corps des Volontaires françaises, Paris, Perrin, 2020.

Fort Huachuca est aussi un espace de contestation de l’ordre racial, même si l’autrice montre que celle-ci ne prend jamais la forme d’une mutinerie généralisée, quand bien même l’attente de combattre devient à certains insupportable, soit qu’ils souhaitent montrer leur valeur au feu, soit qu’ils éprouvent durement cette vie au camp, au point d’ailleurs qu’une partie des effectifs présente des troubles psychologiques – sur lesquels on aimerait, d’ailleurs, en apprendre plus. Le commandant du camp, le colonel Hardy, prend soin de ménager les hommes, en créant, par exemple, des espaces de détente et de culture spécifique, dont cette étonnante exposition des « œuvres de 37 artistes noirs » dont il est question dans le chapitre 11, même si, nous rappelle Pauline Peretz, la « promotion d’un art dit “noir’’ par les Blancs » n’est pas une nouveauté. Toujours est-il que « ces divertissements all-black de qualité ont contribué à produire un sentiment de fierté parmi les Africains-Américains, mais ils ont été un substitut à la reconnaissance de l’égalité et des qualités propres » (p. 288), rappelle avec force Pauline Peretz. L’autrice montre ainsi comment ces marges de manœuvre et réajustements constants du régime de la ségrégation tiennent d’abord à l’évolution de l’armée américaine. Ainsi, les livrets destinés aux cadres biologisent de moins en moins les supposées différences raciales, mais les culturalisent. Ces marges de manœuvre sont permises aussi par les acteurs eux-mêmes : le colonel Hardy, pragmatique, imagine un système qui présente, malgré tout, quelques avantages pour les Africains-Américains, notamment les officiers – ce qui peut au passage expliquer l’absence de contestation généralisée. Le général Almond, à la tête de la 93e division qui rejoint le camp à partir d’avril 1943, impose au contraire un régime racial beaucoup plus dur : « l’ordre sudiste s’impose en force et avec fracas » (p. 261), là encore sans contestation majeure, sans doute aussi parce que la répression est forte, ainsi que l’attestent le nombre important d’hommes passant en cour martiale.

In fine, fort Huachuca fut-il un ghetto en milieu militaire ? Oui, nous répond Pauline Peretz dans sa conclusion, montrant toute l’ampleur de l’enfermement régnant dans ce all-black post, surtout destiné à éviter tout contact entre les soldats africains-américains et les communautés blanches avoisinantes. Et même si les régimes de ségrégation ont été pluriels, et diversement subis par les acteurs notamment selon leur origine sociale, tous ou presque ont subi, de la part d’une minorité blanche, un « traitement humiliant, discriminant et excessivement répressif » (p. 317).

Race et armées occidentales 

Pour une étude récente sur les soldats colonisés dans l’armée britannique, voir Tarak Barkawi, Soldiers of Empire: Indian and British Armies in World War Two, Cambridge, Cambridge University Press, 2017.

Cette riche et subtile analyse, au ras du sable du désert arizonien, de la ségrégation à l’œuvre au sein de l’armée américaine pendant la Seconde Guerre mondiale, ne peut qu’ouvrir des pistes de réflexion très stimulantes, en particulier comparatistes, à celles et ceux qui, comme l’autrice de ces lignes, travaillent sur les armées coloniales et impériales, et en particulier sur l’armée française. La différence de principe est entendue : l’armée française n’est pas d’abord structurée autour d’une opposition entre Noirs et Blancs, mais entre soldats ayant la citoyenneté française (ce qui est le cas des soldats guyanais, antillais, réunionnais et originaires des Vieilles Colonies) et les autres. Par ailleurs, les non-citoyens ne sont pas tous noirs : nombreux sont alors les soldats originaires d’Afrique du Nord qui combattent au sein du Corps Expéditionnaire français en Italie en 1943-1944, puis au sein de la Première Armée française. A contrario, nous rappelle Pauline Peretz, dans le cas américain, la réglementation discriminatoire affecte en effet exclusivement les soldats africains-américains, et aucune autre minorité ethnique ou religieuse, pas même les Nippo-Américains après l’attaque de Pearl Harbor, en décembre 1941 ; les soldats amérindiens sont au contraire célébrés pour leurs qualités combattantes. Dans l’armée française donc, qui fonctionne sur une dérogation au principe républicain qui associe depuis le XIXe siècle, citoyenneté et impôt du sang, c’est avant tout la non-détention de la citoyenneté qui conditionne, tous grades égaux par ailleurs, une condition subalterne. Même si, nous rappelle Frantz Fanon, engagé dans la Première armée française, le racisme y est central, et sert à justifier de telles hiérarchies :

Voir Julie Le Gac, Vaincre sans gloire. Le corps expéditionnaire français en Italie (1943-1944), Paris, Les Belles Lettres, 2013.

Je me permets de renvoyer à mes propres travaux : Claire Miot, La Première armée française, de la Provence à l’Allemagne, Paris, Perrin, 2021.

Sur ce point, voir Thomas Grillot, « Native Americans, America’s Colonial troops », Books and Ideas, 28 septembre 2011, https://booksandideas.net/Native-Americans-America-s.html, consulté le 24 novembre 2022.

Tout Antillais ayant fait son service militaire dans un régiment de tirailleurs connait cette bouleversante situation : d’un côté les Européens, vieilles colonies ou originaires, de l’autre les tirailleurs. […] Les originaires méprisent les tirailleurs et l’Antillais règne sur tout cette négraille en maitre incontesté. 

Franz Fanon, Peaux noires, masques blancs, Paris, Le Seuil, 1971 (1952), p. 22.

L’autre point, peut-être le plus fondamental, est l’absence de ségrégation en tant que telle dans l’armée coloniale, car la proximité physique entre Blancs et Noirs n’est pas impensable, et peut même, parfois, être célébrée autour de la notion d’une même « fraternité d’armes ».

 En un sens, un fort Huachuca à la française aurait été inenvisageable, tant l’idée de créer des unités, et des camps d’entraînement ethniquement homogènes totalement séparés de la société semble étrangère en tout point à l’idéologie coloniale, encore qu’absence de ségrégation ne signifie pas absence de séparation. D’abord vis-à-vis des populations locales : Richard Fogarty a montré comment les soldats colonisés étaient concentrés dans des camps loin des villes pendant la Grande Guerre afin de limiter les relations interraciales, une pratique que l’on retrouve pendant la Seconde Guerre mondiale, mais sur laquelle il y aurait sans doute encore à chercher et écrire. Ensuite vis-à-vis des soldats européens : Géraud Létang a ainsi montré comment, dans l’espace clôt des camions de la colonne Leclerc circulant dans le Fezzan en Lybie, les places sont distribuées en fonction des différences hiérarchiques et raciales qui distinguent les hommes, et les récits qui nous sont parvenus montrent comment colonisés et Européens ne se mélangent finalement guère.

Richard S. Fogarty, Race and War in France: Colonial Subjects in the French Army, 1914-1918, Baltimore, The John Hopkins University Press, 2008.

Géraud Létang, Mirages d’une rébellion. Être Français libre au Tchad (1940-1943), Thèse de doctorat sous la direction de Guillaume Piketty, Institut d’Études Politiques de 2019.

Car justement, la distance entre les deux armées apparait, au fil de la lecture du livre de Pauline Peretz, moins importante qu’il n’y parait. Plusieurs points retiennent l’attention. D’abord, s’il est vrai que l’armée française en reconstitution à partir de novembre 1942, par manque cruel d’hommes surtout, ne refuse par l’emploi des soldats noirs dans les unités combattantes comme c’est le cas de l’armée américaine -dont Pauline Peretz nous montre à quel point elle repousse jusqu’au dernier moment leur emploi sur le front européen et sur le front pacifique – elle pose plusieurs restrictions à cet emploi. Le commandement français partage avec ses homologues américains l’idée que les soldats noirs – comme l’ensemble des soldats colonisés d’ailleurs – ne peuvent être de bons soldats que dans la mesure où ils seraient commandés par des cadres blancs. De telles représentations expliquent la très faible promotion d’officiers colonisés dans les rangs de l’armée française, promotion peut-être encore plus faible que celle des officiers africains-américains, qui eux sont plus nécessaires dans des unités all-blacks. Il y aurait matière à approfondir, statistiques à l’appui, une comparaison entre la promotion des officiers africains-américains et celle des officiers colonisés. Il n’est pas sûr que l’armée coloniale soit plus ouverte à l’ascension de cadres colonisés.

Ce qu’a d’ailleurs entrepris l’autrice. Voir le dossier publié sous sa direction « État, armée et race pendant la Seconde Guerre mondiale. Comparaison France- États-Unis », The Tocqueville Review/La Revue Tocqueville, vol.XL, n°1, 2019.

Voir, sans exclusive, Eric Jennings, La France libre fut africaine, Paris, Perrin, 2014.

De plus, alors même qu’ils avaient été célébrés par Charles Mangin dans son ouvrage La Force Noire, paru avant la Grande Guerre, les soldats d’Afrique subsaharienne ne sont plus, pendant la Seconde Guerre mondiale, en haut de la hiérarchie des « races martiales ».  Cette doctrine pseudo-scientifique en vogue dans les armées coloniales depuis le XIXe siècle, classait en effet les peuples colonisés en fonction de leur supposées qualités guerrières. Le recrutement des soldats originaires d’Afrique du Nord, et tout particulièrement marocains, sont désormais privilégiés, ainsi que l’a montré Julie Le Gac. Ainsi, les doutes exprimés par le général Almond commandant la 92e division avant son engagement en Italie, quant à la tenue de ses hommes au feu, font écho à ceux du général Leclerc fustigeant la faible combattivité des soldats subsahariens, mais aussi à ceux du général Magnan à la tête de la 9e division d’infanterie coloniale, composée d’une majorité de soldats colonisés d’Afrique subsaharienne, à la veille de leur engagement à l’île d’Elbe, en 1944. Dans ces conditions, si l’absence de soldats noirs au sein de la 2e DB doit beaucoup à la pression des Américains et des Britanniques, elle est largement acceptée par Leclerc et de Gaulle, persuadés que ces soldats ne peuvent efficacement servir dans une armée moderne. Les mêmes représentations sont à l’œuvre dans la décision prise, en septembre 1944, de retirer les soldats noirs de la 9e DIC et de la 1ère DFL du front alsacien. A ce sujet, mais ce serait finalement l’objet d’un autre livre, on aimerait savoir comment s’éprouvent, sur le champ de bataille italien comme celui du Pacifique, les préjugés tenaces à l’encontre des soldats africains-américains.

Heather Streets, Martial Races : the Military, Race and Masculinity in British imperial culture, 1857-1914, Manchester, Manchester University Press, 2004. Voir également Stéphanie Soubrier,« Races guerrières » : armée, science et politique dans l’empire colonial français (années 1850-1918), thèse sous la direction de Dominique Kalifa, Université Paris 1, Panthéon Sorbonne, 2019.

Julie Le Gac, Vaincre sans gloire, op. cit.

Pour plus de précisions, je me permets de renvoyer à Claire Miot, « Le retrait des tirailleurs sénégalais de la Première Armée française en 1944. Hérésie stratégique, bricolage politique ou conservatisme colonial ? », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, 2015/1 (N° 125), p. 77-89.

Race et masculinités subalternes

Un des nombreux intérêts de l’ouvrage de Pauline Peretz est aussi de montrer comment se construit au sein de l’armée américaine une masculinité subalterne, celle des soldats africains-américains, sur un registre très similaire, finalement, à celle qui prévaut au sein de l’armée coloniale française. L’autrice montre que si le « stéréotype du soldat noir, fainéant et peureux » (p. 219) est prédominant, il coexiste avec celui qui attribue aux soldats noirs des aptitudes « naturelles » au sport, qu’il s’agirait, pour le commandement, de cultiver (p. 268). Il s’articule, aussi, avec celui, très ancré, « d’une sexualité noire (…) débauchée, outrancière, voire dangereuse » (p. 132). Un discours que ne renierait pas un officier français commandant des troupes coloniales, pour justifier l’organisation d’un système prostitutionnel spécifique, et aussi, parfois, justifier les viols imputés, en Allemagne ou en Italie, aux troupes coloniales, et, enfin, pour s’inquiéter de possibles relations sexuelles de part et d’autre de la color line. Dans son étude sur l’organisation de la prostitution à Naples, Julie Le Gac a montré comment opérait, dans les trois armées – française, britannique, américaine –, et au-delà de réponses différentes, une commune opposition entre une virilité blanche supposée « maitrisée », « tempérée » et une virilité subalterne, incontrôlée. Autant d’analogies qu’il s’agirait de creuser.

Julie Le Gac, art.cit. Voir aussi Christelle Taraud, « La virilité en situation coloniale, de la fin du XVIIIe siècle à la Grande Guerre », dans Alain Corbin, dir., Histoire de la virilité, tome 2 : Le Triomphe de la virilité. Le XIXe siècle, Paris, Le Seuil, 2011, p. 331-347.

Il est enfin intéressant de voir, au fil des pages du livre de Pauline Peretz, comment l’armée est l’institution qui concentre, depuis la Grande Guerre, les espoirs des associations et personnalités africaines-américaines « accomodationnistes » – mais pas seulement – , à l’image des assimilationnistes colonisés comme le député du Sénégal, Blaise Diagne, qui tous poussent à l’engagement armé des subalternes. Tous espèrent, par l’impôt du sang, se voir octroyer de nouveaux droits, et imaginent aussi l’armée comme une institution où la hiérarchie raciale/coloniale est peut-être un peu moins prégnante, et les marges de négociations plus importantes, au nom précisément de l’idéal patriotique ou de la fraternité d’armes. Or, les déceptions ont été immenses en 1918, de part et d’autre de l’Atlantique, et le livre de Pauline Peretz montre à quel point l’ordre racial n’est pas fondamentalement remis en cause pendant la Seconde Guerre mondiale, comme les études sur l’armée française pendant la Seconde Guerre mondiale montrent que l’ordre colonial n’est pas fondamentalement remis en question au sein de l’institution. Pourtant, l’absence de mutinerie de grande ampleur ne signifie pas absence de contestation, car, nous rappelle André Loez à propos de la Grande Guerre, il existe tout un « continuum d’indiscipline» dont il s’agirait de retrouver la trace en dehors des archives judiciaires, lesquelles, ne s’emparent que des cas les plus graves ou jugés les plus graves, et de comprendre ce que ces soldats subalternes « pensaient au fond d’eux-mêmes de cette expérience ». Une quête de la parole qui est – les historiens et historiennes travaillant sur les soldats colonisés le savent aussi – très difficile, « tant les voix des soldats n’affleurent que sous des formes extrêmement ténues » (p. 336).

Voir pour le cas français, Marc Michel, Les Africains et la Grande Guerre. L’appel à l’Afrique (1914-1918), Paris, Khartala, 2003

André Loez, Les refus de la guerre. Une histoire des mutins, Paris, Gallimard, 2010, p. 22.

L’ouvrage de Pauline Peretz constitue ainsi, aussi, un précieux point de départ pour élaborer des réflexions comparatistes sur l’usage de la « race » dans les armées occidentales contemporaines d’une part, et d’autre part sur la Seconde Guerre mondiale comme moment de cristallisation de revendications vers plus d’égalité, émanant de soldats ayant en commun, au-delà de contextes nationaux très différents, un statut subalterne.

Pour citer cet article

Claire Miot, « Une armée noire. Fort Huachuca, Arizona (1941-1945), un livre de Pauline Peretz », RevueAlarmer, mis en ligne le 7 décembre 2022, https://revue.alarmer.org/une-armee-noire-fort-huachuca-arizona-1941-1945-un-livre-de-pauline-peretz/

retour
enregistrer (pdf)

Pour aller plus loin