19.04.22 Bad Brains. La psychiatrie et la lutte des noirs américains pour la justice raciale. XXe-XXIe siècle. Un livre de Elodie Edwards-Grossi

Issu de la thèse d’Elodie Edwards-Grossi, maîtresse de conférences à l’université de Paris-Dauphine PSL, cet ouvrage traite de la manière dont la notion de race a partie liée avec la psychiatrie aux États-Unis. Il se situe au carrefour entre, d’une part, une histoire de la médecine dans sa relation à la race, d’autre part, une histoire de la discipline psychiatrique. L’autrice y montre, en particulier, à partir du cas des Africains-Américains, comment la ligne de couleur (Color line) traverse les champs scientifiques et médicaux. Les rapports entre la psychiatrie et les Noirs américains sont ici examinés sous l’angle du biopolitique.

Thèse de sociologie écrite sous la direction de Dominique Vidal et Paul Schor, « Bad Brains » : Race et Psychiatrie de la fin de l’esclavage à l’époque contemporaine aux États-Unis.

Cette recherche s’appuie sur les archives de différents psychiatres (tels Viola Bernard, Elizabeth Bishop Davis et Paul Cornely), et sur la documentation de centres « d’études des comportements violents »( de l’université de Brandeis, près de Boston et de l’UCLA). L’ouvrage se conclut par une enquête de terrain à Los Angeles, auprès de psychiatres et de personnels soignants.

Ces centres de recherche ont été fondés en 1965 et 1973 dans un contexte où les révoltes des ghettos étaient interprétées comme un dérèglement psychiatrique.

De la déségrégation… aux soins séparés

L’ouvrage débute dans les années 1920 et suit un fil chronologique en abordant les différents espaces où s’installèrent les Africains-américains à partir du tournant du XXe siècle, à commencer par New York, puis la Californie, dans les différents épisodes de la grande migration.

La première partie décrit l’évolution de la psychiatrie des années 1920 aux années 1960, pour montrer comment la fin des établissements ségrégués n’a pas simplement conduit à la fin de la ségrégation entre patients blancs et noirs, mais qu’elle a aussi contribué au développement d’une psychiatrie noire revendiquant son autonomie. Des années 1920 aux années 1960, des pionniers ont fondé des institutions psychiatriques qui manquaient cruellement aux malades africains-américains. L’autrice revient, en particulier, sur le rôle pionnier de la clinique Lafargue, fondée en 1946 par Fredric Wertham, un psychiatre allemand réfugié aux États-Unis. Implantée en plein cœur de Harlem, elle est la seule à proposer des soins psychiatriques à une population qui n’y avait pas accès. Dans un passage amusant, Elodie Edwards-Grossi rapporte la jalousie de Wertham envers les psychologues Kenneth et Mamie Clark, qui menaient des recherches auprès d’enfants de Harlem et étaient, par ailleurs, engagés en faveur des droits civiques. Ils avaient été sollicités en tant qu’experts par la Cour Suprême à l’occasion de différentes affaires, dont le cas Brown versus Board of Education of Topeka, dans lequel une famille africaine-américaine contestait la scolarisation de leur fille très loin de son domicile du fait de la ségrégation scolaire. Leur démonstration à partir d’une expérience psychologique sur des poupées noires ou blanches auprès de jeune enfants noires (et le sentiment d’infériorité induit par la ségrégation) est souvent présentée comme décisive dans la condamnation par la Cour de la ségrégation scolaire en 1955. Wertham minimise leurs rôles et se plaint d’être oublié par la presse.

Les décisions de la Cour suprême en 1954 et 1955 invalident ainsi l’arrêt de 1896 Plessy versus Ferguson et le principe du « séparé mais égal » qui était la clé de voute des lois ségrégationnistes.

Alors que la déségrégation s’impose enfin, l’ensemble du système psychiatrique doit s’adapter. Dans le contexte de la montée des courants de la désinstitutionalisation, une psychiatrie de proximité tente de répondre aux besoins liés à la fermeture de nombreuses institutions ségréguées. Par ailleurs, les médecins et psychiatres noirs qui souffraient d’une importante discrimination à l’embauche, initient différentes sociétés médicales africaines-américaines. Ainsi, en 1969, une association de psychiatres africains-américains voit le jour. Certains d’entre eux sont partisans d’un « séparatisme » médical et le psychiatre Paul Cornely défend ainsi le binôme soigné-soignant noir : il pense préférable que les patients noirs soient pris en charge par des médecins noirs. On découvre ainsi comment la fin de la ségrégation raciale conduisit, d’une manière surprenante, à de tels positionnements qui revendiquaient une psychiatrie « séparée ». 

Psychiatriser la révolte

L’ouvrage aborde ensuite la période des mobilisations des années 1950 aux années 1970 : elle est l’occasion du développement d’un discours culturaliste qui psychiatrise la révolte sociale et prétend répondre aux émeutes par des théories médicales, au risque de faire des psychiatres des supplétifs de la police. Le rapport officiel que le gouvernement avait demandé au sociologue Daniel Patrick Moynihan joue ici un rôle essentiel. Il avait été nommé au département de la recherche du ministère du travail au sein de l’administration Kennedy et publie son rapport dans le contexte du choc qu’ont représenté les émeutes du ghetto de Watts en 1965. Il analysait la révolte des ghettos comme le symptôme d’une famille africaine-américaine dysfonctionnelle, au sein de laquelle le matriarcat conduirait les hommes à l’abandon du domicile et à la violence. Le racisme prenait ainsi nettement sa forme différentialiste, dite aussi culturelle, et se démarquait du racisme biologique. Les thèmes mis en avant par Moynihan ne cessent, depuis lors, d’être mobilisés au service des attaques contre la minorité noire. L’autrice s’emploie à retracer la généalogie du rapport Moynihan et son héritage en sociologie, en psychiatrie et en psychologie à travers une large revue de littérature.

Le Dantec-Lowry, Hélène, « The Moynihan Report as an Event: From the Civil Rights Movement to the Writing of History », in Incidences de l’événement : Enjeux et résonances du mouvement des droits civiques, Tours, Presses universitaires François-Rabelais, 2017, p. 195‑213 (Cahiers de recherches afro-américaines : Transversalités) ; Le Dantec-Lowry, Hélène, De l’esclave au président : discours sur les familles noires aux États-Unis, Paris, CNRS Ed, 2010.

Durant les années 1960-1970, des centres de recherche cherchent à établir des liens entre émeutes des ghettos et troubles psychiatriques. Deux institutions de recherche, le Centre Lemberg pour l’étude de la violence, fondé en 1965 à l’initiative de l’université Brandeis, et le Centre pour l’Étude et la Recherche sur la violence, créé en 1973 par UCLA à Los Angeles, partagent peu ou prou ces présupposés qui tendent à psychiatriser la révolte sociale. A contrario, le rapport sur les émeutes commandité en 1967 par Lyndon B. Johnson, souvent nommé « rapport Kerner », faisait le constat dans son introduction, d’une « nation dans laquelle deux sociétés étaient en train de se séparer, l’une noire, l’autre blanche ». Il replaçait les émeutes dans le contexte d’une analyse sociologique qui faisait état de la situation économique des ghettos plutôt que de supposés dysfonctionnements familiaux

D’après le nom du président de la commission chargé de sa rédaction, Otto Kerner. United States, National Advisory Commission on Civil Disorders et Zelizer Julian E., The Kerner report, Princeton, N.J., Princeton University Press, 2016.

La commission avait commandité un pré-rapport à 176 chercheurs en sciences sociales. Ces derniers reconnaissaient, eux ,un caractère politique aux émeutes, comparable « à n’importe quelle forme d’action collective ». Leur document mit tellement en colère les membres de la commission que leur rapport ne fut pas publié et qu’ils furent aussitôt remerciés. Ces faits sont rappelés dans le prologue de Julian Zelizer à : United States, National Advisory Commission on Civil Disorders et Julian E Zelizer, The Kerner report, Princeton, N.J., Princeton University Press, 2016, p. XXV.

L’ouvrage se conclut sur les évolutions de la psychiatrie quant à la race depuis les années 1980, au travers d’une enquête sur le terrain, sans doute la partie la plus novatrice de ce travail. L’hôpital universitaire de l’University of California San Francisco, a fait le choix depuis 1985, notamment à l’initiative de Francis Lu, d’unités de soins séparés selon les critères ethno-raciaux : une Black Focus Unit, une Asian Focus Unit et une Latino Focus Unit. Les interviews des médecins permettent de saisir leur positionnement médical et l’intérêt qu’ils trouvent à ces soins séparés. Ces entretiens sont mis en regard avec d’autres soignants des cliniques de la même ville qui, elles, ne séparent pas les publics selon leurs origines : leurs psychiatres introduisent de même régulièrement le concept de race dans leurs pratiques et en fin de compte deux orientations médicales qui semblaient diverger se retrouvent sur le recours au concept racial en psychiatrie.

Cette psychiatrie de la « compétence culturelle », ne peut manquer de faire penser à l’ethnopsychiatrie pratiquée notamment en France par Tobie Nathan, mais elle en diffère par le choix du cadre théorique de la psychiatrie générale.

Médecine, race et histoire

Bad brains interroge la présence des stéréotypes raciaux dans le contexte psychiatrique, ainsi que la manière dont les classifications médicales ont contribué au contrôle social exercé sur les populations « racisées » et ont influencé les pratiques médicales. L’autrice rappelle de quelle manière l’introduction d’une approche culturaliste dans les soins depuis les années 1960 a participé des efforts pour déconstruire les stéréotypes raciaux. Les services psychiatriques ont été déségrégués du fait des évolutions politiques. Cependant, paradoxalement, certains médecins africains-américains ont, par la suite, prôné le « séparatisme médical », c’est-à-dire qu’ils ont défendu, au nom de la proximité culturelle, la nécessité de soins psychiatriques par des soignants de la même communauté ethno-culturelle. 

Un des fils directeurs du livre est le concept proposé par l’autrice de « racialisation stratégique », construit sur un emprunt à celui d’essentialisme stratégique, développé par Gayatri C. Spivak. Elodie Edwards-Grossi l’applique dans le domaine de la psychiatrie pour montrer comment les médecins africains-américains, confrontés à des discriminations à l’embauche, et dont les patients souffraient de troubles psychiques découlant visiblement du racisme, ont eu recours à une essentialisation stratégique. Cet emploi de « racialisation stratégique » ne semble pas introduire un élément réellement nouveau par rapport à l’« essentialisme stratégique » dont il est une application.

Ce concept avait été proposé par Gayatri C. Spivak pour désigner le choix d’une essence qu’on sait artificielle, afin d’en tirer parti temporairement dans un contexte déterminé. Elle a énoncé cette idée pour la première fois en 1989, lors d’une conférence en Bulgarie dont le texte a été publié en 2011. Depuis, en partie, elle est revenue sur cette notion, au moins sous cette forme, du fait des confusions survenues. Spivak Gayatri Chakravorty, Nationalisme et imagination, Paris, Payot, 2011, p. 78 ; Spivak Gayatri Chakravorty et Harasym Sarah, The post-colonial critic: interviews, strategies and dialogues, Londres, Routledge, 1990.

Par ailleurs, l’autrice fait un usage particulier des concepts de racisation et de racialisation. Comme l’a précisé récemment Sarah Mazouz, les deux termes renvoient à des registres distincts : la racialisation, qui apparait en français sous la plume de Frantz Fanon, avait d’abord été employée par W. E. B Du Bois (racialize). Ce concept rend « compte de la production de groupes soumis à l’assignation raciale tout en examinant aussi les mécanismes qui amènent un groupe à tirer profit des logiques de racialisation ». Ainsi, les études sur la blanchité mettent en œuvre ce concept. Racisation désigne dans les écrits de Colette Guillaumin « le processus par lequel un groupe dominant définit un groupe dominé comme étant une race ». Elodie Edwards-Grossi utilise ces termes dans un sens différent : elle utilise racisation dans le sens général d’un processus de construction raciale au niveau des interactions sociales, tandis qu’elle réserve racialisation au champ médical, car dans le cas des médecins qu’elle a étudiés, la « race entre dans les corps » (p. 32). L’emploi qu’elle fait de ces concepts se démarque donc de leur usage le plus fréquent, mais il a le mérite de mettre en lumière la manière dont le corps médical étatsunien continue d’avoir recours plus ou moins implicitement à des présupposés biologiques sur la race. 

Fanon, Frantz et Sartre, Jean-Paul, Les Damnés de la Terre, préface de Jean-Paul Sartre, Paris, Maspero, 1961 ; Du Bois, William Edward Burghardt, The Philadelphia Negro: A Social Study, New York Oxford, Oxford University Press, 1899.

Mazouz, Sarah, « Racialisation ou racisation ? », Carnet de recherche Racismes, 6 octobre 2020, <https://racismes.hypotheses.org/173>, consulté le 6 avril 2022.

Guillaumin, Colette, L’ideologie raciste: genèse et langage actuel, Paris, La Haye, Mouton, 1972.

L’histoire de la psychiatrie en tant que discipline, particulièrement alors qu’elle classifie les troubles supposés associés à telle ou telle identité ethno-raciale, est l’objet d’un intérêt croissant. L’autrice suit ainsi la voie ouverte notamment au début des années 2000 par Michael W. Byrd et Linda A. Clayton pour une histoire médicale de la race, tout comme par les recherches de Jonathan Metzl à propos de la racialisation de la schizophrénie. D’une manière plus générale, son travail s’inscrit dans les études qui abordent la notion de race et en particulier dans le sillage des travaux sur les catégorisations ethnoraciales de Paul Schor ou des Whiteness studies documentant le rapport des Américains blancs aux délimitations raciales

Metzl, Jonathan Michel, Étouffer la révolte. La psychiatrie contre les Civils Rights, une histoire du contrôle social, Paris, Autrement, 2020 ; Byrd, W. Michael et Clayton, Linda A, An American health dilemma: a medical history of African Americans and the problem of race, New York, Routledge, 2000. Il faut aussi mentionner en France la thèse de Jean-Paul Lallemand-Stempack à propos des discriminations et de la question des transfusions sanguines. Lallemand-Stempak Jean-Paul, Peaux noires, blouses blanches : les Afro-Américains et le Mouvement pour les droits civiques en médecine (1940-1975), Thèse de doctorat, Paris, EHESS, 2015.

Schor Paul, Compter et classer : Histoire des recensements américains, Paris, Éditions de l’EHESS, 2009.

Cet ouvrage dense et informé propose une synthèse très utile qui permet d’introduire dans les analyses de la société étatsunienne le prisme du biopolitique. L’enquête de terrain qui conclut l’ouvrage met en valeur l’intérêt d’une approche qui associe les méthodes de l’histoire et celles de la sociologie. 

Pour citer cet article

Olivier Maheo, « Bad Brains. La psychiatrie et la lutte des noirs américains pour la justice raciale. XXe-XXIe siècle. Un livre de Elodie Edwards-Grossi », RevueAlarmer, mis en ligne le 19 avril 2022, https://revue.alarmer.org/bad_brains/

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