30.12.24 Adikou, un roman de Raphaëlle Red

L’ambitieux premier roman de Raphaëlle Red suit la trajectoire de son héroïne éponyme, métisse « franco-togolaise » (p. 14, p. 19) âgée d’un peu plus de vingt ans : Adikou. Ce personnage « fifty-fifty, impur produit de la somme des moitiés » (p. 25), de même qu’une page de remerciements qui évoque, entre autres, Gaël Faye, suggèrent à quel point le projet littéraire de la romancière est traversé par la question du métissage. Tramé de multiples fils narratifs et fondé sur une réflexion relative aux assignations identitaires, le roman de Raphaëlle Red rappelle par ailleurs d’autres œuvres d’écrivains et écrivaines francophones qui ont également envisagé le métissage. Dans ses romans Le Chercheur d’Afriques, Le Lys et le Flamboyant et Dossier classé, ainsi que son essai Ma Grand-Mère bantoue et mes ancêtres les Gaulois : simples discours, Henri Lopes a ainsi exploré ces sujets à partir des années quatre‑vingt-dix. On songe également à certains des récits de Bessora, Véronique Tadjo ou Beata Umubyeyi Mairesse, à l’instar de 53cm, Loin de mon père et Tous tes enfants dispersés8.

Les deux romans de Gaël Faye, Petit pays (Paris, Grasset, 2016) et Jacaranda (Paris, Grasset, 2024), mettent en scène des personnages métis, Gabriel et Milan.

Henri Lopes : Le Chercheur d’Afriques [1990], Paris, Éditions du Seuil, 2006 ; Le Lys et le Flamboyant, Paris, Éditions du Seuil, 1997 ; Dossier classé, Paris, Éditions du Seuil, 2002 ; Ma Grand-Mère bantoue et mes ancêtres les Gaulois : simples discours, Paris, Gallimard, 2003.

Bessora, 53cm, Paris, Le Serpent à plumes, 1999.

Véronique Tadjo, Loin de mon père, Arles, Actes Sud, 2010.

Beata Umubyeyi Mairesse, Tous tes enfants dispersés, Paris, Éditions Autrement, 2019.

Les multiples quêtes d’Adikou

La construction temporelle et spatiale particulièrement soignée d’Adikou est une première caractéristique qu’il importe de mentionner. L’intrigue commence en France, un été, dans le coup d’éclat d’une rupture avec une existence monotone et isolée : Adikou abandonne son emploi au sein d’un fast-food, quitte la France et se rend au Togo puis au Ghana avant de faire retour à Lomé. Toutefois, la simplicité de cette structure ne permet pas de restituer toute la complexité du récit. Le passé y est en effet sans cesse évoqué, au fil des remémorations du personnage dont la mémoire revient sur de précédents périples. Dans une esthétique fragmentée qui superpose les lieux et les temporalités, différents souvenirs du personnage sont rapportés : un premier voyage au Togo, effectué avec une Organisation non-gouvernementale (ONG) deux années auparavant, un séjour universitaire new yorkais, un an avant que ne commence l’intrigue, pendant lequel Adikou a également sillonner la Géorgie, le Tennessee, l’Alabama et la Louisiane, ou encore des vacances au Sénégal.

Cette logique parcellaire transparaît aussi dans le portrait d’Adikou ; au gré de ses souvenirs, surnagent les bribes de son existence marquée par la séparation de sa mère, qui est française, et de son père, quant à lui togolais. Se reconstituent ainsi une enfance et une adolescence passées dans le Nord de la France où Adikou a grandi en l’absence de son père, à l’exception de rares visites. Tout au long du roman, le mystère qui entoure le personnage du père demeure entier. Exilé pour des raisons politiques, il ne semble guère avoir pu trouver un équilibre en France et nouer des liens avec sa fille. Au moment où commence le récit, différents indices suggèrent qu’il n’est plus, sans que sa mort ne soit jamais véritablement formulée ; ce « père envolé » (p. 25) apparaît ainsi uniquement dans les souvenirs et l’imagination d’Adikou. Il est par ailleurs associé à un imaginaire du manque et du creux : au premier chef, l’absence de transmission à sa fille de la langue éwé et d’une mémoire familiale togolaise.

L’éwé est l’une des langues pratiquées au Togo.

Ce passé familial méconnu ainsi que ses questionnements relatifs à son métissage seront les causes du second voyage d’Adikou au Togo. Depuis son enfance, celle-ci vit les assignations identitaires auxquelles on la renvoie dans des sentiments d’aliénation, d’isolement et de souffrance si puissants qu’elle semble en avoir été affectée de manière irrémédiable. Si, au cours de son premier voyage à Lomé, elle n’avait guère cherché à rencontrer sa famille, le séjour aux États-Unis est en quelque sorte un tournant ; avec ironie, elle se rappelle y avoir formé le « noble projet » de « savoir où sont [s]es roots […] pour comprendre d’où [elle] vien[t] » (p. 40). Tantôt en proie à la colère et à l’angoisse, tantôt détachée, Adikou projette un voyage dont les tensions sont annoncées dès le début du roman : mener une quête familiale sans nourrir d’illusions pour des « racines pleines d’épines » et une « terremère » africaine (p. 25) dépouillée de toute attente.

Au cours de son deuxième séjour au Togo, Adikou tente ainsi de retrouver les origines de sa famille paternelle, d’abord aidée d’un ami de son père puis d’un oncle, Yao, et d’un cousin, Maxime. Or, cette recherche est vaine tant son mal va croissant ; ses assises psychologiques se fissurent à mesure qu’une folie longtemps contenue la gagne. Partie « trouver la paix » (p. 13), Adikou va « divague[r] » (p. 176) toujours davantage, ce qui explique l’esthétique fragmentaire du roman. Des hallucinations surviennent et prennent le pas sur sa perception du réel ; Adikou s’invente une nouvelle histoire familiale dont elle serait la principale protagoniste aux côtés de son père dont le récit livre pourtant les traces de la disparition.

« Être plusieurs en soi » (p. 26) : le processus d’aliénation

Pour rendre compte du vacillement et du déchirement d’Adikou, Raphaëlle Red fait un choix narratif qui donne toute sa singularité au roman. Adikou s’énonce en effet à partir de deux pronoms personnels, « je » et « elle » : une amie paraît l’accompagner et dialoguer avec elle alors qu’elle se trouve seule. Cette caractéristique souligne les processus d’objectivation et d’assignation dont Adikou fait l’objet, où qu’elle se trouve ; suspecte, en France, où il importe d’afficher « la teinte marron intégration » (p. 91), elle est perçue, au Togo, comme une « [f]ranco-togolaise » (p. 14, p. 19) mais aussi comme une « yovo », une « blanche », selon une chanson apprise aux enfants afin de « mémoriser les formules de politesse pour le blanc, yovo, le colon » (p. 88-89).

Durant son séjour aux États-Unis, un formulaire proposé par l’université qui l’accueille pendant quelques mois répète ces mêmes schémas identitaires : est-elle « caucasienne, ou africaine, ou afro-américaine » (p. 24) ? Confrontée à un métaphorique « miroir serti de pierres blanches » (p. 91) depuis une enfance et une adolescence amères, Adikou convoque ses lectures de l’essai de Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, afin de configurer son expérience de l’aliénation. Ces logiques de racisation sont amplifiées par son statut de femme métisse ; l’inquiétante image d’une « main pâle » masculine, qui « t[ient] […] sa nuque en place » (p. 49), ainsi que la relation nouée aux États-Unis avec un « Whiteboy » persuadé d’être « l’aune et l’unité de mesure, le standard et la norme » (p. 41), donnent la mesure d’un cheminement douloureux.

Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs [1952], Paris, Éditions du Seuil, 2015.

Une réflexion sur les héritages coloniaux

À cet itinéraire individuel s’ajoute une trajectoire historique et collective, elle aussi orientée par le sujet du métissage mais inscrite dans une histoire coloniale plus large. Dans son article « “Métissage”. Contours et enjeux d’un concept carrefour dans l’aire francophone », Hans‑Jurgën Lüsebrink propose un panorama historique qui met en perspective certaines des dynamiques d’Adikou :

[L]e terme « mestice », dont l’usage est attesté dans la langue française à partir de 1615, trouve en effet son origine dans le terme portugais « mestiço » et se voit ainsi lié à la première phase de l’expansion européenne outre-mer : à partir de la seconde moitié du XVIe siècle, l’affluence massive de populations européennes et d’esclaves noirs en particulier vers le Brésil, l’Amérique centrale et les Caraïbes cause l’émergence de populations métissées. […] La signification négative des termes « métis » et « métissage », profondément ancrée dans l’imaginaire des sociétés de l’Amérique coloniale (notamment celles de l’espace caraïbe), se retrouve dans les dictionnaires des XVIIIe et XIXe siècles.

Hans-Jurgën Lüsebrink, « “Métissage”. Contours en enjeux d’un concept carrefour dans l’aire francophone », Études littéraires, vol. 25, n° 3, 1993, p. 94. https://www.erudit.org/fr/revues/etudlitt/1993-v25-n3-etudlitt2248/501017ar/

Une seconde analyse, quant à elle formulée par Sylvère Mbondobari, est également à prendre en compte. Dans une réflexion intitulée « Esthétique, politique et éthique du personnage : le métis dans l’œuvre romanesque d’Henri Lopes », le critique s’intéresse à un roman de l’écrivain, Le Chercheur d’Afriques, dont l’intrigue se déroule entre le Congo et la France pendant la période coloniale. Selon Sylvère Mbondobari, la question du métissage, telle qu’elle est traitée par Henri Lopes, se place dans le contexte de « sociétés africaine et occidentale formatées par l’idéologie coloniale ». Or, les sociétés post-coloniales dépeintes dans le récit de Raphaëlle Red demeurent hantées par des héritages coloniaux dont les vestiges sont partout visibles.

Sylvère Mbondobari, « Esthétique, politique et éthique du personnage : le métis dans l’œuvre romanesque d’Henri Lopes », Études littéraires africaines, n° 45, 2018, p. 74. https://www.erudit.org/fr/revues/ela/2018-n45-ela03987/. Cet article a été publié une seconde fois dans : Anthony Mangeon (dir.), Henri Lopes : coups doubles, Paris, Éditions Sépia, 2021, p. 119.

Adikou est un roman atlantique qui envisage les « angles du triangle » (p. 121) formé par la France, le Sénégal, le Togo, le Ghana et les États-Unis. Le temps et l’espace se creusent pour laisser place à une autre recherche, menée de part et d’autre le « pays de l’eau » (p. 84, p. 219), selon une formule empruntée par Raphaëlle Red à Léonora Miano ; Adikou suit ainsi les traces de la traite, de l’esclavage et de leurs conséquences. Des symétries apparaissent : la visite du Slave Haven Underground Railroad Museum de Memphis, la vision des plantations de Géorgie et l’évocation de la généalogie de Michelle Obama sont à mettre en regard avec les descriptions de l’île de Gorée, d’un fort colonial ghanéen et d’un « ancien chemin des esclaves » (p. 152) situé au Togo. C’est au Ghana qu’Adikou se remémore de célèbre chansons de Nina Simone, « Why », l’hommage à Martin Luther King, et « Mississippi goddamn » (p. 85), et se trouve confrontée aux photographies de personnalités africaines-américaines qui ont pu se rendre à Accra, « Malcom X, […] W.E.B. DuBois, […] Maya Angelou » (p. 85).

D’une quête à l’autre,le roman de Raphaëlle Red « gratte […] [les] plaie[s] » (p. 91) de l’histoire et dévoile des sociétés françaises, togolaises et américaines dans lesquelles les réalités raciales n’ont jamais cessé de sévir : le « fond de toile […] incolore, blanc ou universel » (p. 99) de la France s’effiloche, le Togo apparaît comme une invention coloniale (p. 131) tandis que les États-Unis de Black Lives Matter (p. 62) et de la première présidence de Donald Trump (p. 30) s’offrent aux regards d’Adikou.

Pour citer cet article

Céline Gahungu, « Adikou, un roman de Raphaëlle Red », RevueAlarmer, mis en ligne le 30 Décembre 2024. https://revue.alarmer.org/adikou-un-roman-de-raphaelle-red/

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