Parmi les 1500 m² de surface vitrée que renferme la cathédrale de Strasbourg se trouve une baie illustrant la Passion du Christ, c’est-à-dire cet ensemble d’événements ayant précédé la mort de Jésus de Nazareth. Située sur le bas-côté de la façade latérale sud de l’édifice, cette baie est la troisième d’un ensemble de cinq baies de huit mètres de haut relatant la vie de Marie et celle de Jésus jusqu’au Jugement dernier. L’œuvre date des années 1328-1340, soit deux siècles après le début de la construction de la cathédrale de Strasbourg en 1116. Ce cycle narratif est une commande du prince-évêque de Strasbourg Jean de Dirpheim.
Cette baie est composée de seize vitraux évoquant les souffrances de Jésus d’après les Évangiles et les écrits apocryphes. Elle se lit de gauche à droite, depuis le bas, de l’entrée triomphale de Jésus dans Jérusalem (selon Matthieu, 21:1-11) à la dépose du corps dans un tombeau au pied de la croix (selon Marc, 15:42-47). Véritable bande dessinée de verre, ces vitraux situés dans un lieu fréquenté comme la cathédrale de Strasbourg constituaient un support pédagogique important, en servant aux autorités ecclésiastiques lors des prêches, à une époque – le XIVe siècle – où la population est majoritairement illettrée. Ainsi, cette baie a pu contribuer à alimenter l’antijudaïsme non seulement au Moyen Âge, mais également jusqu’à la période contemporaine.
Chapeau pointu et attribut identitaire
Sur l’intégralité du parcours iconographique apparaissent des personnages identifiés comme juifs par le chapeau pointu qu’ils portent : le Judenhut. On les aperçoit notamment dans la scène de l’arrestation de Jésus aux côtés des soldats romains coiffés d’un casque, tout comme dans la scène où il comparaît menotté devant le grand-prêtre Anne ou encore lorsqu’il est amené devant Caïphe. Ce chapeau stigmatisant les juifs devient récurrent dans l’iconographie en réponse à la demande du concile œcuménique de Latran IV en 1215 qui, dans un souci de contrôle des chrétiens et de lutte contre tout prosélytisme, impose aux juifs (et aux Sarrasins) de se distinguer des chrétiens qualitate habitu. Le canon 68 prescrit aux juifs une distinction vestimentaire, sans que ni forme ni couleur ne soient alors imposées et leur interdit de sortir de chez eux durant la Semaine sainte. Ce canon ne sera effectif qu’avec la décision prise dans chaque pays occidental, par les autorités civiles, de définir et d’imposer un signe.
Sacrorum Concilium Nova et Amplissima Collectio, MANSI J. D. (éd.), tome XXII (1166-1225), Paris et Leipzig, 1903 (éd. orig. Venise, 1779-1802). Canons 67-70. Les canons 67 à 70 sont consacrés aux juifs. Le canon 67 traite de l’usure juive, le canon 68 prescrit aux juifs une distinction vestimentaire et leur interdit de sortir de chez eux durant la Semaine sainte, le canon 69 leur interdit l’accès aux charges civiles et le canon 70 est consacré aux convertis relaps. Ce n’est pas tant la teneur de ces canons qui renforce progressivement leur impact que leur compréhension et leur application par les autorités civiles des différents pays d’Occident. Voir FOREVILLE Raymonde (éd. et trad.), Latran I, II, III et Latran IV, Paris, 1965.
La plupart des royaumes voisins du Saint Empire optent pour la rotella ou rota, un disque ou un cercle de tissu ou de feutre, de couleur jaune le plus souvent.
Dans le Saint Empire romain germanique, la mesure n’est pas appliquée immédiatement, en raison sans doute de l’absence de cohésion politique et de pouvoir fort sur son sol à cette époque. S’ajoute également qu’en territoires germaniques, les juifs se distinguent d’eux-mêmes des chrétiens depuis la fin du XIIe siècle, par le port d’un chapeau particulier, sans pour autant que ce couvre-chef soit de nature religieuse, comme le deviendra plus tard la kippa généralisée au XVe siècle.
Claire SOUSSEN, « Les objets rituels des Juifs à la fin du Moyen Âge, catalyseurs des sentiments antijuifs ou fédérateurs d’identité ? », Revue de l’histoire des religions, 4 (2014), p. 686.
Il s’avère au regard des sources rabbiniques du XIIIe siècle que cette volonté d’éloigner les juifs des chrétiens émane également des autorités religieuses juives. Alors que la mode chrétienne est aux formes arrondies, les juifs adoptent un couvre-chef pointu, sans qu’il y ait pour autant de textes normatifs juifs concernant la distinction par le vêtement. En 1267, le synode de Vienne entérine, pour l’espace germanique, par le canon 15 le pileus cornutus comme signe distinctif attribué aux juifs, précisant « qu’ils avaient l’habitude de [le] porter dans ces régions ». Ce point est étayé par la présence dans l’iconographie – et c’est le cas sur les vitraux de Strasbourg dans la toute première scène de l’accueil de Jésus dans Jérusalem – de chapeaux à ficelles, qui, noués, retiennent le chapeau porté sur le dos. Ce réalisme dans la représentation laisse à penser à l’existence réelle de pareils couvre-chefs.
Eric M. ZIMMER(éd.), Jewish synods in Germany during the late Middle Ages (1286-1603), New York, 1978.
Friedrich HOTTENROTH, Handbuch der deutschen Tracht. Mit 1631 ganzen Figuren und 1391 Teilfiguren in 271 schwarzen Textillustrationen, 30 Farbentafeln und einer Titelvignette, Stuttgart, 1896, fig. 55.
Le pileus cornutus (latin) ou Judenhut (allemand) devient dans l’espace germanique un signe identifiant comme juif celui qui le porte, tant dans la société médiévale que dans l’iconographie. Ce n’est qu’à la toute fin du Moyen Âge qu’il est supplanté par la rouelle comme signe d’identification.
Claire SOUSSEN, « Les objets rituels des Juifs à la fin du Moyen Âge, catalyseurs des sentiments antijuifs ou fédérateurs des identités ? », Revue de l’histoire des religions [En ligne], 4 | 2014, mis en ligne le 01 décembre 2017, consulté le 20 janvier 2022. http://journals.openedition.org/rhr/8326.
Notons que dans le sixième vitrail de la baie de la Passion de Strasbourg, où est représentée la scène du baiser de Judas, ce dernier ne porte pas de chapeau pointu, mais est vêtu d’une robe de couleur jaune, couleur des traîtres et des félons, adoptée dans l’art pour identifier les juifs. La couleur du pileus cornutus n’est précisée ni dans les sources ni par les autorités religieuses ou civiles.
Michel PASTOUREAU, Jaune – Histoire d’une couleur, Seuil, Paris, 2019.
Sur les vitraux de Strasbourg, le chapeau est un attribut exclusivement masculin. Les femmes portent un voile ou un foulard sur la tête. C’est le cas tout aussi bien dans l’art chrétien que dans l’iconographie juive comme l’attestent entre autres les nombreuses illustrations de manuscrits.
Thérèse METZGER et Mendel METZGER, La vie juive au Moyen Âge, illustrée par les manuscrits hébraïques enluminés du XIIIe au XVIe siècle, Fribourg, 1982.
Remarquons aussi que tous les hommes présents sur les vitraux strasbourgeois, tous juifs en dehors des Romains reconnaissables à leurs casques, ne sont pas coiffés de l’attribut conique. Le vitrail distingue donc les autorités religieuses juives qui ont œuvré à la condamnation du prophète du reste des juifs. Si Pilate ou les grands-prêtres Anne et Caïphe ne sont pas représentés avec le chapeau pointu, il apparaît que c’est bien le cas des hommes dans leur sillage, rappelant ainsi leur opposition à Jésus. Sur le vitrail figurant l’entrée triomphale de Jésus à Jérusalem, deux groupes d’hommes sont en vis-à-vis : à gauche ceux qui accompagnent Jésus, tête nue, des pèlerins et des provinciaux ; à droite les gens de la ville qui l’acclament, et derrière un homme debout coiffé du Judenhut, témoin de la réserve de ceux qui ne reconnaissent pas (encore) en lui le messie (Matthieu, 21:10-11).
Sur une autre baie, la première de l’ensemble strasbourgeois, sont relatées – en seize tableaux également – des scènes de la vie de Marie et de l’enfance de Jésus. Sur le dernier vitrail est représenté Jésus, alors âgé de douze ans, assis sur un dais en hauteur, enseignant aux docteurs du Temple de Jérusalem, tous les trois coiffés du chapeau pointu, en admiration devant son intelligence et sa sagesse (Luc, 2:46-50). Ici, le couvre-chef semble bien indiquer comme juifs les hommes à instruire et convaincre.
Dans cette perspective le Judenhut peut aussi désigner les pharisien également, toujours d’après les Synoptiques, acteurs de la mise à mort du Christ. Après la destruction du Temple, c’est le courant pharisien qui représente le judaïsme, lui-même divisé en partisans et opposants à Jésus. Au début du Moyen Âge, la distinction se fait toujours entre l’ensemble des juifs ignorants, d’une part, et le groupe des pharisiens, d’autre part, jugés seuls responsables de la mort du Christ. Cette accusation ne tarde pas à dominer dans les récits de la Passion des auteurs latins, supplantant même la part de responsabilité des Romains et assimilant peu à peu l’ensemble des juifs aux pharisiens.
Si l’on suit cette logique, Dissmas et Lessmas, les deux malfaiteurs morts avec Jésus, ne portent pas le Judenhut (vitraux 12, 13 et 15).
En effet, de Léon le Grand au Ve siècle à Brunon de Würzburg au XIe siècle, le rôle des Romains dans la mort du Christ est ignoré ou au moins amoindri. Pour la plupart des auteurs du haut Moyen Âge, les juifs ont été les instigateurs de la mort de Jésus Christ, Pilate et les soldats romains n’ont fait qu’obéir et agir en quelque sorte en service commandé.
L’accusation de déicide
L’absence de conversion des juifs au christianisme est perçue par l’Église comme un aveuglement face à l’enseignement de Jésus. Elle crispe toujours plus l’Église qui se définit comme le Verus Israel. Ce rejet du christianisme vaut aux juifs le qualificatif de « perfides » dans les textes théologiques, dans une acception du terme qui n’est pas morale. Puisqu’ils ne veulent pas se convertir, les juifs doivent vivre sous la domination des chrétiens. La perfidia judaica dont il est question dans les écrits pontificaux légitime alors le statut d’infériorité des juifs et leur servitude perpétuelle comme l’établit en 1205 la bulle Etsi Judeos. Ils sont ainsi érigés en contre-modèle, destiné à montrer aux chrétiens ce qu’il advient de ceux qui refusent d’adhérer à l’unité chrétienne.
Pour cela, il convient de préserver les juifs comme peuple témoin. L’idée fondamentale est que la présence juive doit perdurer parce qu’ils sont le peuple élu de Dieu et les porteurs des Ecritures saintes : leur existence constitue par elle-même la preuve de la vérité de l’histoire de Jésus et de l’erreur dans laquelle ils persistent en niant sa messianité. Quant à la dégradation de leur situation en terres chrétiennes, elle témoigne du triomphe du christianisme. C’est Saint Augustin le premier qui forge cette notion de peuple-témoin. Selon lui, c’est la dispersion même des juifs qui permet une diffusion, malgré eux, de ce témoignage sur toute la terre, ainsi qu’il est écrit dans les Psaumes (58 :12) : « Ne les massacre pas, de peur qu’ils n’oublient ta loi ; disperse-les selon ta puissance ».
Gilbert Dahan, Les Intellectuels chrétiens et les juifs au Moyen Age, Paris, 1990, p. 577.
À la suite de Saint Augustin, certains auteurs latins affirment que les chrétiens sont les vrais juifs, issus de la « vraie Judée ». Cette thématique accompagne toute la polémique judéo-chrétienne des premiers siècles chrétiens, et au Moyen Âge, la question est toujours débattue entre les théologiens chrétiens et les savants juifs, chacun cherchant à légitimer sa place par rapport à l’autre. Mais l’histoire des relations entre les juifs et les chrétiens devient rapidement une question de délimitation des frontières religieuses entre les deux communautés. Bernhard BLUMENKRANZ, « Une survie médiévale de la polémique antijuive de Saint Augustin », Revue du Moyen Âge latin, 5, 1949, p. 193-196.
Elle se focalise sur ce refus d’adhésion, au point d’en faire un thème iconographique largement développé avec les allégories féminines de la Synagogue et de l’Église, où la première, les yeux bandés, tantôt par un voile tantôt par un serpent – animal diabolique dans le bestiaire médiéval – abdique devant la seconde.
Au fondement même de l’antijudaïsme médiéval se trouve le thème récurrent de la responsabilité des juifs dans la mort de Jésus. On le retrouve régulièrement dès l’Antiquité (Justin de Naplouse), puis de façon plus systématique à la fin du XIe siècle et par la suite ponctuellement. Les sources utilisées pour attester du crime originel sont principalement le Nouveau Testament où l’on lit que les juifs ont « mis à mort Jésus le Seigneur » et surtout les évangiles synoptiques. Dans Saint Jean, le terme même « juif » est chargé d’une connotation péjorative : « Pilate cherchait à le relâcher. Mais les juifs crièrent : qu’il meure, qu’il meure, crucifie-le ! ». L’affirmation de la responsabilité des juifs croît au cours du Moyen Âge, même si ce n’est qu’à la fin du XIe siècle qu’elle sort des traités Adversus Judaeos grecs et latins des Pères de l’Église pour se répandre dans la société.
Justin de Naplouse est un philosophe chrétien du IIe siècle après Jésus-Christ, converti au christianisme. Il est l’auteur du Dialogue avec Tryphon, dans lequel il s’adresse aux juifs en ces termes : « Après avoir tué le Christ, vous n’en avez pas même le repentir ». Voir Dan JAFFE, Juifs et chrétiens aux premiers siècles. Identités, dialogues et dissidences, Paris, 2019.
Première épître aux Thessaloniciens 2:15 : « [Les juifs] là ont mis à mort Jésus le Seigneur et les prophètes, ils nous ont persécutés, ils ne plaisent pas à Dieu, ils sont ennemis de tous les hommes ». Egalement dans Epître aux Romains, 9-10.
Evangile selon saint Jean, 19:12. De même, dans les Actes des apôtres, 2:22-23.
Les papes ont protégé les juifs en Occident comme l’atteste la bulle Sicut Judeis, promulguée par Calixte II en 1123 et réaffirmée par ses successeurs tout au long du Moyen Âge16. Mais il n’en justifient pas moins certaines persécutions au regard de cette prétendue faute originelle en reprenant à leur compte les idées de Saint Augustin dans La Cité de Dieu :
Elle a pour dessein originel de protéger les juifs ayant souffert durant la première croisade ; tout chrétien qui commettrait des violences contre leurs personnes ou leurs biens encourt l’excommunication. Elle reprend l’idée de leur droit à bénéficier de leur liberté légitime évoquée déjà au Ve siècle par le pape Grégoire Ier.
« (…) Les juifs qui le tuèrent et refusèrent de croire qu’il devait mourir pour ressusciter ensuite furent bien plus durement châtiés que lui par les Romains. Chassés de leur pays où ils vivaient d’ores et déjà sous domination étrangère, exterminés et dispersés dans tous les pays – ils sont partout – ils sont obligés d’attester aujourd’hui par leurs Ecritures que nous n’avons pas inventé la prophétie du Christ (…) ».
Livre 18. Cité dans GIDAL Nachum T., Les juifs en Allemagne, de l’époque romaine à la République de Weimar, Cologne, 1998, p. 38-39.
Dieu a rejeté le peuple d’Israël pour sa faute, telle est l’image théologique qui façonne la perception chrétienne des juifs, bien que l’apôtre Paul se soit élevé contre ce postulat.
L’Église propage très largement ces idées au cours des XIIIe et XIVe siècles, comme en témoignent ici les vitraux de la cathédrale de Strasbourg. Innocent III rappelle que la destruction du Temple et la dispersion qui s’ensuit ne sont que des châtiments divins consécutifs au déicide :
La responsabilité des juifs dans la crucifixion de Jésus les a condamnés à une servitude éternelle, et, tel Caïn, ils sont voués à être des vagabonds et des fugitifs.
Cité dans FRISON Danièle, Le juif dans la tradition anglaise : Moyen Âge et Renaissance, La Garenne-Colombes, 1991, p. 26. Ce « mythe théologique » (Jules Isaac) sans cesse répété au cours des siècles est démenti par l’histoire, puisque la Diaspora peut être datée de 722 (destruction du royaume d’Israël) et de 586 avant Jésus Christ (destruction du royaume de Juda).
En 1199, ce même pape place en exergue de la Constitutio pro Judeis un extrait des Psaumes : « Ne les massacre pas, que mon peuple n’oublie pas. Fais-en par ta puissance des errants, des pourchassés ». Ce verset illustre la tradition qui se fonde sur l’histoire de Caïn pour expliquer la sauvegarde des juifs : ils doivent être maintenus en vie pour expier leurs fautes et sont condamnés à errer sans jamais trouver la paix.
Psaumes, 59 :12.
« (…) Le Seigneur a fait de Caïn un vagabond et un fugitif sur la terre (…). Ainsi les juifs, contre qui le sang de Jésus Christ réclame vengeance, bien qu’il ne faille pas les tuer de peur que les chrétiens n’oublient la Loi divine, il leur faut maintenant rester sur terre dans l’errance, jusqu’à ce qu’ils affichent le visage de la honte et acceptent le nom de Jésus Christ notre Seigneur (…) ». Cité dans Solomon GRAYZEL (éd.), The Church and the Jews in the XIIIth century. A study of their relations during the years 1198-1254, based on the papal letters and the conciliar decrees of the period, New York, 1966, p. 126.
Lors d’un concile germanique en 1233, Grégoire IX rappelle que c’est la culpa des juifs qui les a conduits à la servitude perpétuelle. Ce reproche fondamental alimente pendant des siècles la controverse des chrétiens ainsi que leur hostilité envers les juifs. Et nombreuses sont les sources qui démontrent que les peines encourues par les chrétiens s’en prenant aux juifs ne sont en réalité pas très élevées. Le parti pris des papes relève ainsi davantage d’une mesure dissuasive qui répond à la demande biblique de protéger autant que possible « ceux qui doivent être sauvés ». La conversion des juifs est en effet une composante majeure des aspirations ecclésiastiques et de la politique pontificale du Moyen Âge.
Ibid., p. 198.
La perception des juifs comme auteurs du crime originel sur leurs conditions d’existence et les fragilise en temps de crises. Ils deviennent les boucs émissaires occasionnels contre lesquels se défoulent au XIVe siècle notamment les populations sous l’emprise de la peur. Les massacres et expulsions dont ils sont victimes durant la Peste Noire de 1349 en sont un exemple. L’émergence de la Réforme et les discours de haine de certains protestants, Martin Luther en tête, prolongent cet « enseignement du mépris » bien au-delà du Moyen Âge et de l’époque moderne. Au regard des textes et homélies publiés par l’Église réaffirmant dès le concile de Trente (1545-1563) la non-culpabilité du peuple juif dans son ensemble dans la condamnation du Christ, l’accusation de déicide portée contre les juifs est une erreur tout autant théologique qu’historique. Pourtant, le soubresaut du XVIe siècle en faveur des juifs ne parvient pas à contrebalancer des siècles d’amalgame et d’accusation. Les multiples réitérations de l’innocence du peuple juif jusqu’au XXe siècle attestent l’ancrage tenace de l’antijudaïsme puis de l’antisémitisme dans les mentalités.
Yves CHEVALIER, L’antisémitisme. Le Juif comme bouc émissaire, Editions du Cerf, Paris, 1988.
Songeons à la polémique suscitée encore en 2004 par La Passion du Christ de Mel Gibson, en raison de l’orientation donnée à son film dans lequel les décrets émanant de Vatican II sont réfutés.
Les vitraux strasbourgeois qui, lorsqu’on les décrypte, livrent ce message idéologique, ne sont pas une œuvre unique, de nombreux lieux de culte chrétiens disent la Passion du Christ en images. Ce qui diffère pourtant, c’est le rôle assigné aux juifs : le lien établi entre les juifs et le déicide repose dans le fait d’identifier par le chapeau pointu un personnage ou un groupe.
En coiffant du Judenhut les hommes qui mettent à mort le Christ, les bourreaux deviennent juifs. À l’erreur d’interprétation théologique s’ajoute une confusion iconographique. Caractériser comme tels les meurtriers de Jésus n’est pas sans conséquence, à court et à long termes.
Bibliographie
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Pour citer cet article
Carole Wenner, « L’antisémitisme chrétien à la lumière des vitraux de la cathédrale de Strasbourg », RevueAlarmer, mis en ligne le 28 janvier 2022, https://revue.alarmer.org/antisemitismechretienstrasbourg/