06.11.20 Au guichet de la poste de Tunis au début du XXe siècle

Le document – « Le service public de la poste », Al-Sawab, n° 60, 2 juin 1905

[…] Notre sujet est accessoire du point de vue de l’administration et nécessaire du point de vue des indigènes. Le service public de la poste a été mis en place pour servir les intérêts de la nation. Il a été fondé sur une seule règle, qui est de favoriser les communications, pour que la nation puisse bénéficier de ces facilités dans son commerce et son agriculture, dans ses savoirs et ses connaissances. […]

Malheureusement, les obstacles qui nous empêchent de profiter des bienfaits de la Poste, ce sont d’abord l’ignorance d’autres langues que l’arabe. Parce que l’arabe ne t’offre pas de chemin vers le service public de la Poste tunisienne, où il n’y a pas la moindre compréhension de celui-ci. Le deuxième sujet, ce sont les vêtements indigènes [les employés de la Poste y voyant le stigmate du « barbare rebelle » selon l’expression employée plus loin dans l’article].

Nous ne commettons pourtant aucun crime en ignorant les langues étrangères, et d’autant plus le français ! Car nous serions prêts à apprendre le français, si seulement on trouvait où l’étudier, si seulement on nous donnait clairement la garantie de sa généralisation et de son enseignement dans notre pays. […]

Il est connu que nous avons deux langues officielles, l’arabe et le français. Le règlement de la Poste tunisienne requiert l’usage des deux langues ensemble. Cette règle concerne l’ensemble des administrations tunisiennes, et en particulier celles qui concernent les indigènes. Il est malheureux, voire outrancier, qu’en entrant à la Poste tunisienne, tu ne trouves pas un mot arabe pour te guider vers ses bureaux qui se ressemblent tous. Tu restes là errant, alors que tu as besoin de te dépêcher pour accomplir les affaires pour lesquelles tu as dû venir dans ce service tunisien. Comme j’ai pitié de toi, tandis que tu hésites entre les différents bureaux, tenant dans tes mains une enveloppe scellée […] ou un papier de mandat que tu veux récupérer. Tu finis par te diriger vers un des bureaux. […] Tu t’angoisses en attendant que le préposé qui s’occupe de toi […] regarde les papiers devant lui et te les prenne. Et puis, il te les jette au visage et s’énerve contre toi dans une langue que tu ne comprends pas, mais tu sais à son ton qu’il s’agit d’insultes et d’injures. Tu repars, remerciant Dieu d’avoir préservé ton visage des égratignures […].

Pour alléger ces difficultés, nous faisons remarquer à la direction de la Poste qu’elle [pourrait] clarifier les fonctions de chaque bureau en arabe, comme cela est fait en français, pour guider les indigènes dans le règlement de leurs affaires dans chaque bureau, sans difficulté. Écrire en arabe ne lui coûtera pas le dixième de ce qu’elle a payé pour le seul mot d’arabe dans son administration, qui est le terme « traducteur », qu’elle a fait écrire sur un panneau de cuivre, dont on pourrait se passer puisque les indigènes repèrent davantage le traducteur par la couleur rouge de sa chéchia qu’en regardant ce panneau ! D’ailleurs, la présence du traducteur n’allège pas ces difficultés […] puisqu’il arrive que lui et l’employé chargé du bureau […] ne se comprennent pas.

Article traduit de l’arabe par Charlotte Courreye

Un hebdomadaire arabophone (source)

Face aux gros tirages des quotidiens européens, la presse arabophone peine à se faire une place dans la Tunisie du protectorat, imposé en 1882. La censure des autorités coloniales, l’étroitesse du lectorat tunisien et les difficultés financières amènent de nombreux journaux à cesser leur activité quelques mois seulement après leur lancement. Al-Sawab (La Droiture) est un hebdomadaire politique, scientifique et littéraire qui défend volontiers l’ancienne souveraineté ottomane en Tunisie et l’idée d’une solidarité panislamique. Il paraît pour la première fois en 1904, tire à quelques centaines d’exemplaires, puis s’interrompt en 1911, avant d’être relancé en 1920.
Si l’article ci-dessus, daté du 2 juin 1905, n’est pas signé, on peut légitimement supposer que le directeur de rédaction, Muhammad al-Ja’ayibi (1880-1938), en est l’auteur ou a participé à son élaboration. Formé à la Zaytuna (la grande mosquée-université de Tunis), ce dernier contribue au développement de la presse tunisienne, en fondant plusieurs journaux et revues et en cherchant à organiser un syndicat des journalistes. Il se rattache à la mouvance des Jeunes Tunisiens, une intelligentsia citadine instruite en français et en arabe qui demande l’amélioration des conditions de vie des Tunisiens et l’élargissement de leurs droits politiques, dans le cadre du protectorat. Dans les années 1920, Muhammad al-Ja’ayibi s’engage dans le parti nationaliste du Destour .

Sarra Zaied, Le langage du nationalisme : partis, politiques, discours et mobilisations en Tunisie coloniale (1906-1956), thèse d’histoire dirigée par Olivier Bouquet, Paris VII Diderot, 2020, p. 49.

Nihaya Muhammad Salah al-Hamdani, al-Haraka al-wataniyya al-tunisiyya (Le mouvement national tunisien), 1881-1920, Tunis, Dar al-Mu’taz, 2016, p. 172. http://www.mawsouaa.tn/wiki/محمد_الجعايبي

L’opposition des Jeunes Tunisiens au protectorat français (contexte)

Lorsque la Tunisie passe sous protectorat en 1882, les autorités françaises justifient leur tutelle par la nécessité d’améliorer l’efficacité gouvernementale et l’organisation administrative. Les entreprises réformistes – locales et ottomanes – du XIXe siècle se trouvent immédiatement minorées, tandis que la colonisation est présentée comme un facteur de progrès et de civilisation. C’est dans ce contexte qu’un office tunisien des PTT (Postes, Télégraphes et Téléphones) est mis sur pied en 1888. Les PTT « représentaient en Afrique du Nord le type même de l’administration nouvelle, qui devait faire appel à la compétence technique des Français », mais s’appuyer aussi sur des employés locaux pour exécuter les travaux subalternes.
Alors que les prérogatives du bey (le souverain tunisien, à l’origine gouverneur de la province ottomane) se réduisent, les Jeunes Tunisiens demandent, dans les premières années du XXe siècle, la libéralisation du système colonial et l’égalité de traitement entre Tunisiens et Français. Cette élite citadine, qui se pense comme progressiste, défend notamment un programme de réformes de l’instruction et de la justice. Sans jamais réclamer la sortie du protectorat, ces militants affirment « la spécificité des populations tunisiennes par la langue et le terroir, et leur attachement à la communauté arabo-islamique». Soucieux de toucher un maximum de compatriotes, ils mobilisent divers répertoires d’action (cercles de sociabilité, pétitions,…) et fondent des journaux – en français et en arabe – pour faire entendre leurs revendications.

Séverine Benzimra, L’Accès à la fonction publique en Afrique de nord de 1918 aux indépendances. L’exemple des PTT, Thèse d’histoire du droit dirigée par Bernard Durand, Université Montpellier I, 2008, p. 11.

Béatrice Hibou, « Le réformisme, grand récit politique de la Tunisie contemporaine », Revue d’histoire moderne & contemporaine, n° 56-4bis, 2009, pp. 14-39.

Une dénonciation des discriminations quotidiennes fondées sur la langue et l’apparence (éléments d’analyse)

Usages et usagers d’un service public de communication

Instruments de contrôle du territoire colonisé, la poste, le télégraphe, puis le téléphone ont également facilité les échanges commerçants et personnels. Les autorités françaises leur attribuent un rôle central dans la stabilisation du peuplement européen installé au Maghreb. Au point que jusqu’à l’Entre-deux-guerres, les populations colonisées, majoritairement illettrées en français et en arabe, sont rarement considérées par l’administration des PTT comme des destinataires potentiels de ses services.
Cet article du journal arabophone Al-Sawab (La Droiture) témoigne toutefois de la capacité des Tunisiens à se saisir des outils de communication mis en place par l’État colonial, quitte à recourir à des intermédiaires (l’interprète), détenteurs de compétences scripturaires ou linguistiques particulières. Mais même dans une capitale comme Tunis, il leur faut lutter pour gagner leurs galons d’usagers et surmonter les discriminations quotidiennes qui les privent des fruits du progrès technique et des avantages des services publics.

Discriminations et violence bureaucratique

Dans la presse locale du début du XXe siècle, des notables urbains dénoncent un Office tunisien des PTT qui ignore et exclut les usagers arabophones, dans une veine qui rappelle les demandes contemporaines des Jeunes Tunisiens .
Alors que l’arabe est la langue officielle du protectorat au même titre que le français, les autorités coloniales s’adressent exclusivement aux administrés en français et attendent que ces derniers leur répondent dans la même langue. L’auteur de l’article d’Al-Sawab estime en effet qu’« il est malheureux, voire outrancier, qu’en entrant à la Poste tunisienne, tu ne trouves pas un mot arabe pour te guider vers ses bureaux qui se ressemblent tous ». Incapables de lire les indications affichées en français dans la salle des guichets et de remplir les formulaires pour envoyer un mandat, la plupart des Tunisiens en sont réduits à demander l’aide d’un interprète ou à renoncer à utiliser les services postaux.
L’auteur sous-entend également que les fonctionnaires des PTT discriminent les usagers sur la base de leur apparence. Le port du couvre-chef de couleur rouge – la chéchia – ou de vêtements locaux et la maîtrise approximative du français semblent déclencher l’hostilité de certains postiers. S’exercent alors au guichet des formes de violence symbolique et verbale (l’article évoque des « insultes » et des « injures ») à l’encontre de l’usager tunisien, auquel est reprochée son incapacité à se saisir efficacement des outils de communication. La scène ici décrite fait écho au discours ambiant de l’époque qui, dans la presse locale et les archives administratives, stigmatise le retard « indigène » et glose sur l’incapacité des Maghrébins à « entrer en modernité ».

Revendications et marges de manœuvre des populations colonisées

Au-delà de la violence des interactions qui se jouent au guichet de la poste de Tunis, l’article révèle la capacité d’action (agency) des populations tunisiennes qui déploient diverses ressources pour revendiquer des services de proximité (courrier, mandats, téléphone, …) dont elles ont identifié les avantages. On relève d’ailleurs à la même époque en Algérie des déclarations d’élus locaux et des pétitions d’assemblées villageoises (jamāʿa) qui militent pour l’ouverture d’un bureau de poste ou la nomination d’un facteur.
Les notables urbains qui inspirent ou rédigent cet article demandent donc que toutes les inscriptions du bureau de poste soient désormais traduites en arabe. En ce début de XXe siècle, la reconnaissance de la langue arabe devient un élément central dans les revendications de la première génération militante qui entend infléchir le cadre colonial imposé au Maghreb. L’enjeu est alors d’arabiser l’administration, non seulement ses formulaires et ses documents, mais aussi son personnel. Cette revendication s’articule souvent chez les Jeunes Tunisiens à celle d’un accès de la population colonisée à l’enseignement en français. Car malgré les discours de civilisation affichés, faute de volonté politique et de moyens, la grande majorité des enfants tunisiens ne sont toujours pas scolarisés plus de vingt ans après le début du protectorat .

Annick Lacroix, « La poste au douar. Usagers non citoyens et État colonial dans les campagnes algériennes de la fin du XIXe siècle aux années 1950 », Annales. Histoire, sciences sociales, 71-3, 2016, p. 709-740.

En 1893, on dénombre 2842 écoliers musulmans (dont 11 filles). En 1930, moins de 7% des enfants tunisiens sont scolarisés ; ils sont 12% en 1949, à une époque où déjà 94% des petits Européens vont à l’école. Chiffres donnés dans Patrick Cabanel, « La colonisation scolaire : l’exemple de la Tunisie avant 1914 », in Fayçal El Ghoul (dir.), Conquête, colonisation, résistance en Méditerranée : la restructuration des espaces politiques, culturels et sociaux, Tunis, Cahiers du CERES, 2004, pp. 283-296.

Bibliographie

  • HIBOU Béatrice, « Le réformisme, grand récit politique de la Tunisie contemporaine », Revue d’histoire moderne & contemporaine, n° 56-4bis, 2009, p. 14-39.
  • LACROIX Annick, « La poste au douar. Usagers non citoyens et État colonial dans les campagnes algériennes de la fin du XIXe siècle aux années 1950 », Annales. Histoire, sciences sociales, 71-3, 2016, p. 709-740.    
  • MAHJOUBI Ali, Les origines du mouvement national en Tunisie, 1904-1934, Tunis, Publications de l’Université de Tunis, 1982.
  • PERKINS Kenneth, A History of Modern Tunisia, Cambridge, Cambridge University Press, 2005.

Pour aller plus loin

Ce texte est présenté dans COURREYE Charlotte, JOMIER Augustin, LACROIX Annick, Le Maghreb par les textes (XVIIIe-XXIe siècle), Paris, Armand Colin – Collection U, 2020, pp. 167-169.

D’autres textes du même recueil abordent la question des discriminations et du racisme au Maghreb.

Pour citer cet article

Charlotte Courreye, Augustin Jomier, Annick Lacroix, « Au guichet de la poste de Tunis au début du XXe siècle », RevueAlarmer, mis en ligne le 6 novembre 2020, https://revue.alarmer.org/au-guichet-de-la-poste-de-tunis-au-debut-du-xxe-siecle/

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