26.04.21 Beate Klarsfeld gifle le chancelier allemand Kurt Kiesinger

Capture d’écran d’après une vidéo

La gifle

La scène sur la photographie est un peu confuse : un homme, entre 60 et 70 ans, protège son visage tandis qu’une jeune femme semble vouloir l’agresser. A sa droite, un autre homme un peu plus âgé que le premier regarde la scène d’un air interloqué. A l’arrière-plan un bouquet de fleurs et une estrade suggèrent qu’il s’agit d’un moment tout à la fois solennel et festif.

La scène se passe à Berlin-Ouest, le 7 novembre 1968 durant le congrès du parti conservateur, l’Union des démocrates chrétiens. L’homme qui se protège est Kurt Kiesinger, celui sa droite est Ludwig Erhard, ancien ministre de l’économie dans le gouvernement de Konrad Adenauer entre 1949 et 1963, puis chancelier entre 1963 et 1966. Kurt Kiesinger lui succède à ce poste le 10 novembre 1966. Né en 1904, il adhère au parti national socialiste en mai 1933, puis il entre en 1940 au service de l’appareil d’Etat nazi comme directeur associé des émissions de la radio allemande à l’étranger. Il y travaille en coopération avec le ministère de la propagande Joseph Goebbels.

En allemand, Christlich Demokratische Union Deutschlands, CDU.

La jeune femme est Beate Klarsfeld. Née à Berlin en 1939, elle a grandi dans une Allemagne en guerre, puis dans les ruines matérielles et morales laissées par le nazisme. En 1960, elle part à Paris où elle rencontre Serge Klarsfeld avec lequel elle se marie en 1963. Né en 1935 en Roumanie, Serge Klarfeld est un historien et avocat juif. Son père, Arno, s’est laissé arrêter à Nice par la Gestapo en octobre 1943 pour protéger sa famille. Il est assassiné à Auschwitz-Birkenau à la fin de la même année. En 1965, lors de sa première visite à Auschwitz, seul dans le camp de Birkenau, Serge s’engage à tout faire pour combattre l’oubli.

L’épisode de la gifle est immortalisé par la photographie du journaliste pigiste qui travaille pour le magazine Stern. C’est lui qui a accompagné Beate Klarsfeld et lui a permis d’entrer dans le palais des congrès. Voilà comment elle décrit l’ensemble de la scène dans les mémoires que le couple publie en 2015 :

Après la gifle, Beate Klarsfeld est ceinturée par Bruno Heck, secrétaire général de la CDU, collection du journal Stern.

Pendant quelques instants, je reste indécise. A chaque extrémité de la table, deux ou trois membres du service d’ordre. Je m’approche de l’un d’eux en brandissant mon bloc. Je dois improviser. Levant soudain la tête, je fais un signe discret de la main, feignant de m’adresser à une personne se trouvant de l’autre côté de la table. Je recommence. Puis, avec naturel, je demande au surveillant : “Je voudrais rejoindre un ami. Puis-je passer derrière les fauteuils ?” Il hésite : “Ce n’est pas un passage.” J’insiste. “Faites le tour par l’extérieur, on ne passe pas ici.” Je reste au même endroit et lance quelques sourires de l’autre côté. Il me tire légèrement par la manche en me disant : “Allez, passez, mais faites vite.” Je me glisse rapidement derrière les personnalités. Au moment d’arriver derrière Kiesinger, il sent une présence et se retourne légèrement. Soudainement, mes nerfs se détendent. J’ai gagné. Criant de toutes mes forces “Nazi ! Nazi !”, je le gifle à la volée, sans même voir l’expression de son visage. 

Beate et Serge Klarsfeld, Mémoires, Paris, Fayard Flammarion, 2015.

La méthode Klarsfeld

La gifle vient clore une longue campagne qui a débuté en janvier 1967 par un premier article publié en France dans le journal Combat dans lequel Beate dénonce le passé nazi de Kurt Kiesinger. Suite à un second article en juillet de la même année, elle est renvoyée sans préavis du poste qu’elle occupe depuis 1964 à l’Office franco-allemand pour la jeunesse, sans doute sous pression des autorités politiques allemandes. Indignés, les Klarsfeld entreprennent alors des recherches dans les archives à Potsdam, Londres et Washington qui établissent précisément l’implication de Kiesinger dans l’appareil d’Etat nazi, son rôle dans la propagande, y compris antisémite, en direction de l’étranger et le fait que, contrairement à ce qu’il affirme, il était au courant de la déportation et de l’assassinat de millions de Juifs. Ce travail patient donne lieu à la publication en français et en allemand d’une brochure en décembre 1967 : La vérité sur Kurt Kiesinger, puis d’un livre avec Joseph Billig, historien de la Shoah, attaché au Centre de documentation juive contemporaine, Kiesinger ou le fascisme subtil.

Cette méticuleuse préparation et le geste spectaculaire qui la clôt est la première occurrence de ce qui est devenue la « méthode Klarsfeld ». Scandalisé par l’impunité dont jouissent les anciens nazis, le couple choisit dès lors de dénoncer, de poursuivre, voire même de faire juger, les « criminels de bureau », ceux qui, ayant occupé des positions de responsabilité politique, portent une lourde culpabilité dans les crimes du nazisme. Les Klarsfeld ne s’intéressent pas aux exécutants, premières et souvent seules victimes des procédures judiciaires, tant durant la période de dénazification de l’immédiat après-guerre que lors des quelques procès qui eurent lieu en RFA jusqu’à la fin des années 1960. Pour Beate Klarsfeld :

A côté de Kiesinger qu’est donc un bourreau d’Auschwitz ? Un exécutant sadique. Mais celui qui excite le sadisme des autres, celui qui répand les calomnies sur un peuple dont il sait qu’il est voué à l’extermination, occupe dans un crime exceptionnel, un rang exceptionnel.

Beate et Serge Klarsfeld, Mémoires, Paris, Fayard Flammarion, 2015.

La gifle des filles aux pères

La gifle marque aussi un changement d’époque. Elle témoigne de l’arrivée à maturité d’une nouvelle génération qui se dresse contre les parents socialisés dans le nazisme à la discipline et au respect de l’autorité. Pour sa campagne contre le chancelier, Beate Klarsfeld peut s’appuyer sur les mouvements de jeunesse qui se développent, dans les universités surtout, depuis le milieu des années 1960. Leur nature spécifique s’explique largement par l’ombre tenace du nazisme qui s’accompagne d’une conscience aigüe de la fragilité de la démocratie. Les jeunes manifestent de manière répétée à partir de 1965 contre le projet de loi sur l’état d’urgence qui permet de renforcer le pouvoir de l’exécutif en cas de crise. Ils se mobilisent également contre le nouveau parti d’extrême droite, fondé en 1964 par des néonazis : le Parti national-démocrate d’Allemagne qui obtient 9,8% des suffrages lors de l’élection du parlement du Land de Bade-Wurtemberg en 1966. La même année la formation d’une grande coalition regroupant tous les partis fait taire toute opposition parlementaire. Cette menace suscite le développement d’une opposition non parlementaire qui recrute largement dans la jeunesse.

En allemand : Nationaldemokratische Partei Deutschlands.

Les femmes, étouffées par une société patriarcale, font alors leur entrée massive en politique. En 1968, elles sont encore largement condamnées aux trois K (Kinder, Kirche Küche pour enfants, église, cuisine), une position subordonnée que le nazisme n’a pas créée, mais que la propagande et les politiques nazies ont largement justifiée et encouragée et qui perdure bien plus longtemps en RFA qu’en RDA. En 1955, 59% des Allemands de l’Ouest pensent que les femmes qui ont des enfants de moins de 10 ans doivent rester à la maison. En 1957, à la tribune de l’Organisation internationale du travail le ministre du « travail et de l’ordre social », le conservateur, Anton Storch, affirme :

demandons-nous sérieusement si le monde ne serait pas meilleur si les femmes étaient encouragées à se consacrer à leur devoir traditionnel de ménagères et de mères.

En 1966, le premier rapport gouvernemental sur la femme la voit encore essentiellement comme le pilier de la famille. La gifle est une libération pour Beate Klarsfeld qui affirme dans une interview qu’elle donne au magazine Spiegel le 13 novembre 1968 :

Je considère le fait qu’une femme ait ainsi fait son entrée dans la vie politique comme un nouveau pas pour l’émancipation des femmes allemandes. 

En retour, les nombreuses critiques formulées à l’encontre de Beate Klarsfeld en provenance de la droite, mais aussi d’une partie de la gauche, sont souvent teintées de sexisme.

Le présent du passé nazi

Les jeunes se heurtent au blocage d’une société dont Kiesinger, ancien membre du parti nazi, est une incarnation. La gifle dénonce le maintien au pouvoir de ces anciens nazis qui, en utilisant la peur du communisme, ont largement empêché que les antifascistes parviennent aux postes de responsabilité. Dans une première étude sur la dénazification, l’historien Lutz Niethammer souligne en 1982, que les chambres de justice allemandes qui prennent le relais de procédures disciplinaires des alliés furent surtout des « fabriques de suiveurs ». Les anciens nazis disculpés purent largement retrouver leur place au sein de l’appareil d’Etat. Les lois d’amnistie de la première moitié des années 1950 permettent même une forme de « re-nazification » de ministères et agences étatiques. Dans un article publié en 1999, l’historien du nazisme Ulrich Herbert rend un verdict sans appel : la réintégration des anciennes élites dans l’appareil d’Etat de la RFA a été une « catastrophe morale » et le « péché originel de la deuxième démocratie allemande ».

Les commissions qui, depuis 2005, ont travaillé sur l’histoire des différents ministères allemands durant le nazisme et la période qui a suivi ont largement confirmé, voire amplifié ces verdicts.
Toutes ont mis en évidence les phénomènes massifs de re-nazification de la fonction publique ouest-allemande dans les années 1950 et 1960. Toutes ont souligné toutefois qu’à la différence de ce qui s’est passé lors de la mise en place de la première démocratie allemande en 1919, les anciennes élites ont été loyales au nouveau régime.

Cette loyauté n’a pas empêché la continuité de certaines pratiques violentes et autoritaires, dans les rangs de la police ou une partialité marquée de la justice qui a rendu impossible le jugement des vrais responsables du nazisme. A l’issue d’un procès expéditif à Berlin le jour même de son acte, Beate Klarsfeld est condamnée à la peine maximale d’une année de prison, à laquelle elle échappera cependant en tant que citoyenne française. Au même moment, en décembre 1968, le tribunal de Berlin Moabit acquittait le juge nazi Hans Joachim Rehse qui avait condamné au moins 230 personnes à la peine de mort avec l’argument que « tout Etat, même totalitaire est tenu de s’affirmer ». Un néo-nazi qui, en décembre 1967, avait roué de coups Rudi Dutschke, une des figures de proue du mouvement étudiant, écopait lui d’une amende de 200 DM. On comprend que Beate Klarsfeld, dans l’article du Spiegel de 1968 ait pu affirmer « Un jour j’ai senti que je devais le faire pour l’Allemagne et pour sauver l’honneur de l’Allemagne ».

Sortir du passé ?

Sauver l’honneur de l’Allemagne, c’est aussi combattre le racisme et l’antisémitisme persistants. Jusqu’à la fin des années 1950 entre 25 et 40% de la population – selon les sondages – professe un antisémitisme latent et ce n’est que dans les années 1980 que ce taux tombe clairement en dessous de 10%. Beate Klarsfeld relate dans ses mémoires avoir été victime de propos antisémites. D’un autre coté, lors de la longue campagne d’explication et de dénonciation qui a suivi la gifle, elle reçoit le soutien des organisations de jeunesse juive allemandes et, plus largement, des mouvements extraparlementaires. Ces jeunes l’entourent lors de ses nombreuses manifestations et prises de parole. La gifle suscite aussi un vif débat entre les deux grands écrivains de gauche Heinrich Böll et Günter Grass. Alors que le premier lui fait parvenir un bouquet de roses rouges pour célébrer son geste, le second le condamne comme puéril et inutile.

Beate Klarsfeld veut croire que toute cette agitation a joué un rôle dans les résultats des élections législatives de septembre 1969 qui, sans donner la majorité au parti social-démocrate, ont permis à Willy Brandt (1913-1992) d’accéder à la chancellerie. Pour la première fois un socialiste, ancien résistant au nazisme, allait diriger la RFA. Beate Klarsfeld écrit :

L’arrivée de Willy Brandt au pouvoir m’a apporté une joie sereine…C’est la confirmation que je n’ai pas lutté en vain (…) que nulle malsaine vengeance ne m’avait guidée jusque-là. Mon combat est bien celui de l’avenir.

Beate et Serge Klarsfeld, Mémoires, Paris, Fayard Flammarion, 2015.

En décembre 1970, Willy Brandt est le premier homme politique ouest-allemand à se rendre en Pologne. A Varsovie, il s’agenouille devant le mémorial pour les Juifs assassinés du Ghetto de Varsovie. Mais la page n’est pas tournée pour autant : si la presse ouest-allemande accueille plutôt favorablement cette génuflexion, seules 41% des personnes interrogées la trouve « convenable » tandis que 48% la juge « exagérée ». Cette réception négative se monte à 54% pour la génération des adultes (30-60 ans). Par prudence politique, sans doute, Willy Brandt a toujours refusé de rencontrer Beate Klarsfeld.

De leur côté, durant les années 1970 et 1980, Beate et Serge Klarsfeld poursuivent leur traque des anciens nazis. En Allemagne, à Cologne, ils parviennent à faire arrêter et juger en 1979 Kurt Lischka, Herbert Hagen, Ernst Heinrichsohn, des « assassins de bureau » qui propagèrent l’antisémitisme et ont été responsables, en France, de la déportation de dizaines de milliers de Juifs. Les Klarsfeld jouent également un rôle décisif dans l’extradition de Bolivie vers la France de Klaus Barbie. Le chef de la Gestapo de Lyon, responsable de la déportation de milliers de Juifs, de l’arrestation et de la torture de nombreux résistants sera finalement jugé à Lyon en 1987. Jusqu’à aujourd’hui, l’engagement de Beate et Serge Klarsfeld fait entendre une voix forte contre l’antisémitisme et le racisme d’Etat.

Pour aller plus loin

  • HERBERT Ulrich, Geschichte Deutschland im 20. Jahrhundert (Histoire de l’Allemagne au XXe siècle), München, Beck, 2017.
  • KLARSFELD Beate et Serge, Mémoires, Paris, Fayard Flammarion, 2015.
  • LATTARD Alain, Histoire de la société allemande au XXe siècle. La RFA 1949-1989, Paris, La Découverte, 2011.
  • NIETHAMMER Lutz, Die Mitläuferfabrik. Die Entnazifizierung am Beispiel Bayerns (La fabrique des suiveurs. La dénazification à travers l’exemple de la Bavière), Berlin, Dietz, 1982.
  • VINCENT Marie Benedicte (dir.), La dénazification, Paris, Perrin, 2008.

Pour citer cet article

Sandrine Kott, « Beate Klarsfeld gifle le chancelier allemand Kurt Kiesinger », RevueAlarmer, mis en ligne le 26 avril 2021, https://revue.alarmer.org/beate-klarsfeld-gifle-le-chancelier-allemand-kurt-kiesinger/

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