20.02.20 Comment enseigner et découvrir différemment l’histoire de la Shoah

Des bords de Seine au 18e siècle aux rues de Paris pendant la Shoah

Isabelle Backouche (historienne, CRH/EHESS) et Sarah Gensburger (sociologue et historienne, ISP/CNRS) présentent dans cet entretien une expérience nouvelle, la réalisation d’une application sonore permettant de restituer certains pans de l’histoire de la Shoah à Paris. Loin de l’enseignement mémoriel qui serait censé agir de lui-même comme par magie, cette tentative semble propice à favoriser un rapport de proximité avec un passé retrouvé dans sa complexité. Les deux chercheuses ont répondu aux questions de la rédaction d’Alarmer

Comment est née l’idée de ce projet sonore ?

SG : Comme sociologue de la mémoire et historienne de la Seconde Guerre mondiale j’avais retracé l’histoire des lieux et acteurs du pillage des appartements habités par les familles juives parisiennes entre 1942 et 1944. Le rapport à un passé traumatique et récent m’a également intéressée pour mon propre quartier, celui où se sont déroulés les attentats de novembre 2015.

IB : J’ai, pour ma part, consacré mes premiers travaux à des approches d’histoire urbaine, en particulier en étudiant l’histoire de la Seine à Paris entre 1750 et 1850 : une période au cours de laquelle ses rives, ses ponts et son organisation sont profondément remodelés tandis que la population parisienne qui vivait sur le fleuve, et du fleuve, est écartée. C’est le début d’une coupure entre la capitale et la Seine. Plus récemment, j’avais analysé une opération d’aménagement urbain lancée en 1941, au prétexte de résorber un îlot insalubre au sud du quartier du Marais. Or, on voit que trois ans plus tard, alors que les travaux n’ont pas commencé, les habitants ont été bel et bien expulsés. Derrière les arguments esthétiques et fonctionnalistes se cache bien une intention de nettoyage social de ce quartier parisien où résidaient alors beaucoup de Juifs. A partir de ces expériences de recherche nous avons forgé notre conviction de l’efficacité d’une approche au plus près des logiques d’acteurs, avec une attention particulière à leur ancrage dans l’espace.

SG : Nous avons aussi plusieurs expériences muséographiques avec la ville de Paris notamment lors de la commémoration du 70e anniversaire de la Rafle du Vel d’Hiv. A cette occasion, nous avons chacune pu mesurer le travail nécessaire entre le document brut d’archives et sa présentation à un public néophyte, parisien comme touriste. Ainsi, l’exposition de 2012 a été l’occasion d’expérimenter la mise en son, via l’enregistrement de lectures par des acteurs, de documents d’archives : des douches sonores proposaient ainsi aux visiteurs de découvrir par les oreilles le contenu de certains des documents peu déchiffrables dans les vitrines.

Déçues par la fugacité des expositions au regard du travail nécessaire en amont, nous avons décidé de sortir de l’enceinte d’un espace d’exposition pour redonner voix aux personnages du passé dans les lieux où ils ont vécu à travers un contenu digital disponible sur smartphone, moyennant un matériau sonore de qualité.

Le son permet de combiner dans une expérience unique la ville du passé et celle du présent. De plus, les travaux de neurosciences ont montré que le son mobilise davantage l’imagination et l’émotion que l’image. Or, les recherches sur la mémoire et les appropriations des récits du passé ont elles mis en évidence que faire sens de l’histoire, condition vitale à toute transmission effective, passe d’abord par l’activation de l’imagination chez les individus.

Ainsi, nous avons décidé de lancer une collection sonore, Gens de Paris, dont chacune des balades serait l’occasion de faire découvrir, en français et en anglais, aux Parisiens comme aux touristes, des gens du passé, les enjeux qui les liaient au territoire où ils vivaient tout en restituant de grandes questions de l’histoire parisienne ou nationale.

Venons-en aux promenades sonores consacrées à la Shoah ? Par quel itinéraire êtes-vous arrivées à ces contenus spécifiques ?

IB : Après une première expérience de balade qui propose 19 bulles sonores de 2 à 3 mn pour découvrir les Gens de la Seine à Paris au 18e siècle, nous avons été lauréates de quatre appels d’offre pour lancer une webapp et présenter « Les Parisiens racontent la Shoah ». Cela a été l’occasion de faire naître de nouvelles questions notamment quant aux usages de nos créations et à l’ergonomie numérique proposée. En association avec Narrative, entreprise qui a développé le concept de « Voyage sonore » nous avons mis au point une webapp dédiée susceptible d’accompagner le promeneur géoréférencé afin de lui proposer les sons au moment où il accédait au lieu support de la bulle sonore.

Nous avons alors imaginé une série intitulée Les Parisiens racontent la Shoah composée de dix épisodes d’une quinzaine de minutes. A travers ces dix séquences, chacune traitant d’un temps, d’un lieu et d’une dimension différente, l’événement « Shoah » dans sa complexité surgit aux oreilles de l’auditeur. Si cette nouvelle expérience a pris appui sur les acquis de Gens de la Seine, elle nous a également obligées à relever de nouveaux défis.

Lesquels ?

SG : L’existence de sources nativement orales, et parfois de témoins vivants, ont ainsi constitué une ressource précieuse mais aussi complexe dans son traitement eu égard aux implications morales qu’elle revêt dans son croisement avec d’autres sources susceptibles de la disqualifier pour partie.

Ensuite, le choix d’une unité sonore de quinze minutes exigeait de raconter une histoire plutôt que de faire un portrait d’un personnage comme dans le cas de Gens de la Seine. Ce nouveau format a impliqué d’ajouter à l’impératif de spatialisation une réflexion sur le rôle de la chronologie d’une part, de l’incarnation de l’autre. Il a de même nécessité d’identifier non seulement des personnes/personnages clefs mais également d’être en capacité de retracer certaines des relations sociales qui les liaient les unes/uns aux autres. Cette étape a été réalisée dans un dialogue constant entre la chercheuse et un auteur sonore, en l’espèce Jean Dubrel. Le passage de bulles sonores de 2 à 3 minutes à des épisodes de podcasts de 15 minutes nous a donné l’occasion de faire plus directement encore apparaître la connaissance du passé comme le produit du travail de la chercheuse.

Dans Les Parisiens racontent la Shoah, Sarah Gensburger, et sa voix, guident le promeneur. La chercheuse fait part, in situ, de ses découvertes archivistiques, de ses rencontres avec des témoins et de ses questionnements. Quel est le sens de ce dispositif ?

IB : En effet, S. Gensburger convoque les archives en marchant devant chaque immeuble environné par le paysage sonore du Paris contemporain. Ce procédé fait donc le pari que la mise en espace des événements et leur incarnation située permettent de saisir d’un jour nouveau les relations entre acteurs, juifs et non-juifs, et de construire un rapport de proximité réflexive à l’histoire. Ainsi, dans la cage d’escalier du 12 rue Marie-et-Louise dans le 10ème arrondissement, nous avons cherché à identifier les appartements respectifs des familles Abramovitch et de leurs voisins d’immeuble chez qui ils ont trouvé refuge comme, un étage plus haut, nous avons trouvé l’appartement d’Hélène Tabacznik dont le mari a été arrêté lors de la rafle du Billet Vert et qui a ensuite fui Paris pour Grenoble. La notion de voisin prend réellement consistance grâce à cette inscription de la chercheuse dans le microcosme de l’immeuble. Au sein de la rue des Immeubles Industriels, nous parcourons les 17 immeubles pour faire revivre, à hauteur de trottoirs et de cages d’escaliers, la rafle du 20 août 1941, dite « rafle du 11ème arrondissement », qui a conduit à l’arrestation de 17 hommes dans cette courte rue.

Donc, il s’agit de faire revivre les gens à partir des lieux, mais aussi les lieux tout court ?

SG : Oui, nous avons développé aussi un autre type de balade qui fait revivre un lieu précis. Ainsi, nous avons restitué en son et in situ l’histoire du bâtiment aujourd’hui occupé par le siège social de la société Leboncoin. A partir de 1900, l’immeuble du 85-87 rue du Faubourg Saint-Martin abrita un grand magasin parisien, Aux Classes Laborieuses. En 1943, un camp annexe de Drancy dans Paris y fut installé par les Allemands. En 2019, nous avons enregistré la déambulation dans les étages, parsemée de mise en sons d’archives, en compagnie de Samuel Pintel, ancien enfant caché dont la mère a été internée dans ce camp et à laquelle il a rendu visite à deux reprises, sous une fausse identité.

Bienvenue aux classes laborieuses. https://passe-ici.fr/saisons/aux-classes-laborieuses-linvention-du-commerce-populaire/aux-classes-laborieuses

Pouvez-vous nous dire comment vous envisagez l’utilisation de cet outil pour l’enseignement de l’histoire ?

Nous espérons ainsi que plusieurs enseignants pourront se saisir de cet outil pédagogique et sommes à l’écoute de leurs retours. A ce jour, notre démarche a été appropriée comme projet pilote par le Ministère de l’Education Nationale (Sous-direction de la transformation numérique / Direction du numérique pour l’éducation) sous le titre Par les vivants. Des enseignants venus d’académies et de types d’établissements très divers mettent en œuvre une démarche d’enquête avec les élèves afin de produire à leur tour des récits sonores sur les femmes, les hommes et les enfants confrontés à la Shoah dans leurs lieux de vie. Il nous semble que ce mode de travail et d’échange entre recherche et enseignement autour d’un outil commun est une voie intéressante pour l’avenir de l’histoire publique.

S. Gensburger, Images d’un pillage. Album de la Spoliation des Juifs à Paris (1940-1944), Paris, Textuel, 2010.

S. Gensburger, Mémoire Vive. Chroniques d’un quartier (Bataclan, 2015-2016), Paris, Anamosa, 201et Les « ‘Justes’ de France ». Politiques publiques de la mémoire, Paris, Presses de Sciences Po, 2010

I. Backouche, La Trace du Fleuve. La Seine et Paris (1750-1850), Paris, Ed. EHESS, 2000 [2016].

I. Backouche, Paris transformé. Le Marais 1900-1980 : de l’îlot insalubre au secteur sauvegardé, Paris, Créaphis, 2016 [2019].

S. Gensburger (dir.), C’étaient des enfants. Déportation et sauvetage des enfants juifs à Paris, Paris, Flammarion, 2012.

http://gensdelaseine.com (gratuit, en français et en anglais)

http://www.narrative.info/tag/voyage-sonore/

Gens de la Seine a connu une seconde vie grâce à cette webapp sur laquelle il est désormais aussi disponible : https://passe-ici.fr/saisons/gens-de-la-seine

https://passe-ici.fr/saisons/des-parisiens-racontent-la-shoah/un-immeuble-dans-la-tourmente-1940-1944. A ce jour, la webapp et seuls trois épisodes ont été produits, en version pilote. La production du reste de la série cherche toujours des soutiens et partenaires.

Pour citer cet article

Rédaction RevueAlarmer, avec Isabelle Backouche et Sarah Gensburger, « Comment enseigner et découvrir différemment l’histoire de la Shoah », RevueAlarmer, mis en ligne le 20 février 2020, https://revue.alarmer.org/comment-enseigner-decouvrir-differemment-lhistoire-de-la-shoah/

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