17.10.22 Éditer Primo Levi en français : un défi toujours d’actualité

Longtemps les écrits de Primo Levi ont été peu accessibles au public francophone. À la mort de l’auteur en avril 1987, on ne pouvait lire en traduction française que quatre de ses livres, dont une première traduction de Se questo è un uomo parue sous le titre J’étais un homme en 1961, si « littéralement illisible » aux yeux de Levi qu’il a entrepris de la faire retirer de la vente. La seule traduction française de ce témoignage en vigueur de nos jours, Si c’est un homme, est quant à elle une parution posthume, en octobre 1987.

Voir Jean-François Faü, « La mémoire éditoriale de l’œuvre de Primo Levi traduite en français », in Rosanna Gorris, Paolo Momigliano Levi (dir.), Primo Levi testimone e scrittore di storia, Firenze, Giuntina, 1999, p. 134.

Depuis cette époque, le statut de l’auteur et de son œuvre a bien changé. En France comme partout ailleurs, Si c’est un homme est devenu un classique de la littérature du XXe siècle et son auteur, une figure de témoin par excellence. Néanmoins, la reconnaissance pleine et entière de Primo Levi en tant qu’écrivain demeure sujette à caution aujourd’hui. C’est tout le problème lorsqu’on est entré en littérature comme Levi « presque malgré [s]oi » (p. 15), en publiant un écrit tel qu’un témoignage.

Les références de page dans le corps du texte renvoient systématiquement à cette édition : Primo Levi, Auschwitz, ville tranquille, traduit de l’italien par Louis Bonalumi, René de Ceccatty, André Maugé et Martine Schuoffeneger, édité par Fabio Levi et Domenico Scarpa, préfacé par René de Ceccatty, Paris, Albin Michel, coll. « Les grandes traductions », 2022.

Signe d’une légitimité qui reste à établir en France, l’œuvre de l’auteur n’a pas encore été éditée en Pléiade et n’a d’ailleurs quasiment pas fait l’objet de projets français d’éditions scientifiques. Exemplairement, le contraste entre l’édition très documentée de Se questo è un uomo chez Einaudi et les pauvres éditions françaises de Si c’est un homme est saisissant. En particulier, on ne sait toujours rien précisément, en ouvrant une édition française de ce témoignage, au sujet de l’histoire pourtant très importante de son élaboration, depuis le début de la rédaction en février 1946 à l’établissement du texte définitif en 1958. Au tournant du XXIe siècle, le champ éditorial français a opportunément donné accès en deux occasions au travail accompli par Marco Belpoliti pour le compte des éditions Einaudi, mais sans que le regard sur l’œuvre de Levi ne change fondamentalement – parce qu’il s’agissait en l’occurrence de conversations et entretiens (1998) et d’essais (L’Asymétrie et la vie, 2004). C’est peut-être de nos jours enfin, grâce à l’importation en traduction française d’éditions italiennes réalisées sous la houlette de Fabio Levi et Domenico Scarpa, qu’un nouveau cap sera franchi dans la réception de cette œuvre. En attendant une édition des œuvres complètes de Primo Levi, nous disposons désormais (mais pas chez le même éditeur) de deux volumes anthologiques de grande valeur.

On ne peut guère donner le statut d’éditions scientifiques françaises qu’à deux livres parus en 2005. Leonardo De Benedetti, Primo Levi, Rapport sur Auschwitz, trad. de l’italien par Catherine Petitjean, édité par Philippe
Mesnard, Paris, Kimé, coll. « Le sens de l’histoire », 2005. Primo Levi, Œuvres (Si c’est un homme, La Trêve, Le Système périodique, La Clé à molette, Maintenant ou jamais, Conversations et entretiens), présentation de Catherine Coquio, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 2005.

Primo Levi, Auschwitz, ville tranquille, traduit de l’italien par Louis Bonalumi, René de Ceccatty, André Maugé et Martine Schuoffeneger, édité par Fabio Levi et Domenico Scarpa, préfacé par René de Ceccatty, Paris, Albin Michel, coll. « Les grandes traductions », 2022, 200 p

Fabio Levi et Domenico Scarpa ont fait paraître chez Einaudi, respectivement en 2015 et en 2021, deux recueils d’écrits de Primo Levi qui forment un diptyque : Così fu Auschwitz. Testimonianze, 1945-1986 et Auschwitz, città tranquilla. Dieci racconti. La traduction Ainsi fut Auschwitz. Témoignages (1945-1986) a paru aux Belles Lettres en 2019 et a été rééditée en poche aux Presses Pocket en 2021 ; Auschwitz, ville tranquille a été publié dans la collection « Les grandes traductions » chez Albin Michel en ce début d’année 2022.

Professeur d’histoire contemporaine à l’Université de Turin, Fabio Levi est spécialiste des persécutions antijuives en Italie et l’auteur de nombreuses publications sur le sujet. Depuis 2008, il préside le Centre international d’études Primo Levi, dans lequel Domenico Scarpa travaille en tant que conseiller littéraire et éditorial. Auteur d’une thèse sur Primo Levi et Georges Perec soutenue en France en 2004, ce dernier a une œuvre importante de critique et d’édition de la littérature italienne. Outre des ouvrages monographiques consacrés à Italo Calvino, Natalia Ginzburg et Franco Lucentini (qui ont eu partie liée avec les éditions Einaudi), il est l’auteur d’un livre sur Ann Goldstein, traductrice américaine de Primo Levi en anglais et éditrice des Complete Works of Primo Levi en 2015.

De façon générale, les deux curateurs italiens se proposent de mettre en lumière la personnalité de cette œuvre profuse élaborée dans l’ombre portée d’Auschwitz, tout en faisant ressortir la diversité des inspirations et des pratiques d’écriture de l’auteur sur plusieurs décennies. Si c’est un homme n’a pas été seulement le premier livre de Levi (qui lui a d’abord valu d’être « catalogué parmi les auteurs unius libri ») ; il est à la fois la racine et la colonne vertébrale de l’œuvre complète – le centre d’attraction autour duquel tous les écrits de l’auteur gravitent. L’intérêt des deux volumes est de faire ressortir cette cohérence en rassemblant des écrits parus isolément ou séparément, quand ils n’étaient pas demeurés inédits. Surtout, ils opèrent une sélection de façon à proposer judicieusement deux parcours de lecture qui réfléchissent les propriétés du témoignage de Levi. 

Primo Levi, « Itinéraire d’un écrivain juif » (1982), L’Asymétrie et la vie, trad. de l’italien par Nathalie Bauer, Paris, 10/18, coll. « Bibliothèques 10/18 », 2005, p. 273.

Comme le titre Ainsi fut Auschwitz le signifie, le premier ouvrage se rapporte à la fonction d’attestation du témoignage de Levi. Il contient des écrits de genres variés (rapport, déposition judiciaire, article, conférence, discours…) dans lesquels Levi s’exprime en tant que témoin qui se soucie avant tout de faire connaître les réalités vécues à Auschwitz avec exactitude – et ce, continûment quatre décennies durant, de 1945 à 1986. Quant au second ouvrage, Auschwitz, ville tranquille, il se rapporte plus spécialement aux fonctions d’hommage et d’éducation de Si c’est un homme. Il contient des écrits postérieurs à l’édition définitive de Se questo è un uomo en 1958 : des écrits qui s’étalent sur près de trente ans, et dans lesquels la mémoire d’Auschwitz fait retour plus ou moins volontairement, plus ou moins directement. 

La curiosité d’Auschwitz, une attitude

Auschwitz, ville tranquille se compose de neuf récits et d’une courte pièce théâtrale disposés suivant la chronologie de leur publication, de 1959 à 1986, et encadrés par deux poèmes tardifs de Levi : « Cortège brun » (1980) qui ouvre le recueil, et « Chant des morts en vain » (1985) qui le referme. 

Aux bornes du recueil, les poèmes contiennent chacun l’image d’un écueil qui pourrait être fatal à l’œuvre – et à la vie – de l’auteur : dans « Cortège brun » (p. 21), il apparaît que, pour le survivant, la mémoire d’Auschwitz peut ressurgir de manière inopinée dans un fait minuscule du quotidien et provoquer une hallucination insupportable ; dans « Chant des morts en vain » (p. 173-174), Levi incarne dans une image de « vieux renards argentés » le « jeu politique cynique » qu’il évoque au même moment à la toute fin de son dernier livre, Les Naufragés et les Rescapés (1986), et qui semble nous condamner à l’éternel retour des violences de masse. D’un poème à l’autre, cependant, l’image du cortège des victimes se renverse : dans le poème de clausule, le cortège n’est plus l’image poignante d’impuissance qui ravage l’auteur dans le premier, mais au contraire celle d’une force intraitable qui doit mettre à jamais un terme aux injustices. Ainsi Levi a-t-il longtemps résisté à la mémoire écrasante d’Auschwitz, tenaillé qu’il était par le sentiment de devoir empêcher sa répétition. 

Primo Levi, « Conclusion », Les Naufragés et les Rescapés. Quarante ans après Auschwitz, trad. de l’italien [1986] par A. Maugé, Paris, Gallimard, coll. « Arcades », 1989, p. 200.

Précisément, les dix écrits que les poèmes encadrent nous présentent l’auteur toujours disposé, année après année et en dépit d’une souffrance qui ne passe pas, à se confronter à ce passé qui revient de diverses façons. Tel est le sens de la mission dont il s’est constamment senti investi, au nom de celles et ceux qui ont péri, que c’est plutôt lui, en réalité, qui a traqué le déni chez les autres. 

Empruntée à un récit que Levi a fait paraître en 1984, l’inquiétante étrangeté du titre Auschwitz, ville tranquille fonctionne à cet égard comme un dispositif d’éveil à notre intention. Dans le récit « Auschwitz, une petite ville tranquille » (p. 159-166), ce n’était pas directement nos consciences que Levi interpellait – mais celle d’un chimiste allemand qui, après avoir consenti à « être transféré aux usines Buna d’Auschwitz » (p. 162) de 1941 jusqu’au tournant de 1945, s’est comporté comme s’il n’avait rien vu ni su à Auschwitz, se taisant pendant toutes les années qui ont suivi. Après enquête, l’auteur, qui a d’abord connu cet homme par l’intermédiaire d’amis communs, a fini par lui écrire « que si Hitler est venu au pouvoir, s’il a dévasté l’Europe et conduit l’Allemagne à la ruine, c’est parce que beaucoup de bons citoyens allemands se sont comportés comme lui, s’efforçant de ne pas voir et taisant ce qu’ils voyaient » (p. 166). Aucune morale de l’histoire adressée d’autorité aux lectrices et aux lecteurs – mais la transmission d’un effort de compréhension « de la facilité avec laquelle le mal peut prévaloir », à partir de l’étude d’un cas exemplaire de culpabilité allemande par omission délibérée. 

Primo Levi, « Témoignage à propos d’Eichmann » (1961), trad. de l’italien par Jean-Baptiste Para, Europe. Témoigner en littérature, n° 1041-1042, janv.-fév. 2016, p. 95. Ce texte est édité dans une nouvelle traduction sous le titre « Témoignage pour le procès Eichmann », in Ainsi fut Auschwitz. Témoignages (1945-1986), Paris, Les Belles Lettres, coll. « Le goût des idées », 2019, p. 93-99.

À propos de l’attitude qui le caractérise constamment dans le livre, Levi parle dans ce même récit de « la curiosité » qui était « un des états d’esprit les plus fréquents, au Lager » (p. 159), et dont il suggère qu’il l’a conservée intacte toute sa vie. Cette faim de comprendre ce qui a été commis à Auschwitz, on la connaît souvent chez l’auteur à travers la lecture des essais qui ont poursuivi la réflexion de Si c’est un homme, tels ceux qui composent Les Naufragés et les Rescapés. Malgré leur valeur testimoniale, cependant, les essais ont pu donner l’illusion d’une activité intellectuelle séparée, autonome. Le ton dépassionné du témoin dont l’auteur ne s’est jamais départi, son regard souvent qualifié de « détaché, analytique, presque scientifique », ont pu faire oublier ce dont sa persévérance à revenir sur le sujet d’Auschwitz était pourtant le symptôme : à savoir que la vie de l’auteur était tout entière engagée dans ce questionnement, tandis que, comme du temps de sa détention à Auschwitz, « son aptitude à l’analyse distanciée du monde du Lager » l’aidait à continuer à vivre. L’intérêt d’un livre narratif comme Auschwitz, ville tranquille est précisément de nous faire saisir que, loin d’être l’objet d’une spéculation désintéressée, le sujet d’Auschwitz s’est constamment réinvité et renouvelé dans la vie de l’auteur de façon très concrète, notamment à l’occasion de rencontres avec des personnes ou des œuvres.

Dans un livre édité pour la première fois en 2007, Jean Samuel, le « Pikolo » de Si c’est un homme, a dit sa conviction que « Primo a survécu grâce à son aptitude à l’analyse distanciée du monde du Lager » (Jean Samuel, avec Jean-Marc Dreyfus, Il m’appelait Pikolo. Un compagnon de Primo Levi raconte, Paris, Pocket, coll. « Presses Pocket », 2015, p. 45).

Les flèches multiples à l’arc de l’écrivain

Il était nécessaire dans ce volume que la fiction prenne place aux côtés des souvenirs et des récits d’enquête, comme dans plusieurs recueils composés par Levi. Au demeurant, dès 1946, alors qu’il était encore engagé dans la rédaction urgente de Si c’est un homme, l’auteur avait ressenti le besoin d’écrire une nouvelle de science-fiction intitulée « Les mnémagogues ». Tandis qu’il se livrait à un effort de mémoire afin de produire un document littéraire de première importance, l’auteur thématisait dans celle-ci son angoisse « qu’un seul de [s]es souvenirs doive s’effacer » et campait le personnage d’un savant qui aurait « inventé une nouvelle méthode » pour lutter contre l’oubli : « des mnémagogues : des “suscitateurs” de souvenirs ». Or, si Levi a découvert avec le temps qu’il possédait une « mémoire pathologique » d’Auschwitz, fiable au point qu’il se sente parfois « le frère d’Ireneo Funes, “el memorioso” décrit par Borges » (p. 171), cette nouvelle qui ouvre le recueil des Histoires naturelles en 1966 nous mettait sur la voie d’un usage possible de la fiction elle-même comme « mnémagogue ». 

Primo Levi, « Les mnémagogues » (1946), Histoires naturelles, trad. de l’italien [1966] par A. Maugé, Paris, Gallimard, coll. « Arcades », p. 16.

Primo Levi a de fait expérimenté plusieurs manières d’envisager le passé en littérature, parfois en les combinant savamment. D’abord, il n’a pas abandonné le mode des souvenirs propre à l’écriture de Si c’est un homme. Dans « Capaneo » (1959, p. 23-35) et « Cérium » (1975, p. 105-117), il raconte des histoires d’Auschwitz, trop particulières pour trouver leur place dans son témoignage : celle d’« un homme admirablement armé » (p. 27) qui, par exception à Auschwitz, s’est entiché d’un autre déporté voué à suivre la pente des « musulmans » ; celle d’un larcin au laboratoire de chimie qui, grâce au concours de son ami Alberto dalla Volta, a contribué à maintenir l’auteur en vie jusqu’à l’arrivée de l’Armée rouge. Ces récits à valeur d’hommage sont le produit d’un effort de remémoration qui nous ramène au camp d’Auschwitz en 1944. Dans les autres écrits du recueil, c’est plutôt le mouvement inverse qui s’observe : c’est le passé qui revient dans le présent voire dans le futur, parfois comme s’il n’était même pas passé.

C’est ainsi que l’on traduit en français le mot d’argot « Muselmänner » employé au camp d’Auschwitz et dans d’autres camps de concentration nazis. Dans le chapitre 9 de Si c’est un homme, Primo Levi précise que « c’est ainsi que les anciens du camp surnommaient, [il] ignore pourquoi, les faibles, les inadaptés, ceux qui étaient voués à la sélection » (Si c’est un homme, trad. de l’italien par Martine Schruoffeneger, Paris, Pocket, coll. « Presses Pocket », 2014, p. 135). De fait, l’origine de cet emploi demeure au stade des hypothèses encore aujourd’hui. L’amitié de « Rappoport » pour « Vidal » narrée dans « Capaneo » va à l’encontre de la « loi féroce » en vigueur à Auschwitz énoncée dans ce chapitre, suivant laquelle la lutte pour la vie commande implacablement de se détourner des « Muselmänner » (voir ibid., p. 136).

C’est en toute logique générique que ce récit forme un chapitre, non de Si c’est un homme, mais du Système périodique, qui est – selon l’heureuse expression d’Italo Calvino – l’« autobiographie chimique (et morale) » de Primo Levi. Mu par l’urgence de témoigner, Levi ne souhaite pas que l’exception (l’aventure de sa survie) occulte la règle (le sort des autres qui ont péri). L’hommage à Alberto est quant à lui déjà très présent dans Si c’est un homme.

Trois récits d’enquête prennent un tour très personnel, du point de vue non plus du témoin mais du survivant. L’auteur narre ses retrouvailles par correspondance avec une figure « de l’autre côté » au laboratoire de chimie d’Auschwitz (« Vanadium », 1975, p. 119-139) ; la sollicitation, après la publication de « Vanadium » en traduction anglaise, de proches d’un déporté disparu mentionné dans celui-ci (« Une enquête policière », 1986, p. 167-172) ; enfin, la découverte, déjà évoquée plus haut, de l’existence d’un chimiste allemand, « autre moi-même à l’envers » (p. 160) qui a travaillé dans les usines Buna à Auschwitz (« Auschwitz, une petite ville tranquille », 1984). 

 « Vanadium », en particulier, nous renseigne beaucoup sur l’art d’écrire de Levi et son articulation rigoureuse à une éthique. Survenues en 1967, les retrouvailles qu’il entreprend de narrer avec le « Doktor Lothar Müller », alias Ferdinand Meyer, ont été un événement important dans sa vie et depuis longtemps attendu. Il nous le fait comprendre en rappelant que « [ç]’avait été [s]on désir le plus vif et le plus permanent dans [s]es années de l’après-Lager de [s]e trouver, d’homme à homme, en train de régler les comptes avec un des “autres” » (p. 124-125). Cependant, pour bien mesurer les enjeux du récit, il convient de prendre garde à deux faits significatifs. Rédigé durant l’été 1974, ce récit constitue la première réponse littéraire de Levi à la sortie sur les écrans, en avril de la même année, du film Il portiere di notte (Portier de nuit) de Liliana Cavani. Outre qu’il masque l’identité de Meyer, il juge alors opportun de gommer les circonstances allemandes qui lui ont permis de retrouver sa trace : la parution en 1961 de Se questo è un uomo en traduction allemande, suivie de la rencontre décisive avec Hety Schmitt-Maass à compter de 1966.

De fait, Levi exprimait déjà ce désir rétrospectif dans Si c’est un homme au sujet du Dr Pannwitz et de sa mentalité SS : voir Primo Levi, Si c’est un homme, op. cit., p. 165.

Hety Schmitt-Maass est une Allemande avec qui Primo Levi a entretenu une longue correspondance, de 1966 à 1982, et qui est devenue une amie. Après la mort de celle-ci en 1983, Levi a consacré un long développement à sa correspondance avec « Hety S. » et a révélé le rôle de médiation qu’elle a joué dans le « dossier Müller » : voir « Lettres d’Allemands », Les Naufragés et les Rescapés, op. cit., p. 190-191.

Contre un homme de l’autre côté, contre Portier de nuit

Au moment où un film distribué à l’international falsifiait l’histoire des camps de concentration nazis et de la Shoah en rendant les places de bourreau et de victime solidaires et interchangeables, Levi entreprend de faire pièce à une telle confusion épouvantable en narrant son histoire de règlement de comptes. Au demeurant, le fait que le civil allemand « Müller » débarqué à Auschwitz en novembre 1944 n’ait pas été « l’antagoniste parfait » (p. 125) ne rend l’opposition que plus exemplaire. L’auteur démasque ainsi les tentatives de son interlocuteur pour établir une pseudo-solidarité entre eux, qu’il s’agisse de proposer à Levi de « surmonter un aussi terrible passé » ensemble (p. 128) ou de se construire « un passé commode » dans lequel ils auraient eu à l’époque « un rapport de quasi-amitié entre pairs » (p. 133). Il dénonce « l’opinion (démente !) que toute l’usine Buna-Monowitz […] avait été construite dans l’intention de “protéger les juifs et de contribuer à les faire survivre” et que l’ordre de ne pas avoir pitié d’eux était une Tarnung, “un camouflage” » (p. 134). Il met en perspective « les mensonges de bonne ou mauvaise foi » de « Müller » en observant que la formule de « surmonter le passé » est « un euphémisme de l’Allemagne d’aujourd’hui, où il est universellement compris comme “rédemption du nazisme” » (p. 137). Enfin, il se dit « prêt à pardonner aux ennemis, et même à les aimer, mais à la condition qu’ils montrent des signes certains de repentir » et affirme que, dans le cas contraire « de l’ennemi qui demeure tel, […] c’est notre devoir de le juger, non de lui pardonner » (p. 138).

Cependant, taisant la médiation de Hety Schmitt-Maass dans ce récit, Levi introduit une part de fiction dont il importe d’analyser la fonction, dans ce moment où l’auteur initie la réflexion qui le conduira progressivement à forger le concept de « zone grise ». Il imagine une scène de reconnaissance romanesque, dans le cadre de ses activités de chimiste à Turin. Contraint d’adresser une réclamation à un fournisseur allemand de résine pour peinture, il obtient une réponse étonnante d’un certain « Doktor L. Müller » qui provoque une réminiscence : celui-ci fait curieusement la même faute d’orthographe en allemand que le « Müller » côtoyé à Auschwitz. Cette invention, qui permet au récit de s’intégrer dans le dispositif du Système périodique, donne en outre une signification plus générale au questionnement de Levi sur la culpabilité de « Müller ». Car le fournisseur dont celui-ci est le représentant est « la société W., grande et respectable industrie allemande, un des tronçons entre lesquels les Alliés, après la guerre, avaient démembré la toute-puissante IG-Farben » (p. 120) – cette même IG-Farben qui employait la main-d’œuvre esclave du camp d’Auschwitz à la Buna-Monowitz et qui a par ailleurs fabriqué le Zyklon B expressément pour l’usage que les SS en faisaient à quelques kilomètres de là, dans les chambres à gaz de Birkenau. 

Tandis que Levi s’attache dans la partie véridique de son récit à décrire « un exemplaire humain typiquement gris » (p. 136), la fiction « mnémagogique » contribue à rendre la présence du passé criminel nazi plus prégnante. Invoquant sa mémoire pathologique (réelle) pour justifier le souvenir (fictif) d’un détail orthographique, l’auteur charge la rencontre de la hantise du survivant. Mais, dans l’économie du récit, celle-ci fonctionne essentiellement comme une capacité de voir, opposée à la cécité de l’homme « gris » qui n’a « keine Ahnung », qui « ne se rend vraiment pas compte » (p. 124). Or, face au climat de « rédemption du nazisme » de plus en plus pesant dans les années 1970, une telle capacité de voir s’avère une arme indispensable. 

La voie de Kafka

L’idée de Levi qu’« après Auschwitz il n’est plus permis d’être sans armes » (p. 138) était déjà au principe de ses diverses pratiques d’écrivain depuis Si c’est un homme. Ajoutant subtilement le bandeau « Science-fiction ? » lors de la parution d’Histoires naturelles en 1966, les éditions Einaudi se montraient lucides au sujet de cet engagement ancré dans l’histoire. Le conseil cocasse qu’elles dispensaient dans le même temps à Levi de publier ce livre sous un pseudonyme fait d’autant plus ressortir le caractère idéologique du partage entre témoignage et littérature opéré par les institutions de la littérature. Histoires naturelles recueille des fantaisies scientifiques d’une exubérance étonnante au regard de la sobriété si caractéristique de Si c’est un homme et de La Trêve ; mais, comme l’attestent en particulier les trois contes moraux du cycle allemand repris dans Auschwitz, ville tranquille, Levi puise encore dans ses expériences de déportation la matière de son travail d’écriture. On a ainsi affaire à une seconde inspiration dédiée à la littérature d’imagination qui forme le pendant de la première. C’est selon l’auteur « une forme moderne d’allégorie », dont il a suggéré, en dialogue avec Adorno, qu’elle était la seule poésie possible pour lui après Auschwitz – une « poésie “sur” Auschwitz, une poésie lourde et dense, comme du métal en fusion, qui s’écoule et vous laisse vide ».

Voir la note sur Histoires naturelles et Vice de forme, in Conversations et entretiens, op. cit., réédition numérique de 2019. Dans un propos recueilli par Alfredo Barberis (« Nasi storti », Il Corriere della Sera, 27.04.1972), Levi définit ainsi l’objectif qu’il vise en pratiquant « un certain type de science-fiction ».

Voir Luca Lamberti, « Vice de forme : ce sont les techniciens qui nous sauveront », entretien avec Primo Levi (L’Adige, 11.05.1971), in ibid.

 Auteur d’une nouvelle traduction italienne du Procès de Franz Kafka en 1983, Levi s’est défendu de se sentir proche, en tant qu’écrivain, de l’auteur pragois : il l’admirait, se sentait des affinités avec lui – mais c’était avant tout de la peur que Kafka lui inspirait. Cependant, le langage de ses Histoires naturelles, que Levi percevait lui-même « comme strident, oblique, malveillant, volontairement antipoétique, bref, aussi inhumain que l’avait été [s]on langage d’autrefois », n’est assurément pas sans rapport avec celui qui mène au dénouement si cruel du Procès. Il ne fait guère de doute, par exemple, que Levi ait compté « Papillon angélique » (1962, p. 37-50) et sa « répugnante histoire » (p. 50) d’expérience scientifique nazie parmi les quelques écrits dans lesquels il dit avoir « choisi […] la voie de Kafka ».

Ibid. Son « langage d’autrefois » est à entendre comme celui d’Auschwitz.

Voir Federico De Melis, « Une agression nommée Franz Kafka », entretien avec Primo Levi (1983), in ibid.

De façon générale, les fictions « mnémagogiques », dont il « émane une vague odeur de lait tourné, de nourriture avariée, en somme, de corruption, de contamination et de mal », ont vocation, en distordant l’histoire comme dans un mauvais rêve, à nous la faire ressentir comme une menace. C’est ce qui explique que Levi n’ait jamais renoncé, malgré tout, à une telle veine allégorique d’inspiration kafkaïenne : de ce point de vue, la parabole « Force majeure » (1986, p. 153-158) parue après Les Naufragés et les Rescapés peut être lue comme une réécriture de « Devant la loi » (1915), au cœur du Procès. C’est l’histoire d’un homme dont la route est barrée par un autre, sans rime ni raison. La différence est que cette violence n’est pas légitime, que l’autre, « peut-être un marin » (p. 153), ne dispose d’aucun mandat, et qu’il frappe en guise d’explication. La menace d’un déchaînement de violence brutale est réelle, de la part d’un homme mutique et accompagné d’un chien inquiétant. Cependant, s’il provoque l’affrontement, cet homme ne veut pas tuer, mais soumettre et offenser. Telle est la « force majeure » : méthodique, obstiné et implacable, l’agresseur s’attache à humilier sa victime après avoir brisé toute résistance.

Voir Auteur anonyme, « Une enseigne l’a inspiré », entretien avec Primo Levi, Il Giorno, 12.10.1966, cité in Gabriella Poli, Giorgio Calcagno, Echi di una voce perduta. Incontri, interviste e conversazioni con Primo Levi, Milano, Mursia, coll. « Testimonianze fra cronica e letteratura », 1992, p. 37.

Un chef-d’œuvre : cas historique, « zone grise » et allégorie

Auschwitz, ville tranquille contient enfin un écrit intitulé « Le roi des Juifs » (p. 141-152), auquel Levi attachait tant d’importance que, moyennant quelques remaniements, il l’a repris intégralement à la fin de son chapitre « La zone grise », dans Les Naufragés et les Rescapés. Paru d’abord dans La Stampa à l’automne 1977, cet écrit est de fait un jalon décisif dans la généalogie de ce chapitre. Il est une étude de cas centrée autour d’une figure de l’époque d’Auschwitz, comme dans l’ensemble de la partie « Passé proche » de Lilith et autres nouvelles où l’auteur l’a recueilli en 1981. Mais la singularité est qu’il s’agit d’une figure historique, que Levi n’a en outre pas connue personnellement : Chaïm Rumkowski, président du « Judenrat » du ghetto de Łódź. C’est pourquoi cet écrit prend la forme d’un récit historique, fondé sur une enquête entamée vers 1974 et dans lequel l’auteur évoque les sources testimoniales ayant constitué sa documentation (p. 147). 

Moyennant une allusion polémique à Portier de nuit, Levi jugeait à « de nombreux signaux » en 1976 que le temps était « venu d’explorer l’espace qui sépare les victimes des bourreaux, et ce d’une main plus légère et d’un esprit moins trouble qu’on ne l’a fait récemment, par exemple, dans des films célèbres ». Il préfaçait en l’occurrence La Nuit des Girondins (1957) de Jacques Presser, un roman à valeur de document dans lequel le personnage principal devient le bras droit de Cohn, redoutable chef du service d’ordre juif au camp de transit de Westerbork aux Pays-Bas. L’espace que Levi envisage alors d’explorer – et qu’il n’appelle pas encore « zone grise » – est ainsi tout spécialement celui de la collaboration juive aux persécutions et à l’extermination nazies. 

Primo Levi, « Préface de La Nuit des girondins de J. Presser » (1976), L’Asymétrie et la vie, op. cit., p. 73-74.

En prenant le parti d’étudier le rôle historique de Rumkowski, il se confronte à dessein à la figure de collaborateur juif la plus souvent citée depuis l’après-guerre, et ce, le plus souvent, comme « la pire illustration d’un responsable juif ayant joué un rôle significatif dans la destruction de son peuple ». Or « Le roi des Juifs » se distingue en 1977 par l’effort de son auteur pour faire ressortir la complexité du personnage et de son histoire, telle qu’elle met en échec notre capacité à le juger, quand bien même « nous ne pouvons […] l’absoudre sur le plan moral » (p. 150). 

 Joanna Podolska, « Pardonner n’est pas en notre pouvoir. Haïm Mordechaï Rumkowski, doyen des juifs du ghetto de Lodz », trad. du polonais par Audrey Kichelewski, Revue d’Histoire de la Shoah, n° 185, 2006, p. 195.

Un moment dialectique du raisonnement est une constante de l’analyse de la « zone grise » par Primo Levi. Oui, la responsabilité de Rumkowski est engagée : elle est telle que le fait même qu’un homme comme lui « ait existé, cela fait mal et cela dérange » (p. 150). Mais la faute la plus grande incombe au pouvoir nazi qui a instauré un système de compromission. À cet égard, une formule chère à l’auteur revient d’un texte à l’autre : « Au lieu de sanctifier ses victimes, il [l’ordre du national-socialisme] les dégrade et les corrompt, les faisant semblables à lui, et s’entourant de complicités grandes et petites » (p. 151). Étant donné que Rumkowski « ne fut pas seulement un renégat et un complice » (p. 146), il est difficile de dire où son action se situait exactement sur une échelle de la compromission. 

Le texte contient cependant une mise en garde impressionnante, qui en fait l’un des plus engagés de son auteur. La tentation peut être grande, face à un histrion grotesque et tragique tel que Rumkowski, d’y voir un autre absolu (« un monstre »). Levi la récuse, tout en précisant bien que « ce n’est pas non plus un homme comme tous les autres » (p. 150). La vérité est que « c’est un homme comme beaucoup, comme beaucoup de frustrés qui goûtent au pouvoir et s’en enivrent » (ibid.). C’est pourquoi son histoire est analogue à celle « des Kapos, des petits dignitaires d’arrière-garde, des fonctionnaires qui signent tout, de ceux qui hochent la tête mais qui acceptent, de ceux qui disent “si ce n’est pas moi qui le fais, un autre pire que moi le fera à ma place” » : toutes personnes qui ne disposent pas d’« une solide charpente morale » pour résister à l’intoxication du pouvoir, y compris à des conditions effroyables (p. 151). Or, vu que « nous aussi nous sommes éblouis par le pouvoir et par l’argent » (p. 152), qui peut se dire à l’abri d’une telle histoire ?

La cohérence du projet d’écrivain qui se décline dans les diverses pratiques d’écriture de Levi ressort spécialement de la fin de cet écrit, où l’auteur reconnaît dans l’histoire véridique de Rumkowski une allégorie « de notre civilisation occidentale » (ibid.).

Cet article a été écrit à l’instigation d’Élishéva Gottfarstein, à qui l’auteur adresse ses plus vifs remerciements.

Pour citer cet article

Frédérik Detue, « Éditer Primo Levi en français : un défi toujours d’actualité », RevueAlarmer, mis en ligne le 17 octobre 2022, https://revue.alarmer.org/editer-primo-levi-en-francais-un-defi-toujoursdactualite/

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