06.03.21 Enseigner les traites, les esclavages, les abolitions et leurs héritages, un livre sous la direction de Marie-Albane de Suremain et Eric Mesnard

En 2013, Marie-Albane de Suremain, maître de conférences en histoire contemporaine à l’UPEC (Université Paris-Est Créteil) – INSPE (Institut national supérieur du professorat et de l’éducation) de l’académie de Créteil, et Éric Mesnard, formateur au sein du même établissement universitaire, publiaient dans la revue Diasporas un article intitulé « Enseigner l’histoire des traites, des esclavages et de leurs abolitions, mutations et ambiguïtés sensibles dans une discipline scolaire ». Les deux chercheurs y dressaient un état des lieux en demi-teinte de la place accordée à ces questions dans l’enseignement secondaire en France depuis 1998, cent-cinquantième anniversaire de l’abolition de l’esclavage dans les colonies françaises.

MESNARD Éric et DE SUREMAIN Marie-Albane, « Enseigner l’histoire des traites, des esclavages et de leurs abolitions, mutations et ambiguïtés sensibles dans une discipline scolaire », Diasporas. Circulations, migrations, histoire, n°21, 2013, pp. 215-232. En ligne : https://journals.openedition.org/diasporas/284 ; DOI : https://doi.org/10.4000/diasporas.284

Côté face, ils constataient un effet indéniablement positif de la loi du 21 mai 2001 – dite « loi Taubira » portant reconnaissance de la traite transatlantique, de la traite dans l’océan Indien et de l’esclavage comme crime contre l’humanité – par « une plus grande place [octroyée à ces sujets] dans les programmes nationaux d’histoire », en particulier au collège et en lycée professionnel : réformé en 2008, le nouveau programme de 4e introduisait ainsi un thème intégralement consacré aux « traites négrières et à l’esclavage », tandis que celui de la seconde professionnelle modifié en 2009 comportait un sujet d’étude sur le « premier empire colonial français, XVIe-XVIIIe siècle » au cours duquel devaient être présentés « l’économie de plantation, la traite et l’esclavage et leur remise en question au temps des Lumières et de la Révolution française ».  Côté pile, les deux auteurs pointaient les carences des programmes de 2010 du lycée général dans lesquels traites et esclavages ne figuraient qu’au travers de leurs abolitions du XIXe siècle. Si « l’approche différenciée » (par l’introduction de développements spécifiques sur la traite et l’esclavage pour les élèves des territoires ultramarins) disparaissait en collège en 2008 par l’uniformisation des programmes applicables en métropole et dans les territoires d’outre-mer, sa persistance entre filières professionnelle et générale du lycée apparaissait d’autant plus contestable qu’elle semblait procéder de la volonté de conformer les programmes aux « identités communautaires supposées » des élèves. D’une manière plus globale, Marie-Albane de Suremain et Éric Mesnard plaidaient pour que « la thématique des traites et des esclavages » soit davantage inscrite « dans une histoire nationale ou européenne qui s’ouvre à des perspectives d’histoire connectée et d’histoire impériale, mettant en relation plusieurs continents ».

Loi n°2001-434 du 21 mai 2001 tendant à la reconnaissance de la traite et de l’esclavage en tant que crime contre l’humanité. Texte intégral : https://www.legifrance.gouv.fr/loda/id/JORFTEXT000000405369/

Bulletin officiel de l’Education nationale, n°6 du 28 août 2008. En ligne : https://www.education.gouv.fr/node/285617

Bulletin officiel de l’Education nationale, n°2 du 19 février 2009. En ligne : https://www.education.gouv.fr/pid20873/special-n-2-du-19-fevrier-2009.html

DE SUREMAIN Marie-Albane et MESNARD Éric (dir.), Enseigner les traites,
les esclavages, les abolitions et leurs héritages, Paris, Editions Karthala /
CIRESC, Collection « Esclavages », 2021.

Articuler les espaces et les expériences est précisément l’ambition de leur dernier ouvrage publié à quelques mois du vingtième anniversaire de la « loi Taubira ». Avec Enseigner les traites, les esclavages, les abolitions et leurs héritages les deux spécialistes poursuivent et élargissent leur réflexion en l’ouvrant à d’autres terrains d’étude que la France par la sollicitation de chercheurs et de pédagogues aux profils variés, d’Europe, d’Amérique et d’Afrique, dans un livre inspirant, dense et stimulant. L’ouvrage vient compléter le catalogue déjà riche de la collection « Esclavages », née en 2010 du partenariat entre le CIRESC (Centre international de recherches sur les esclavages et post-esclavages du CNRS) et les éditions Karthala. Dirigée par l’historienne spécialiste des esclavages Myriam Cottias, la collection compte déjà 17 publications qui associent travaux de recherches récents et traductions d’ouvrages devenus des classiques.

Partout, un passé à angles morts

Le livre dirigé par Marie-Albane de Suremain et Éric Mesnard est organisé en trois parties. La première (« Expériences et projets pédagogiques », p. 23) expose sept situations pédagogiques mises en œuvre en primaire et dans le secondaire dans des contextes variés (Niger, Sénégal et France). Elles permettent d’apprécier la variété et l’originalité des réalisations, mais aussi de mesurer les obstacles et les limites communes ou propres à chaque contexte. La deuxième partie (« Traites et esclavages en héritage : prescriptions et outils pour enseigner », p. 113) offre une comparaison éclairante des programmes scolaires d’Haïti, de six pays d’Amérique centrale, du Portugal, du Sénégal, de la France et de la Suisse. Il en ressort une difficulté commune à transmettre pleinement et sereinement l’histoire des traites et des esclavages, autant que leurs héritages contemporains. Les situations oscillent de l’occultation délibérée au Portugal à une « ouverture ambiguë » dans le cas de la France, en passant par une mise à distance, au Sénégal et au Niger, de la part prise par les sociétés africaines à la traite, et une minoration manifeste de l’héritage africain dans la construction des sociétés latino-américaines. La dernière partie (« Mémoires et représentations : réflexions didactiques et enjeux sociaux », p. 241) interroge en quatre contributions (trois sur la France, une sur le Mexique) l’élaboration des représentations, leur déconstruction, aussi bien que leur perpétuation paradoxale par l’école.

DE SUREMAIN Marie-Albane, « Empires africains et traites négrières médiévales en classe de 5e en France : une ouverture ambiguë ? », dans DE SUREMAIN Marie-Albane et MESNARD Éric (dir.), Enseigner les traites, les esclavages, les abolitions et leurs héritages, Paris, Editions Karthala/CIRESC, Collection « Esclavages », 2021, p. 201.

L’un des intérêts majeurs du livre réside dans l’occasion offerte d’évaluer l’enseignement des traites, des esclavages et de leurs abolitions en France à l’aune d’autres contextes politiques, culturels et sociaux (au Niger, l’esclavage est encore une réalité au début du XXIe siècle). De la comparaison, il résulte que le traitement de ces sujets par l’école est partout problématique : au croisement de nombreux défis – mémoriels, politiques et sociaux – la transmission de l’histoire des traites, des esclavages et de leurs abolitions participe en effet de la construction et du réagencement des sociétés contemporaines, autant qu’elle concourt à dessiner les contours d’une identité collective que la multiplicité des mémoires met en débat. En ce qu’ils opèrent une sélection dans le passé, les programmes scolaires procèdent de décisions éminemment politiques, « reflétant les intérêts ou les dénis de mémoire d’une société à un moment donné », comme le font justement observer Marie-Albane de Suremain et Éric Mesnard. Si l’enjeu est de même nature, chaque continent évoqué est cependant aux prises avec ses propres angles morts. 

LAWALY NA AWACHE Hadiza, « Enseigner l’esclavage au Niger à l’école primaire », dans DE SUREMAIN Marie-Albane et MESNARD Éric (dir.), op. cit., p. 39.

En France, par exemple, les derniers programmes du lycée ont été réécris par le Conseil supérieur des programmes. Il se compose de 6 parlementaires, 2 représentants du Conseil économique social et environnemental, ainsi que 10 personnalités qualifiées désignées par le ministre de l’Education nationale. Pour plus d’informations : Le conseil supérieur des programmes | Ministère de l’Education Nationale de la Jeunesse et des Sports

En Europe, les programmes scolaires révèlent la difficulté à proposer un récit renouvelé d’une histoire impériale et coloniale encore marquée au sceau de la gloire et de la puissance. La comparaison fait cependant apparaître de francs contrastes. Si en France ou en Grande-Bretagne des progrès ont été incontestablement réalisés, ils demeurent fragiles et susceptibles de remises en cause. Au Portugal, à l’inverse, le rôle crucial du pays dans la traite transatlantique et l’esclavage demeure frappé d’un « sévère oubli », selon Filipa Ribeiro da Silva, chercheur à l’International Institute of Social History aux Pays-Bas. Et en Suisse, dont l’implication de nombre de ses habitants dans la traite et ses financements est de mieux en mieux connue, « la reconnaissance critique d’un passé problématique reste […] plutôt timide », note Charles Heimberg, professeur à l’université de Genève.

DE SUREMAIN Marie-Albane et MESNARD Éric, « Introduction générale », dans DE SUREMAIN Marie-Albane et MESNARD Éric (dir.), op. cit., p. 17.

DE SUREMAIN Marie-Albane et MESNARD Éric, « Introduction », dans DE SUREMAIN Marie-Albane et MESNARD Éric (dir.), op. cit., pp. 115-124.

RIBEIRO DA SILVA Filipa, « Le passé oublié. La traite, l’esclavage et leur abolition dans le programme national portugais d’histoire », dans DE SUREMAIN Marie-Albane et MESNARD Éric (dir.), op. cit., p. 164.

HEIMBERG Charles, « Les traites et les esclavages au cœur de la grammaire du questionnement de l’histoire scolaire », dans DE SUREMAIN Marie-Albane et MESNARD Éric (dir.), op. cit., p. 234.

L’ouvrage propose deux contributions sur le Sénégal dont les conclusions convergent. Ibrahim Seck, maître de conférences en histoire à l’université Cheikh Anta Diop de Dakar, livre une analyse critique des programmes et des manuels du secondaire depuis 1945. Cheikh Kaling, enseignant-chercheur au département d’histoire-géographie de la même université, et Elimane Dieng, professeur d’histoire en lycée à Dakar, examinent des cahiers d’élèves de 4e. Les deux études pointent le dessein de l’institution scolaire, répercuté dans les pratiques enseignantes, de minimiser le rôle des Africains dans la traite et d’adoucir les réalités de l’esclavage interne au continent. Cheikh Kaling et Elimane Dieng notent ainsi qu’en classe de 4e « l’esclavage interne est considéré comme « humain » » et que « dans l’étude du commerce « triangulaire », tout s’arrête au niveau des côtes ». « Pour la traite transsaharienne, ajoutent-ils, la plupart des enseignants se contente de dire qu’elle « est surtout le fait des Arabes » ». Directrice d’une école primaire de Niamey (Niger), Hadiza Lawaly Na Awache regrette aussi que « les programmes scolaires ne prennent en considération que l’asservissement des Africains par les Européens ». Déplorant le risque d’enfermer cette histoire dans une « approche chromatique » réductrice, Ibrahim Seck défend l’exigence de « lever le voile » sur les impensés de l’histoire africaine. A ses yeux les élèves devraient disposer de toutes « les informations, y compris celles qui ne militent pas en faveur d’une vision positive du rôle des élites africaines dans la traite atlantique ».

En Amérique centrale et dans les Caraïbes le principal point aveugle tient dans l’occultation de la part africaine des histoires et des cultures nationales. Marc Désir (doyen de l’Institut d’études et de recherches africaines à Port-au-Prince) affirme, pour Haïti, que « le traitement du triplet – traites, esclavages et abolitions – dans le programme du nouveau secondaire [2009] ne permet pas aux jeunes Haïtiens de voir le rôle de ces thématiques dans la constitution de leur communauté ». Il y perçoit notamment la conséquence d’une scène politique dominée par les créoles (nés en Amérique) prompts à délibérément minorer l’héritage culturel des bossales (esclaves nés en Afrique). Un constat analogue se dégage de l’étude des programmes des pays d’Amérique centrale menée par Darío A. Euraque (professeur d’histoire et d’études internationales aux Etats-Unis) et Yesenia Martinez García (professeur d’histoire à l’université au Honduras) qui pointent « l’absence des Noirs [dans les programmes scolaires] en tant qu’acteurs du passé colonial et postcolonial ».

KALING Cheikh et DIENG Elimane, « Enseignement et apprentissage des traites et esclavages dans les collèges et lycées au Sénégal », dans DE SUREMAIN Marie-Albane et MESNARD Éric (dir.), op. cit., p. 55.

LAWALY NA AWACHE Hadiza, op. cit., p. 39.

SECK Ibrahim, « Esclavage et traite des esclaves dans les manuels de l’enseignement secondaire du Sénégal », dans DE SUREMAIN Marie-Albane et MESNARD Éric (dir.), op. cit., p. 195.

Ibid., p. 194.

Ibid.

DESIR Marc, « L’enseignement des traites, des esclavages et de leurs abolitions dans les programmes haïtiens », dans DE SUREMAIN Marie-Albane et MESNARD Éric (dir.), op. cit., p. 131.

EURAQUE Dario A. et MARTINEZ GARCIA Yesenia, « L’Afrique et la diaspora africaine dans les programmes scolaires en Amérique centrale », dans DE SUREMAIN Marie-Albane et MESNARD Éric (dir.), op. cit., p. 139.

La formation des enseignants : partout, un défi majeur

Les obstacles ne sont pas uniquement d’ordre politique. La question cruciale de la formation des enseignants affleure dans de nombreuses contributions. Tout en saluant « les audaces » des programmes de collège de 2008 en France qui introduisaient l’histoire d’un Etat ou d’un empire africain entre le VIIIe et le XVIe siècle, et l’étude des traites négrières dans une perspective d’histoire globale et connectée, Marie-Albane de Suremain observe que « les enseignants [avaient] parfois quelques difficultés à investir ce chapitre » de 5e, « ne se sent[ant] pas toujours très solides sur le plan scientifique ». Sébastien Ledoux, historien de la mémoire, dresse, à partir d’une enquête réalisée entre 2007 et 2009 auprès de classes de CM1 et CM2, un constat similaire : « la majeure partie des enseignants ne relie pas l’histoire des traites et de l’esclavage à un savoir universitaire dans la mesure où ils ne l’ont pas rencontrée pendant leur cursus ». Ce qui contribue à produire « un schéma narratif qui élude ou simplifie les catégories d’acteurs (négriers africains, esclaves), conduisant parallèlement les élèves à des identifications pour le moins problématiques aux catégories des « Blancs » ou des « Noirs » selon les publics », précise-t-il. Les observations réalisées dans les écoles primaires mexicaines par Cristina V. Masferrer León, de l’Institut national d’anthropologie et d’histoire du Mexique, montrent que le déficit de formation des enseignants – conjugué à des programmes qui ignorent les « contributions des populations d’origine africaine » à l’histoire et la culture du pays tout en « encourage[ant] l’association entre les Africains à un état primitif de l’être humain » – conduit même, paradoxalement, à la perpétuation par l’école des stéréotypes et des représentations racistes. 

DE SUREMAIN Marie-Albane, « Empires africains et traites négrières médiévales en classe de 5e en France : une ouverture ambiguë », dans DE SUREMAIN Marie-Albane et MESNARD Éric (dir.), op. cit., p. 202.

Ibid., p. 218.

LEDOUX Sébastien, « Entre choix du passé et poids du présent. Les acteurs invisibles de l’enseignement de l’esclavage en France », dans DE SUREMAIN Marie-Albane et MESNARD Éric (dir.), op. cit., p. 283.

Ibid., p. 288.

MASFERRER LEON Cristina V., « Racisme et afro-descendance à l’école primaire au Mexique. Manuels scolaires et pratiques éducatives locales », dans DE SUREMAIN Marie-Albane et MESNARD Éric (dir.), op. cit., p. 311.

Enfin, l’inertie du champ politique et la résistance de certains secteurs du champ intellectuel se retrouvent en différents contextes. Au Mexique, Cristina V. Masferrer León se désole que les alertes portées par les chercheurs jusqu’aux responsables politiques ne reçoivent aucun écho susceptible d’amorcer une inflexion significative dans l’approche scolaire jusque-là privilégiée. En France, Marie-Albane de Suremain rappelle que les innovations prometteuses des programmes de 5e de 2008 n’allèrent pas sans susciter des « réactions virulentes » de professeurs qui s’inquiétaient que la place attribuée à l’histoire de l’Afrique soit autant de rétrécissement du « temps consacré aux figures historiques nationales ».  

Ibid., p. 314.

DE SUREMAIN Marie-Albane, op. cit., p. 206.

Transmettre un savoir élaboré malgré les obstacles

En dépit de ces obstacles, certains professeurs mobilisent « ingéniosité » et « créativité » pour faire accéder leurs élèves à un savoir aussi élaboré que possible à travers des dispositifs pédagogiques variées qui vont des habituelles études de documents ou d’extraits de littérature jeunesse à des mises en situation moins ordinaires comme le jeu, la réalisation de fresques murales ou un travail aux archives départementales. Ces configurations pédagogiques procèdent toutes d’une triple ambition partagée par leurs concepteurs : faire entrer les élèves dans la complexité d’une histoire trop souvent verrouillée dans une lecture binaire ; dépasser le réflexe émotionnel et la posture morale pour favoriser une historicisation du sujet en le rapportant aux enjeux du contexte (le poids des intérêts économiques, par exemple, dans l’ajournement des abolitions) ; inscrire le sujet dans une réflexion politique globale (sur le travail, les formes d’asservissement, les enjeux et rapports de pouvoirs, par exemple).

DE SUREMAIN Marie-Albane et MESNARD Éric, « Introduction générale », dans DE SUREMAIN Marie-Albane et MESNARD Éric (dir.), op. cit., p. 19.

Dans cette perspective, les stratégies dont usent les enseignants sont multiples. Certains privilégient, par exemple, l’ancrage local et la combinaison des échelles spatiales. Ainsi, Jean-Louis Donnadieu, professeur d’histoire en lycée à Toulouse, aborde l’histoire des traites et des esclavages par l’étude du rôle qu’y jouèrent des Gascons, propriétaires absentéistes de plantations aux Antilles. Il déjoue de la sorte le risque d’une histoire trop distante – car examinée depuis la France hexagonale. Il se sert ensuite de cet ancrage local comme levier vers une approche plus globale et mondiale. D’autres enseignants choisissent de faire dialoguer les disciplines, comme Constance Lagrange et Kamel Chabane, professeurs, respectivement d’arts plastiques et d’histoire, au collège Gustave Flaubert à Paris. Le travail qu’ils ont conduit sur deux années avec des élèves de 4e puis de 3e a débouché sur la production de fresques murales sur la mémoire de l’esclavage, de la Shoah et de la colonisation/décolonisation ; manière de conjurer une potentielle concurrence mémorielle. Les œuvres artistiques, passées (comme les tableaux qui glorifiaient l’œuvre émancipatrice de la Deuxième République) ou contemporaines (des timbres-poste à usage commémoratif des années 1980, de 1998 et 2011 ou un mémorial martiniquais de 1998), sont au cœur de deux contributions de la troisième partie. Elles apparaissent comme le support idoine à une histoire de la construction des univers mentaux sans laquelle l’histoire des faits politiques, économiques et sociaux des esclavages et des traites ne peut faire complètement sens dans le présent des élèves. Où l’on voit que la mémoire et l’histoire, loin de s’opposer, peuvent être opportunément articulées pour parvenir à une narration qui intègre une mise à distance critique de la manière dont se forgent les représentations. 

DONNADIEU Jean-Louis, « L’esclavage au XVIIIe siècle, entre la morale et la loi. Une décennie d’éducation civique en Seconde de lycée général », dans DE SUREMAIN Marie-Albane et MESNARD Éric (dir.), op. cit., pp. 75-95.

LAGRANGE Constance et CHABANE Kamel, « Une fresque. A la mémoire des esclaves », dans DE SUREMAIN Marie-Albane et MESNARD Éric (dir.), op. cit., pp. 97-99.

LUCAS Nicole et MARIE Vincent, « Histoire des arts et mémoires de la traite, de l’esclavage et de leurs abolitions », dans DE SUREMAIN Marie-Albane et MESNARD Éric (dir.), op. cit., pp. 247-262, et MESNARD Éric, « L’usage didactique de la peinture en classe d’histoire », dans DE SUREMAIN Marie-Albane et MESNARD Éric (dir.), op. cit., pp. 263-273.

La plupart des dispositifs pédagogiques proposés ne s’accordent pas, tant s’en faut, avec le temps prescrit par les programmes. Car dans tous les pays étudiés, le hiatus est abyssal entre l’ampleur et la complexité de ces questions liées aux traites, aux esclavages et à leurs abolitions, et la place qui leur est impartie dans les cursus scolaires. C’est pourquoi, les professeurs investissent la pédagogie par projet ou des espaces moins contraints comme l’enseignement civique. C’est le choix opéré par Jean-Louis Donnadieu qui consacrait la moitié du volume horaire annuel d’éducation civique (soit environ 10 heures) à son activité avec des élèves de seconde autour de ce sujet. Le jeu imaginé par Marianne Boussuge et Emilie Ecochard pour des élèves de seconde impliquait la mobilisation de 4 à 5 heures, bien au-delà du temps dédié dans les programmes

BOUSSUGE Marianne et ECOCHARD Emilie, « Jouer en classe pour reconstituer un débat de société », dans DE SUREMAIN Marie-Albane et MESNARD Éric (dir.), op. cit., pp. 59-74.

Au terme de la lecture, il apparaît que le double pari de l’ouvrage – « croiser les perspectives sur l’enseignement de ces questions en Afrique, en Europe et en Amérique » et « ouvrir (…) des réflexions utiles » – est atteint. On exprimera seulement le regret que les études proposées ne couvrent pas un spectre géographique plus large ; on pense à l’Espagne, au Brésil, aux Etats-Unis, aux pays de l’Afrique anglophone, mais aussi aux territoires français d’outre-mer. Manière d’insister sur ce qui n’est pas la moindre des réussites du livre que celle d’éveiller la curiosité du lecteur. Les deux directeurs de l’ouvrage, eux-mêmes conscients de la nécessité d’élargir encore le champ géographique d’investigation, pensent aussi au Moyen-Orient, à l’Asie et aux traites orientales. Nous formulons donc ardemment le vœu que cet ouvrage trouve un prolongement ultérieur.

DE SUREMAIN Marie-Albane et MESNARD Éric, op. cit., p. 18.

DE SUREMAIN Marie-Albane et MESNARD Éric, « Conclusion », op. cit., p. 320.

Il se trouvera peut-être des lecteurs qui regretteront que certaines des contributions soient assez anciennes : la plupart des retours d’expérience proposés par les professeurs avaient déjà été exposés à l’occasion d’un colloque international de 2011. Elles n’en sont pas pour autant datées, il s’en faut même de beaucoup. Les questionnements à l’origine de l’ouvrage et les pistes ouvertes conservent leur pleine pertinence et leur complète actualité, et sont parfaitement transposables aux programmes de lycée récemment réformés en France, en 2019-2020. Surtout, les contributions, en couvrant les deux dernières décennies, confèrent une profondeur salutaire à une réflexion singulièrement équilibrée, loin du bruit médiatique nourri d’instrumentalisations et de contre-vérités qui servent des causes qui ne sont ni celles du savoir ni celles de la recherche. De cette profondeur de vue, on retiendra, entre autres éléments saillants, que nombreux sont les professeurs à s’être saisis de cet enseignement des traites, des esclavages, des abolitions et de leurs héritages sans attendre les débats et controverses les plus récents autour de ces questions ; mais aussi, comme y insistent Jean Hébrard qui enseigne l’histoire à l’EHESS et à l’université Johns Hopkins, et Benoît Falaize, chercheur correspondant au Centre d’histoire de Sciences Po, que cet enseignement ne fut pas tant absent des programmes du XXe siècle, qu’appréhendé exclusivement dans sa dimension économique (le commerce triangulaire) et politique (apogée de la puissance française et célébration de la république abolitionniste). Pour ce qui est de la France, le défi du temps présent est donc moins d’introduire dans l’enseignement un sujet qui aurait été jusqu’à maintenant occulté, que de l’aborder sous un jour nouveau qui tienne compte des avancées les plus récentes de la recherche, qu’il s’agisse de l’agency (la capacité d’agir des esclaves est désormais largement réévaluée, notamment leur contribution décisive aux abolitions) ou de la nécessité d’inscrire « la plantation dans l’expansion capitaliste occidentale », comme y insiste Jean Hébrard.

Précision en note, p. 25

HEBRARD Jean, « Préface », dans DE SUREMAIN Marie-Albane et MESNARD Éric (dir.), op. cit., pp. 5-14, et FALAIZE Benoît, « Traite et esclavage dans l’enseignement de l’histoire à l’école élémentaire depuis 1945 », dans DE SUREMAIN Marie-Albane et MESNARD Éric (dir.), op. cit., pp. 45-49.

HEBRARD Jean, ibid., p. 12.

Les programmes en France : « doit mieux faire »

A lire les nouveaux programmes du lycée général, en France, il apparaît que les efforts déployés jusque-là pour une prise en compte renouvelée et étoffée de l’histoire des traites et des esclavages n’ont pas été totalement vains. En classe de seconde générale, cette histoire est désormais intégrée à celle de l’impérialisme européen des XVe et XVIe siècles et à celle des mutations de la société française du XVIIIe siècle. Encore faut-il souligner que ces avancées n’auraient pas été possibles sans l’intervention de Jean-Marc Ayrault, actuel président de la Fondation pour la mémoire de l’esclavage, et de Christiane Taubira auprès du ministère de l’Eduction nationale en décembre 2018, alors que les programmes étaient en cours de réécriture. 

Le programme est consultable sur le site du ministère de l’Education nationale : https://www.education.gouv.fr/bo/19/Special1/MENE1901577A.htm

Ces quelques avancées ne doivent cependant pas masquer tout le chemin qui reste à parcourir. Et face aux reculs toujours possibles – Marie-Albane de Suremain regrette, par exemple que les « audaces » des programmes de 5e permises par la réforme de 2008 aient fait les frais des nouveaux programmes de 2016 – la vigilance reste de mise. Une analyse de la place de l’esclavage dans les programmes et les manuels scolaires actuels récemment publiée par la Fondation pour la mémoire de l’esclavage pointe plusieurs lacunes : une « place marginale dans les programmes d’histoire » du premier degré, l’impasse faite sur la première abolition et les révoltes des esclaves en collège et en lycée général, ou des programmes de lycée qui restent différenciés selon les filières (générale et professionnelle) et les territoires. D’une manière plus générale, la note de la FME estime que « l’élan né il y a 20 ans [dans le sillage de la « loi Taubira »] est peu à peu retombé ».

DE SUREMAIN Marie-Albane, op. cit., p. 221.

« L’esclavage dans les manuels et les programmes scolaires », Les notes de la FME, n°1, septembre 2020, p. 3. La note est accessible en ligne : https://memoire-esclavage.org/la-fondation-publie-une-note-sur-lenseignement-de-lhistoire-de-lesclavage

Ibid., p. 1.

Beaucoup reste aussi à faire sur le volet formation des enseignants. Le défi mérite d’être urgemment relevé. Car, comme le fait observer Sébastien Ledoux, le degré d’investissement des professeurs dans la transmission de l’histoire des traites et des esclavages est pour une large part déterminé par l’étendue de leur propre savoir et leur conscience des enjeux mémoriels. Un travail de qualité avec les élèves sur des questions aussi complexes ne peut faire l’économie d’une solide maîtrise des connaissances et de l’intégration des avancées de la recherche par les passeurs du savoir.

LEDOUX Sébastien, op. cit., p. 283.

Plus que jamais, enfin, s’impose l’urgence de concevoir cet enseignement comme un levier qui « doit permettre de réfléchir sur l’origine des mécanismes de racisme et de discrimination », selon le vœu de Myriam Cottias. A condition de ne rien sacrifier, dans la transmission des savoirs, des réalités et des complexités d’une histoire dont la narration ne saurait être confisquée à des seules fins partisanes et idéologiques, en particulier dans un contexte où « ces pages d’histoire aux héritages bien actuels peuvent aussi constituer des espaces de projection de problématiques présentes, rabattues sur le passé sans égard pour les anachronismes », comme l’écrivent Marie-Albane de Suremain et Éric Mesnard.

DE SUREMAIN Marie-Albane et MESNARD Éric, op. cit., p. 19.

Pour citer l’article

Benoît Drouot, « Enseigner les traites, les esclavages, les abolitions et leurs héritages, un livre sous la direction de Marie-Albane de Suremain et Eric Mesnard », RevueAlarmer, mis en ligne le 6 mars 2021, https://revue.alarmer.org/enseigner-les-traites-les-esclavages-les-abolitions-et-leurs-heritages-un-livre-sous-la-direction-de-marie-albane-de-suremain-et-eric-mesnard/

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