10.10.20 Gaston Monnerville – « Le drame juif ». Allocution du 21 juin 1933 au Trocadéro

Mesdames, Messieurs,

Le drame qui angoisse nos frères de race juive n’a pas son écho seulement dans leur coeur.

Chacun de nous se sent atteint au meilleur de son intelligence et de sa sensibilité, lorsqu’il assiste au spectacle d’un gouvernement qui renie ce qui fait la beauté d’une nation civilisée ; je veux dire : le souci d’être juste, la volonté d’être bon envers tous les membres de la famille humaine, quelle qu’en soit la religion, la couleur ou la race.

Me tournant vers les persécutés d’Allemagne, je leur apporte mon fraternel salut et je leur dis :

Nous, les Fils de la Race Noire, nous ressentons profondément votre détresse. Nous sommes avec vous dans vos souffrances et dans vos tristesses Elles provoquent en nous des résonances que ne peuvent pas saisir pleinement ceux à qui n’a jamais été ravie la liberté. S’il est vrai que l’hérédité est la mémoire des races, croyez que nous n’avons pas perdu le souvenir des souffrances de la nôtre. Et c’est ce qui, en dehors même du plan supérieur de la solidarité des hommes, nous rapproche davantage de vous et nous détermine à nous associer à votre protestation.

Nous sommes à vos côtés et vous nous trouverez toujours à vos côtés, chaque fois qu’il s’agira de lutter contre une mesure ou contre un régime qui tendrait à détruire la justice entre les hommes, ou à abolir leur liberté. Nous nous indignons avec vous ; nous protestons avec vous, de toute la force de notre idéalisme, devant les actes de l’obscurantisme hitlérien. Le Racisme allemand, expression suprême d’une mentalité antisociale qui nous reporte aux anciens âges, ne saurait trouver une audience favorable dans un pays comme la France « nourrie des idées générales du monde ».

Elle la trouvera moins encore auprès de nous, fils lointains ou immédiats de cette Afrique, qui a été si malheureuse au cours des siècles. C’est que nous ne nous rappelons jamais sans une émotion poignante les effets du préjugé de race qui a marqué le passage de l’Allemagne en Afrique.

Souvenez-vous ! Une guerre d’extermination, froidement voulue, implacablement menée contre les Herreros, dans l’ouest Africain ; 40.000 Herreros massacrés !

L’Administration continua l’œuvre de l’armée. Les indigènes survivants se virent privés de tout droit. Parqués dans des camps spéciaux, ils subirent les plus bas traitements. Leur disparition totale fut la conséquence de cette politique. Il n’y eut plus que des Allemands dans le Sud-Ouest Africain.

« Toujours quelques crimes précèdent les grands crimes ».

Il y avait dans les massacres africains des promesses qui sont aujourd’hui tenues, hélas ! Il y avait en eux l’annonce des assassinats hitlériens. Si bien que l’on peut voir dans le martyr des Africains allemands une préfiguration parfaite de l’actuel martyre des Juifs allemands.

Le cycle terrible tend vers son point de perfection ; le racisme donne sa pleine mesure. Il ne vous surprendra pas que nous suivions avec une attention particulière le développement de son évolution, si humiliante pour la raison humaine. Il ne vous surprendra pas que notre inquiétude s’avive, au moment même où nous apprenons qu’à la Conférence de Londres, l’Allemagne hitlérienne demande le retour au Reich de ses anciennes colonies.

Vous concevez, vous les victimes du racisme allemand, combien grande est notre anxiété, combien s’aiguise notre vigilance, à cette annonce. L’attitude de l’Allemagne actuelle vis-à-vis des minorités, l’hostilité violente qu’elle manifeste contre ceux qui ne sont pas Aryens, nous dictent notre conduite. Nous devons veiller à ce qu’elle n’obtienne pas la tutelle des populations africaines. La tâche, si belle et si noble, de guider des hommes vers une évolution sociale meilleure ne doit être dévolue qu’aux nations qui ont conscience de leur devoir humain. Le racisme allemand les ignore, ou les méprise. Faisons tout pour l’empêcher d’étendre son action néfaste à l’Afrique Noire. Luttons pour en circonscrire les effets désastreux. Menons cette lutte avec sérénité, certes, mais une sérénité qui ne doit exclure ni l’ardeur, ni la fermeté. Il y faudra sans doute quelque courage. Pour aboutir, qu’il nous suffise de nous inspirer du principe qui a été le guide essentiel de l’homme qu’on a eu raison de tant louer ce soir ; de l’abbé Grégoire, ce coeur « nourri du lait de l’humaine tendresse, dont les oeuvres, les actes et la vie même en furent une constante, une magnifique illustration : IL N’Y A PAS DE VERTU SANS COURAGE.

Le document

Ce discours prononcé le 21 juin 1933 place du Trocadéro par Gaston Monnerville (1897-1991), élu depuis 1932, député radical de Guyane, doit être intégré à la longue série de discours antiracistes qui ponctuent les grands rassemblements anti-hitlériens organisés en France par la gauche et les organisations humanitaires. Ces meetings de l’année 1933 sont une illustration de l’antiracisme militant qui s’institutionnalise alors par l’action de la Ligue contre l’antisémitisme (LICA, fondée en 1927) dont l’efficacité nécessite le soutien et le renfort de personnalités politiques influentes et emblématiques, tel Gaston Monnerville qui sera membre du Comité central de la Ligue deux ans plus tard. Agé de 35 ans, petit-fils d’esclave, docteur en droit, franc-maçon, avocat et député, ce dernier incarne alors on ne peut mieux cet humanisme républicain universaliste (il fait référence d’entrée à « la famille humaine ») destiné à s’opposer frontalement au nazisme, qualifié ici d’« obscurantisme » dont la « mentalité antisociale nous reporte aux anciens âges ».

Le contexte

La teneur antiraciste du discours de Monnerville, dénonçant le « drame juif » dans l’Allemagne nazie et mis en relation avec les massacres commis dans l’ancien espace colonial allemand, doit être reliée à un double contexte.

Il s’agit d’abord, consécutivement à l’arrivée d’Hitler à la Chancellerie du Reich (30 janvier 1933), des premières mesures antijuives édictées en Allemagne. Se sont ainsi succédé le boycott organisé des entreprises et commerces juifs dès le 1er avril, les lois du 7 avril excluant les Juifs de la fonction publique et du métier d’avocat et enfin celles du 30 avril limitant le nombre d’étudiants juifs dans les écoles et les universités, de même que l’ « activité juive » dans la profession médicale. En attendant la promulgation prochaine des lois visant l’interdiction d’être propriétaires de terres allemandes et de publier dans la presse. S’y ajoute un climat de harcèlement et de terreur qui explique l’exil en cours de nombreux Juifs allemands, notamment vers la France, dont une dizaine de milliers se trouvent déjà dans le département de la Seine au moment de ce discours.

Un second contexte doit être pris en compte qui donne la tonalité particulière du discours de Monnerville. Il s’agit de celui de la Conférence de Londres  ouverte  le 12 juin 1933 sous l’égide de la Société des Nations dont l’Allemagne fait encore partie. Prévue pour rechercher des solutions à la crise économique, elle voit l’Allemagne nazie y exprimer sa demande de retour de ses anciennes colonies africaines saisies lors du Traité de Versailles (28 juin 1919). Présent dans le nationalisme allemand des années 1920, ce révisionnisme colonial fait partie du programme du parti nazi qui imagine déjà des projets d’ « espace vital euro-africain ». C’est ce double contexte, antisémite et néo-colonial, qui donne tout son intérêt à l’argumentaire de Monnerville liant historiquement cause noire et cause juive.

Points d’intérêt

Faisant de l’antiracisme un principe politique à part entière, revendiquant l’héritage intellectuel de l’abbé Grégoire (1750-1831), anti-esclavagiste et émancipateur des Juifs durant la Révolution française, le député Monnerville s’adresse aux « persécutés d’Allemagne », à ses « frères de race juive » au nom des « fils de la race noire » dont les souffrances historiques ont des « résonances » en cette année 1933. S’il pense à la hiérarchisation raciale et à la privation de liberté pour apparier l’antisémitisme hitlérien et la négrophobie esclavagiste, il s’attarde surtout sur le souvenir des massacres commis au début du siècle par l’ancien colonisateur allemand dans son territoire du Sud-Ouest africain (actuelle Namibie) à l’encontre du peuple herero. Il évoque tour à tour la « privation des droits » par l’administration, la stratégie d’ « extermination » de l’armée, l’organisation de « camps spéciaux » et finalement la « disparition totale » des Hereros. Et il établit, originalité du texte, une claire continuité d’inspiration entre cet épisode meurtrier et les persécutions nazies. Les atrocités de 1904-1905 seraient « l’annonce des assassinats hitlériens », la « préfiguration parfaite de l’actuel martyr des Juifs allemands », évoquant in fine des « promesses tenues ».

Pourquoi Monnerville choisit-il de détailler cet épisode qui resta longtemps mal connu, page blanche de l’histoire coloniale jusqu’aux travaux historiographiques et aux revendications mémorielles des années 2000 ? Il le fait bien sûr pour contrecarrer le révisionnisme colonial allemand en se fondant sur un document que son parti, le parti radical, très attaché comme on le sait aux questions coloniales depuis Albert Sarraut (1872-1962), connaît fort bien : le Blue Book de 1918,  rapport britannique de 200 pages sur les exactions allemandes dans le Sud-Ouest africain destiné à pouvoir dénier toute aptitude allemande à coloniser lors de la Conférence de la paix (1919), permettant donc la saisie de ce territoire avant de le confier à … l’administration du dominion sud-africain voisin. Fondé sur 49 témoignages d’atrocités (sur 70 recueillis), détaillant notamment le système des 18 camps de concentration, le Blue Book fut officiellement enterré en 1926 consécutivement à la normalisation des relations entre l’Allemagne de Weimar et les anciens Alliés survenue un an auparavant lors du traité de Locarno.

En bon radical, épris de la doxa coloniale assimilationniste, dont il est le représentant emblématique dans cette Troisième République qui lui confiera quatre ans plus tard le Secrétariat aux Colonies, Monnerville  défend l’idéal du « bon » colonialisme, soit celui que mettent en œuvre selon lui les « nations qui ont conscience de leur devoir humain » et qui ont « la tâche de guider des hommes vers une évolution sociale meilleure ». C’était l’idéologie de Grandeurs et servitudes coloniales d’Albert Sarraut, c’était le message officiel de l’Exposition coloniale de 1931, pourtant infirmé quotidiennement par des pratiques bien éloignées de la théorie, celles que dénoncera bientôt André Gide de retour du Congo…

Mais l’important est ailleurs dans ce texte. Il est dans le lien qui est établi entre massacres coloniaux racistes et politique totalitaire de persécution raciale, dans l’idée que de grands crimes précédent d’autres grands crimes. En bref, la question que pose avec prescience Monnerville est celle de la continuité entre le colonialisme criminel de 1904 et la politique nazie de persécution. Cette question a une postérité. Le lien historique entre racisme colonial et racisme nazi est énoncé dans la littérature anticoloniale d’après 1945, d’Aimé Césaire à Frantz Fanon, puis plus tard dans les années 1970 avec les écrits anti-apartheid. Le questionnement académique avait été formulé lui par Hannah Arendt qui évoque les « massacres administratifs » de l’impérialisme colonial dans sa quête des « origines du totalitarisme ». Quant au massacre spécifique des Hereros comme préhistoire de la Shoah, il nourrit une veine historiographique, de l’historien de la RDA Horst Drechsler en 1966 (Der kampf des Herero und Nama gegen den deutschen imperialismus, 1894-1915) à, plus récemment, l’historien anglo-nigérian David Olusoga (The Kaiser’s Holocaust. Germany’s forgotten Holocaust, 2011) et son collègue allemand Jürgen Zimmerer (Völkermord in Deutsch-Südwestafrika, 2003) qui repèrent une filiation dans le cadre d’interprétation raciale de la réalité et dans le poids d’un imaginaire colonial banalisant le racisme. Non sans quelques débats au sein des genocide studies. L’interprétation génocidaire des massacres de 1904-1905 que suggèrent les mots employés par Monnerville (« extermination froidement voulue », « camps spéciaux », « disparition totale ») nourri par les enseignements du Blue Book britannique a finalement reçu une conclusion politico-mémorielle le 15 juillet 2015 lorsque la République fédérale d’Allemagne a qualifié de génocide l’extermination de 65 000 Hereros (sur 80 000).

Bibliographie

Pour citer cet article :

Bernard Bruneteau, « Gaston Monnerville – « Le drame juif ». Allocution du 21 juin 1933 au Trocadéro », RevueAlarmer, mis en ligne le 10 octobre 2020. URL : https://revue.alarmer.org/gaston-monnerville-le-drame-juif-allocution-du-21-juin-1933-au-trocadero/(ouvre un nouvel onglet)

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