Harlem figure aujourd’hui sur tous les itinéraires des guides de New York, ou plutôt les différents lieux d’Harlem, du campus de l’université de Columbia à la 125ème avenue et son Apollo Theater, en passant par un nombre incalculable de fresques et de monuments célébrant ce quartier dont la destination touristique peut sembler surprenante. Ghetto historique de New York, haut lieu culturel et politique de la bourgeoisie noire américaine, Harlem est dépeint comme un quartier parfois en renaissance, parfois en reconquête – deux termes qui rendent compte des tensions historiques et, surtout, contemporaines, ayant conduit à sa gentrification. « Les Noirs seront-ils capables de se maintenir à Harlem ? » – cette question posée en 1925 par l’écrivain James Weldon Johnson guide la lecture de l’ouvrage de Charlotte Recoquillon Harlem, une histoire de la gentrification. Elle y dévoile les mécanismes de la gentrification, ce processus de transformation urbaine, à la fois dans ses spécificités pour ce quartier mondialisé qu’est Harlem, mais aussi dans son rôle de modèle, parfois presque dupliqué dans d’autres villes, aux États-Unis ou ailleurs dans le monde.
Cette salle de spectacle est l’un des symboles de la musique noire américaine, et fut au cœur du mouvement Harlem Renaissance.
Universitaire, diplomate, poète, et militant, James Weldon Johnson a contribué au mouvement de la Harlem Renaissance, dans ses débats politiques et académiques, voyant les transformations en cours du quartier.
Son auteure est enseignante, journaliste, chercheuse et docteure en géopolitique. Le manuscrit publié est issu de sa thèse de doctorat en géographie, réalisée à l’Institut français de géopolitique (IFG) sous la direction de Frédérick Douzet et Béatrice Giblin et soutenue en 2010, qui se trouve ainsi prolongée sur certains aspects au fil du texte.
La construction de l’ouvrage permet de replacer le processus de gentrification dans un contexte géographique bien précis, celui de New York City, mais aussi dans la durée. La première partie retrace l’histoire d’Harlem, quartier noir historique, à la fois ghetto et, dès les années 1920, lieu d’une bourgeoisie politique et culturelle noire ayant donné lieu au courant de l’Harlem Renaissance. Les années 1990 sont identifiées comme une période de seconde renaissance, durant laquelle se distinguent plusieurs quartiers dans Harlem ; certains connaissent un boom commercial, comme le long de la 125ème rue qui, à l’ouest, voit l’immobilier se développer ; d’autres une explosion démographique, comme à East Harlem, souvent nommé Spanish Harlem. Les transformations socio-démographiques mènent progressivement à des conflits qui reprennent les lignes de fracture de la société états-unienne autour de vives tensions raciales. La deuxième partie révèle davantage la dimension géopolitique du processus de gentrification à New York et la spécificité de cette grande ville : si elle se distingue souvent par rapport à d’autres villes pour avoir conservé une importante part de logements sociaux, là où d’autres les ont démolis (Chicago, Philadelphie, Atlanta…), la municipalité de New York – notamment sous le mandat de Michael Bloomberg –, a mis en place différentes politiques publiques centrées sur le logement, qui ont accéléré et facilité la gentrification du quartier, ainsi que l’éviction de populations. La troisième et dernière partie de l’ouvrage permet de compléter le triptyque de la démonstration par l’analyse des mobilisations des habitants qui subissent ces transformations à marche forcée et se mobilisent contre plusieurs projets qui révèlent différents aspects de la gentrification : le droit à la ville – et à rester en ville – est ainsi invoqué et défendu ; les transformations commerciales – et ainsi l’accès à des services abordables –, et enfin la transformation fonctionnelle par un acteur-aménageur du quartier qu’est l’université Columbia – faisant d’Harlem, au moins à l’Ouest, un quartier universitaire. L’ouvrage aborde ainsi trois grands thèmes de la fabrique de la ville, et ici d’une ville mondiale.
Ce courant culturel noir américain, daté de l’entre-deux-guerres, est marqué par une réflexion sur la définition des Noirs américains, par les Noirs américains, hors de leur relation aux stéréotypes blancs, en lien avec de nombreuses organisations politiques de lutte pour les droits civiques.
Ici, le terme géopolitique ne renvoie pas à des enjeux de relations internationales, mais décrit davantage une méthode d’analyse des relations de pouvoir dans et sur un espace entre plusieurs acteurs pour se l’approprier.
La gentrification d’Harlem dans la fabrique de la ville néolibérale
La thèse de Charlotte Recoquillon s’inscrit dans un champ de recherches en études urbaines sur la gentrification, dont elle retrace l’épistémologie dès l’introduction et rappelle certains textes fondateurs au fil du texte. Aujourd’hui, plusieurs thèses, principalement en anglais, ont déjà retracé le rôle des pouvoirs publics dans les phénomènes de gentrification et de fabrique urbaine. Cependant, si les grilles de lecture sont variées, le travail de terrain réalisé par l’auteure à Harlem, et plus largement à New York, permet de les renouveler. En cela, la thèse de Charlotte Recoquillon, rédigée en français, est novatrice à plusieurs égards, puisqu’elle permet non seulement de recontextualiser la place de la municipalité de New York ainsi que de plusieurs grands programmes publics dans la transformation du quartier, mais aussi leur rôle quotidien dans la facilitation des agendas politiques urbains néolibéraux. Schématiquement, deux formes de gentrification se distinguent dans la littérature scientifique : la gentrification spontanée, lorsque des populations plus aisées s’installent dans certains quartiers où les prix de l’immobilier sont plus avantageux, ce qui entraîne leur augmentation et cause souvent l’éviction des populations résidentes ; et la gentrification programmée, lorsque des acteurs majeurs de la fabrique urbaine, tels que les municipalités, les fondations ou les anchor institutions, développent des programmes immobiliers ou des services urbains restés jusque-là inaccessibles, dans le but de rendre le quartier attractif. Le plus souvent, ces deux processus vont de pair.
Au premier plan se trouvent les programmes de logement, décrits ci-après, ayant facilité la privatisation du logement abordable à New York City.
Ce terme désigne des organisations importantes du point de vue spatial (avec une large emprise au sol des constructions, par exemple), mais aussi économique, souvent pourvoyeuses, au niveau local, d’emplois et de services. Il peut s’agir, par exemple, d’universités ou d’hôpitaux.
Le logement, qui est décrit par Charlotte Recoquillon comme le « nerf de la guerre » dans la gentrification d’Harlem, a été le fer de lance de politiques publiques qui ont transformés plusieurs segments du marché immobilier grâce à des régulations et des dérégulations successives depuis les années 1980. Sur le plan fiscal, des exemptions ont été accordées aux propriétaires pour améliorer le marché locatif privé existant, et aux promoteurs pour soutenir les nouvelles constructions. A cela s’ajoute également la vente de parcelles vacantes pour des prix dérisoires. De même, les propriétés publiques ont été transférées à des organisations à but non-lucratif ou à des coopératives de locataires, de telle manière que la majorité du logement public dans certaines parties d’Harlem est devenue privée et subventionnée. New York City est citée en exemple aux États-Unis pour avoir maintenu un grand nombre de logements subventionnés, dits parfois logement sociaux, grâce à des régulations visant au contrôle et au maintien des loyers mises en place après la Seconde Guerre mondiale. Cependant, la part du parc locatif a drastiquement chuté, et seulement 2% du parc est aujourd’hui contrôlé, et 44% stabilisé. Par ailleurs, les lois qui, originellement, protégeaient les locataires de la hausse des loyers, ont été affaiblies par les acteurs du marché du logement qui ont, par exemple, facilité les conditions d’expulsion. Dans la même veine, la loi fédérale du Faircloth amendment de 1998 empêche les municipalités de construire de nouveaux logements publics, limitant ainsi les marges de manœuvres des politiques publiques qui, dès lors, ne peuvent être qu’incitatives auprès des promoteurs privés dans la construction de logements subventionnés.
Ces deux catégories sont issues de lois de « régulation des loyers » (Rent Regulation Laws). La première date de l’après-guerre et ne concerne aujourd’hui que les appartements où le bail date d’avant 1971 ; la seconde, qui permet des exemptions fiscales pour les propriétaires, date de la fin des années 1960 et ne concerne que les immeubles d’au moins 6 appartements.
Le second champ d’action des politiques urbaines en vue d’un nouvel ordre spatial urbain est, aussi, celui d’un nouvel ordre social – ou en tous cas la lutte contre le « désordre ». Alors que les années 1970 et 1980 sont celles de la paupérisation d’Harlem, qui doit faire face, notamment, à une épidémie de crack, la violence quotidienne devient alors une menace pour les habitants : celle des conditions de vie, des rivalités entre gangs et des mœurs policières. Cette violence est connue et fait l’objet de la campagne politique du maire Giuliani, élu en 1993, avec pour mot d’ordre la « tolérance zéro » pour la police municipale. Pour le nouveau maire, tout l’enjeu est de rendre ces quartiers à nouveau attractifs pour les jeunes ménages et les investisseurs, donc de les sécuriser. De nombreuses lois sont passées, qui criminalisent la pauvreté tout en cherchant à l’invisibiliser, à l’exemple des peines de prison encourues pour mendicité. La police, d’abord répressive, est aussi pro-active dans les politiques de gentrification pour rassurer les nouveaux habitants, avec, par exemple, l’organisation de réunions publiques mensuelles. Si les attentats du 11 septembre 2001 ont marqué un tournant dans de nombreuses politiques sécuritaires, l’auteure montre un continuum dans les dispositifs policiers ayant facilité la gentrification depuis Giuliani jusqu’à de Blasio.
Maire de New York City de 2014 à 2021, succédant à Michael Bloomberg, ses mandats sont marqués par des politiques dites progressistes, s’attaquant aux inégalités urbaines avec des programmes phares tels que la maternelle accessible à tous les enfants de la ville.
Enfin, à l’instar de nombreux travaux sur les villes états-uniennes, l’enquête permet de replacer le fonctionnement politique, social, économique et financier de la ville dans les politiques de gentrification, et notamment le rôle des élites dans la fabrique de la ville. L’administration de Michael Bloomberg (maire de New York City de 2002 à 2013) est analysée à travers cette grille de lecture. Ancien homme d’affaires et fondateur de Bloomberg L.P., il accède à la mairie de New York après Rudolph Giuliani. Son mandat se caractérise par une politique de revitalisation urbaine ambitieuse qui vise à renforcer l’attractivité de la ville pour les investisseurs et les classes aisées. Issu des élites financières, il incarne une approche néolibérale de la gestion urbaine, où l’économie de marché et les capitaux privés sont au cœur du développement de la ville, voyant dans la gentrification un outil pour « réhabiliter » des quartiers en difficulté. Harlem devient ainsi un terrain privilégié pour l’application de ces politiques de réaménagement. L’administration municipale encourage la construction de nouveaux logements, notamment des résidences de luxe et des projets à usage mixte, et favorise les investissements dans les infrastructures publiques pour rendre le quartier plus attractif aux yeux des promoteurs immobiliers et des investisseurs financiers, leur présentant Harlem comme une opportunité lucrative en raison de sa proximité avec le centre de Manhattan. Des incitations fiscales et des partenariats public-privé permettent à des entreprises de promotion immobilière de bénéficier de subventions publiques pour développer des projets résidentiels haut de gamme. En parallèle, l’administration met en place des mécanismes qui facilitent les expropriations et les acquisitions de terrains.
Par exemple, Clarence Stone, politiste, a proposé dans les années 1980 un modèle explicatif des relations de pouvoir urbaines à partir du cas d’Atlanta. La notion de « régime urbain » lui est attribuée, mettant en avant le rôle du local aux États-Unis, sur le plan économique et politique, et expliquant aussi une faible possibilité d’application à d’autres contextes nationaux, tels que la France. Voir : Clarence Stone, Regime Politics : Governing Atlanta, 1946-1988, Lawrence, University Press of Kansas, 1989. D’autres auteurs préférent les termes de « coalition de croissance ». David Harvey décrit également le rôle des élites dans la ville néolibérale, dans son ouvrage A brief history of neoliberalism, Etats-Unis, Oxford University Press, 2007.
Charlotte Recoquillon insiste sur le fait que ces politiques, largement orientées par les intérêts des élites financières ont des conséquences importantes sur le plan social et racial. Le processus de gentrification entraîne un déplacement massif des populations noires et latinos de Harlem, souvent forcées de quitter le quartier en raison de la pression économique et du manque de logements abordables. La gentrification, soutenue par l’administration Bloomberg et les acteurs financiers, participe ainsi à la transformation de Harlem en un espace plus homogène et plus aisé, qui creuse les inégalités sociales et raciales, aggrave les tensions et suscite ainsi les mobilisations citoyennes.
Résistances à la gentrification et droit à la ville pour les populations racisées ?
Un des fils rouges de l’ouvrage porte sur les mobilisations citoyennes contre la gentrification à Harlem. Bien que la troisième partie leur soit consacrée, dans les deux premiers chapitres, l’auteure retrace, sur plus d’un siècle, les conflits et les résistances aux transformations urbaines. Ghetto, hyper-ghetto, front de gentrification, Harlem a été le lieu de tensions sociales et raciales très fortes que l’approche géopolitique de l’ouvrage permet de saisir.
Les mobilisations citoyennes à Harlem ont été portées par divers acteurs : associations de locataires, organisations communautaires, militants des droits civiques ou encore personnalités religieuses locales. Souvent issus de la communauté afro-américaine, ces acteurs ont joué un rôle clé dans la défense des droits des résidents face à la montée des loyers, aux expulsions et aux pratiques discriminatoires sur le marché du logement. Les organisations les plus actives ont organisé des manifestations, des rassemblements et des actions de plaidoyer pour dénoncer les pratiques des promoteurs immobiliers, exiger la construction de logements abordables et sensibiliser l’opinion publique aux conséquences de la gentrification. Les mobilisations visaient principalement à protéger les résidents historiques du déplacement forcé par la préservation des logements sociaux et la régulation des loyers. Ils cherchaient à empêcher les propriétaires d’augmenter excessivement les loyers ou de transformer des logements abordables en résidences de luxe. Un autre objectif important était de lutter contre la destruction des petites entreprises locales. Les militants voyaient dans l’arrivée de commerces plus luxueux, souvent destinés à une clientèle plus aisée, une menace directe pour le tissu économique et culturel du quartier. Le cas de la 125ème rue, détaillé dans l’ouvrage, et notamment le rôle de l’Apollo Theater, permettent de saisir ces enjeux. Pour les militants, la gentrification dénature Harlem en effaçant son identité historique et en créant une rupture entre les anciens et nouveaux résidents.
Certaines associations ont également tenté d’influencer les décisions politiques en mobilisant les résidents lors d’élections locales, ou en plaidant pour des réformes du zonage et des lois sur le logement. L’un des moyens de pression les plus efficaces a été la création de coalitions entre différentes organisations, permettant d’amplifier les revendications. Les manifestations publiques, souvent soutenues par des figures religieuses de Harlem, ont attiré l’attention des médias et accru la visibilité des luttes. Ces coalitions ont aussi cherché à établir un dialogue avec les autorités locales et à négocier avec les promoteurs immobiliers pour garantir des mesures compensatoires, comme l’inclusion de logements abordables dans les nouveaux projets de développement. Les résultats ont souvent été limités. Les promoteurs immobiliers et les élites politiques favorables à la gentrification disposaient de ressources bien plus importantes, ce qui a souvent rendu les luttes inégales. Le cas de « l’ouragan Columbia », comme le nomme Charlotte Recoquillon, pour décrire le pouvoir de cette institution d’élite expansionniste aux ressources démesurées montre le positionnement ambivalent de certains acteurs, qu’il s’agisse de la municipalité, ou encore de l’université elle-même. De plus, les changements économiques structurels, comme la montée des prix de l’immobilier dans tout New York, ont rendu difficile la protection des résidents les plus vulnérables. Les mobilisations ont également dû faire face à des divisions internes. Tous les habitants de Harlem ne percevaient pas la gentrification de la même manière. Certains voyaient dans la revitalisation du quartier une opportunité de développement économique et d’amélioration des infrastructures. Ces divergences ont parfois affaibli la capacité des mouvements à formuler des revendications unifiées. Néanmoins, ces luttes ont permis de mettre en lumière les enjeux cruciaux de justice sociale liés à la gentrification et ont laissé une empreinte durable, tant dans les débats sur l’avenir du quartier que sur le droit au logement pour les populations les plus vulnérables.
Ce livre, tiré d’une thèse en géopolitique de 2010, est extrêmement dense et a probablement demandé à l’auteure un travail d’équilibriste entre le maintien d’un matériau issu de sa riche enquête de terrain dont témoignent les verbatim, une connaissance foisonnante et enthousiaste de Harlem et New York qu’elle a à cœur de transmettre dans l’ouvrage, et le positionnement scientifique – ainsi que militant – qui guide son travail. Choisir de travailler sur la gentrification d’Harlem, avec une approche géopolitique, à la fin des années 2000, était nouveau – comme elle le mentionne dès l’introduction. Cependant, quinze années plus tard, tous les thèmes abordés dans l’ouvrage sont toujours d’actualité et leur importance a même été exacerbée par différentes crises économiques et sociales. Elles ont rendu nécessaire, pour l’auteure, l’actualisation de son propos, mais ont aussi guidé son travail ces dernières années. Ses nombreuses productions sur le droit à la ville, et plus particulièrement sur les violences policières, le mouvement Black Lives Matter et le racisme, à New York ou ailleurs aux États-Unis, se concentrent certes à Harlem, quartier mondialisé et unique en son genre, mais elles révèlent aussi les fractures de la société états-unienne dans son ensemble, ainsi que les mécanismes de reproduction des inégalités dans la fabrique de la ville néolibérale.
Pour citer cet article
Nora Nafaa, « Harlem, une histoire de la gentrification, un livre de Charlotte Recoquillon », RevueAlarmer, mis en ligne le 18 Décembre 2024. https://revue.alarmer.org/harlem-une-histoire-de-la-gentrification/