Un tout petit brûlot d’une centaine de pages à peine : c’est la forme courte que choisit Frédéric Sounac pour raconter la déroute d’une mission coloniale imaginaire de la fin du XIXe siècle, qui aurait eu pour projet fou de monter un conservatoire de musique classique, en rase campagne, au Dahomey. Le style dense, poétique, compact rappelle les explorations romanesques et politiques de Joseph Andras dans Kanaky ou De nos frères blessés, à ceci près que Frédéric Sounac prend le parti inverse : il adopte non pas le point de vue des subalternes, comme c’est souvent le cas chez Andras, mais plutôt celui du colon, le jeune et naïf Firmin Falaise, dans un pastiche ravageur des récits de conquête.
Dénoncer la folie coloniale à l’œuvre
Sounac, professeur de littérature à Toulouse Le Mirail, place son texte sous les auspices de trois auteurs, placés en exergue : pour poser le cadre idéologique colonial, Ernest Renan ouvre le bal en affirmant la nécessité de « régénération des races inférieures » (dans La Réforme intellectuelle et morale), suivi par Thomas Mann, méditant sur les liens entre musique et démocratie, tandis qu’Aimé Césaire renverse ce que l’on vient de lire précédemment avec une remise en cause de toute notion de « civilisation » dans la colonisation. L’histoire navrante suit tout à fait le cheminement de ces trois fragments mis en exergue : pastichant à l’extrême l’idéologie coloniale, il amène à en déjouer les présupposés.
La forme convainc aisément le lecteur tant le travail d’imitation des récits de conquête est bien retranscrit. Mené majoritairement au pas de charge et style indirect libre, ce brûlot suit les pérégrinations de Firmin Falaise, ambitieux fonctionnaire voulant monter sur pied des « conservatoires de brousse ». C’est ainsi qu’il assiste comme par effraction à la Conférence de Berlin en 1885 : il n’y prend part que pour porter ce projet absurde, de « civiliser les nègres » par l’exercice du violon, ne semblant pas comprendre ce qui s’y joue par ailleurs – à savoir le découpage des terres africaines par les grandes puissances coloniales. Suivant son obsession volontiers qualifiée de loufoque par ses collègues, il parvient plusieurs années plus tard à convaincre sa hiérarchie de la possible vocation civilisatrice de la musique. Il engage alors Isidore Mouc-Marc, qu’il va chercher dans son bourg retiré d’Ambormoges, de même que plusieurs violonistes, des officiers dont le sinistre Major Tussoine, et enfin plusieurs porteurs recrutés localement. C’est ainsi que démarre le récit.
Qui parle ? Une voix de colon face à elle-même
Progressivement, la colonne s’embourbe dans des luttes intestines, se perd, revient, redémarre. Le paludisme, les fièvres de tous ordres font leur apparition. En mai 1899, les hommes arrivent épuisés près de Malanville, « au fin fond du Dahomey », et parmi les jeunes de trois villages, une dizaine est sélectionnée pour apprendre le violon. Mozart, Bach sont enseignés aux jeunes gens. Et comme ligne de basse continue, une musique bien connue et répétitive courant d’un bout à l’autre du roman : celle du discours colonial raciste, dénonçant les nègres indolents, ayant certes le « sens du rythme » mais n’étant finalement bons à rien, décidément impossibles à alphabétiser. Et c’est peut-être là que ma gêne commence. Si je partage les ambitions antiracistes et anticoloniales de ce texte – dont on comprend très vite qu’il va aboutir à un massacre et dont le dénouement est amené avec un sens du suspens très maîtrisé –, le discours focalisé exclusivement sur Firmin Falaise et ses comparses, avec des retranscriptions particulièrement assassines des éructations racistes de Tussoine, empêche toute parole des colonisés, et reconduisant par là même un silence qui n’a que trop duré. Si le style colonial est pastiché avec brio, il n’en demeure pas moins que sa sur-saturation dans le texte provoque la nausée, mais empêche aussi, peut-être plus gravement, de penser le rééquilibrage des mémoires.
Musiques, hallucinations, horrifiques méditations
D’histoire à parts égales, il n’est pas question ici. Les colonisés ne parlent pas. Un seul épisode fait exception : lorsque Firmin arrive à échapper à la surveillance de Mouc-Marc, brave l’interdit de se promener de nuit dans le village et écoute la musique des tambours, reconnaissant Issa, son meilleur élève. Un moment bref de communion est alors rapporté, même s’il est toujours relaté du point de vue de Firmin : « Il ne parvenait pas à comprendre cette mesure inouïe, toujours cohérente bien que mobile, comme si de nouvelles valeurs étaient sans cesse ajoutées ou que les rythmes s’y contrariassent avec une étrange justesse. Fasciné, il regarda le groupe de percussionnistes et distingua, avec une précision extraordinaire, des doigts effilés qui crépitaient sur une calebasse » (p. 67). Issa n’a le droit à la parole que de manière indirecte, dans un discours rapporté, lorsqu’il refuse de rapporter une mèche de cheveux de Mouc-Marc à un sorcier (p. 100). C’est peu dire que les voix des colonisées manquent à l’appel. D’autres romanciers s’y sont pourtant essayé récemment, je pense notamment à Gauz, dont le Camarade Papa réussit par exemple à rendre avec humour des voix coloniales décalées, interrogeant par sa forme même le partage des mémoires.
L’histoire navrante s’achève sur une expérience hallucinatoire terriblement bien menée qui rend compte de la visée anticoloniale de l’ouvrage : ayant entendu le récit de la mission Mouc-Marc, comme nous lecteurs, le ministre des colonies se rend devant les récades d’Abomey, exposées au Trocadéro, et il contemple un « caméléon cheminant sur un fil tendu entre la lune et le soleil. Il affronta les yeux globuleux du reptile, qui se mirent à rouler comme pour dire : « Qu’est-ce que je fais là ? J’ai froid ! », puis se dilatèrent jusqu’à libérer des ruisselets de sang écarlate, lesquels enflèrent pour raviner sur les panneaux de bois et dégoutter lourdement au sol ». Cet épisode hautement fantastique vient donner l’une des clés du roman – dénonçant sans appel la colonisation, à la manière de Césaire, tout en appelant à une réévaluation des mémoires de la colonisation dans le contemporain de ce début du XXIe siècle, le ministre concluant ainsi : « La générosité, la vertu, dont on avait officiellement bourré le paquetage français, n’avaient jamais pris la mer, remplacées par une gangrène que plus rien, à présent, ne ferait régresser. L’esprit s’embourbait, se perdait, se changeait en mâchoire qui déchiquetait tout avant de se dévorer elle-même. Un jour il faudrait rendre des comptes, mais ce ne serait pas pendant son temps de vie » (p. 118).
Le texte est au final un bel objet noir, à l’humour acide, ayant un penchant pour l’horreur étrange, à l’instar de la dernière phrase, d’une beauté glaçante : « Des gouttes d’horreur, parfois, suintent sur les pétales, escortées d’une légère odeur de piment que ne remarquent pas les rares violonistes qui, en mémoire du « Maître Mouc », viennent parfois jouer sur sa tombe » (p. 121). Il rate en revanche un tournant décolonial qui resterait à écrire, concernant les mémoires partagées de l’histoire coloniale française, rétablissant les voix oubliées des colonisés.
Pour citer cet article
Elara Bertho, « Histoire navrante de la mission Mouc-Marc, un roman de Frédéric Sounac », RevueAlarmer, mis en ligne le 14 octobre 2022, https://revue.alarmer.org/histoire-navrante-de-la-mission-mouc-marc-un-roman-de-frederic-sounac/