La couverture de Charlie Hebdo en date du 2 novembre 1978, signée Georges Wolinski, compte parmi celles qui ont marqué l’histoire du journal satirique. Souvent considérée comme l’une des plus provocatrices, cette caricature est régulièrement montrée pour mettre en évidence la montée en puissance du « politiquement correct », par comparaison avec une période – les années 70 – durant laquelle on aurait pu rire de tout, y compris du nazisme et du génocide des Juifs. Ce faisant, on en vient à négliger les circonstances très particulières de sa publication et à en livrer des interprétations tendancieuses. Il convient donc d’en expliciter la charge humoristique et d’en restituer le contexte de production tout en prêtant attention à sa réception afin d’étudier en quoi les usages de cette caricature ont pu s’écarter des intentions de son auteur.
Une représentation dérangeante d’ Hitler (Document)
La caricature de Wolinski s’inscrit pleinement dans la ligne éditoriale résolument impertinente qui constitue l’identité de Charlie Hebdo. Depuis sa fondation en 1970, les rédacteurs et dessinateurs du « journal bête et méchant » pratiquent une stratégie de l’outrage visant, par l’entremise d’un humour grinçant, à bousculer les codes de la bienséance et les tabous de leur époque. En 1978, comme aujourd’hui, le caractère potentiellement choquant de ce dessin ne fait guère de doute.
Il tient en partie à la représentation d’un Hitler d’opérette entrant joyeusement en scène à la manière d’un comique troupier qui ferait irruption devant son public. Avant même son accession à la chancellerie du Reich en 1933, le leader du NSDAP a fait l’objet de multiples caricatures antinazies parues dans la presse allemande, qui le présentent non seulement comme une brute hypocrite et vociférante, mais aussi volontiers sous les traits d’un personnage ridicule . Jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale, la satire s’est imposée comme une ressource privilégiée de la propagande antifasciste, qui a souvent utilisé l’arme de l’humour pour tourner en dérision la scénographie grandiloquente des discours du leader nazi et, à l’image du Dictateur de Chaplin (1940), le dépeindre de manière grotesque et risible .
ROUQUIER Viviane, La caricature antihitlérienne dans la presse satirique allemande de 1923 à 1933, thèse de doctorat en études germaniques, Université de Toulouse, 2012, 2 vol.
Jean-Claude Simoën, Claude Maillard, Hitler à travers la caricature internationale, Paris, Albin Michel, 1974 ; Zbyněk Zeman, Heckling Hitler. Caricatures of the Third Reich, Hanovre/Londres, University Press of New England, 1987 ; Jean-Pierre Esquenazi, Le Dictateur de Charlie Chaplin, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 2020.
Si cette stratégie de délégitimation par l’humour pouvait sembler nécessaire dans le cadre de la lutte contre le nazisme, elle est devenue problématique après 1945 et a fortiori dans les années 1970 dès lors que la figure d’Adolf Hitler est désormais considérée comme l’incarnation du Mal absolu et que, s’agissant des crimes commis par les nazis, des voix s’élèvent pour appeler à un devoir de mémoire. L’hypothèse mériterait d’être plus amplement étayée, mais on peut avancer l’idée que, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, et surtout à la suite de la médiatisation du procès d’Adolf Eichmann en 1961, à mesure que la mémoire du génocide des Juifs émerge progressivement dans l’espace public des pays occidentaux, le nazisme est de plus en plus perçu comme un sujet sérieux et l’humour à son propos est jugé moins légitime. En faisant d’Hitler un boute-en-train goguenard, rappelant un personnage de cirque, Wolinski renoue avec une veine comique désormais susceptible de heurter, car elle n’est plus dans l’air du temps.
Pour autant, ce sont surtout la légende et les phylactères qui donnent au dessin sa dimension outrancière. Non seulement Hitler est qualifié, selon une expression typique de la langue juvénile, de « super sympa », mais celui-ci interpelle les Juifs en détournant le nom de la célèbre émission radiophonique Salut les copains qui, au cours des années 1960, a popularisé en France la culture yé-yé et la musique rock. Associée au Führer, cette sémantique de la familiarité et de la camaraderie, emblématique de la banalisation du nazisme, est d’autant plus dérangeante que, par un lapsus volontaire, elle introduit le mot « youpins », injure apparue en 1878 et comptant parmi les vocables les plus ignobles du répertoire antisémite depuis l’affaire Dreyfus. Quant au jeu de mots, aussi sordide que répandu, à partir de la locution « ça gaze » , il accentue encore l’impression d’indécence que le dessin de Wolinski peut laisser de prime abord.
ROSENFELD Gavriel D., Hi Hitler! How the Nazi Past is Being Normalized in Contemporary Culture, Cambridge, Cambridge University Press, 2015.
Cette locution, conçue comme intransitive, se serait d’abord diffusée dans le milieu de l’aviation durant la Première Guerre mondiale, cf. par exemple Marcel Nadaud, En plein vol. Souvenirs de guerre aérienne, Paris, Hachette, 1916, p. 100.
Quand le négationnisme s’affiche (Contexte)
Cependant, l’interprétation qu’on peut en faire est susceptible de changer du tout au tout dès lors qu’on prend en considération le contexte dans lequel il a été publié et qui lui donne son sens. Ce dessin est paru en couverture de Charlie Hebdo cinq jours après la publication par l’hebdomadaire L’Express d’une interview de Louis Darquier de Pellepoix, alors âgé de 81 ans, principal animateur du mouvement antisémite français durant l’entre-deux-guerres, commissaire général aux questions juives de 1942 à 1944, condamné à mort par contumace pour intelligence avec l’ennemi en 1947, qui s’est réfugié depuis la Libération en Espagne où il restera jusqu’à sa mort. Dans l’entretien qu’il a accordé au journaliste Philippe Ganier-Raymond, enregistré grâce à un magnétophone dissimulé dans un ventilateur, l’ancien collaborateur revendique son rôle actif dans les discriminations et les déportations subies par les Juifs de France sous l’Occupation, mais prétend que leur extermination est une « invention pure et simple » :
L. Darquier : Auschwitz… Auschwitz… Vous savez, on en a beaucoup raconté sur Auschwitz ! Il faudrait commencer par savoir ce qui s’est réellement passé à Auschwitz.
L’Express : Un million de morts. Parmi eux, d’innombrables enfants. Tous gazés.
L. Darquier : Non, non, non… Ça, vous ne me le ferez jamais croire. C’est encore cette satanée propagande juive qui a répandu et entretenu cette légende. Je vous répète que les Juifs sont toujours prêts à tout pour qu’on parle d’eux, pour se rendre intéressants, pour se faire plaindre. Je vais vous dire, moi, ce qui s’est exactement passé à Auschwitz. On a gazé. Oui, c’est vrai. Mais on a gazé les poux.
L’Express : Qu’est-ce que vous voulez dire ?
L. Darquier : Je veux dire que lorsque les Juifs sont arrivés au camp, on les a fait déshabiller, comme il est normal, avant de les conduire à la douche. Pendant ce temps-là, on désinfectait leurs vêtements.
La publication de cette interview sous le titre « À Auschwitz, on n’a gazé que les poux » suscite un tollé qui a tôt fait de prendre l’ampleur d’une véritable affaire nationale. Plusieurs personnalités réclament l’extradition de Darquier de Pellepoix, mais c’est surtout l’initiative de l’hebdomadaire qui fait polémique. De nombreuses lettres de lecteurs reprochent à L’Express de ne pas avoir accompagné l’entretien d’un texte explicatif et de servir de tribune à l’antisémitisme. Le Matin titre en une « Non au nazisme ordinaire ». Dans Le Monde, Pierre Viansson-Ponté dénonce « un considérable pas en avant vers la résurgence du nazisme». Simone Veil, ministre de la Santé, s’inquiète des dangers de sa banalisation et le président de la République Valéry Giscard d’Estaing fait savoir par la voix du porte-parole de l’Élysée que « si la liberté d’expression est totale en France, elle doit trouver comme équilibre la décence et le respect de la vérité ».
La biographie la plus détaillée du personnage est celle de Carmen Callil, Darquier de Pellepoix ou la France trahie, Paris, Buchet/Chastel, 2007.
Sur l’affaire Darquier de Pellepoix, voir Henry Rousso, Le syndrome de Vichy de 1944 à nos jours, Paris, Seuil, 1990 (1er éd. 1987), p. 163-168 ; Henri Ménudier, « L’affaire Darquier de Pellepoix ou l’antisémitisme à la française », in Liliane Crips, Michel Cullin, Nicole Gabriel et Fritz Taubert (dir.), Nationalismes, féminismes, exclusions. Mélanges en l’honneur de Rita Thalmann, Francfort-sur-le-Main, Peter Lang, 1994, p. 373-393 ; Laurent Joly, Darquier de Pellepoix et l’antisémitisme français, Paris, Berg International, 2002, p. 9-16.
Le Matin, 30 octobre 1978.
Pierre Viansson-Ponté, « Le mensonge », Le Monde, 31 octobre 1978.
« Les réactions en France… », Le Monde, 2 novembre 1978.
Le scandale intervient à un moment de réveil de la mémoire du génocide, qui s’accompagne d’une extrême sensibilité vis-à-vis de l’histoire de la collaboration et du national-socialisme. Des colloques d’historiens, de même que les travaux de Serge Klarsfeld, contribuent alors à une meilleure connaissance des persécutions antijuives de Vichy, mais cet effort de clarification est brouillé par la diffusion d’un discours visant à minorer ou à nier la politique génocidaire du Troisième Reich. En août 1977, L’Express titrait sur « Hitler superstar » et s’indignait de la parution outre-Manche d’un ouvrage de l’écrivain britannique David Irving, Hitler’s War, dans lequel il affirmait que le Führer n’était pas au courant de l’extermination des Juifs et que celle-ci ne fut qu’une conséquence des péripéties du conflit. En France, on ne parle pas encore de négationnisme, terme forgé par Henry Rousso en 1987, mais l’un de ses principaux théoriciens, Robert Faurisson, maître de conférences en littérature à l’université de Lyon, a commencé à rendre publiques ses thèses grâce à un article publié en juin 1978 dans la revue néo-fasciste Défense de l’Occident. Le 1er novembre, Faurisson fait parvenir une lettre à plusieurs journaux :
Jean-Paul Aymon, « Hitler superstar », L’Express, 22 août 1977.
« J’espère que certains des propos que le journaliste Philippe Ganier-Raymond vient de prêter à Darquier de Pellepoix amèneront enfin le grand public à découvrir que les prétendus massacres en « chambres à gaz » et le prétendu génocide sont un seul et même mensonge, malheureusement cautionné jusqu’ici par l’histoire officielle (celle des vainqueurs) et par la force colossale des grands moyens d’information. (…) Hitler n’a jamais ordonné ni admis que quiconque fut tué en raison de sa race ou de sa religion. »
Lettre circulaire de Robert Faurisson, citée par Valérie Igounet, Robert Faurisson. Portrait d’un négationniste, Paris, Denoël, 2012, p. 209-210.
Un dessin contre l’antisémitisme… aujourd’hui instrumentalisé par des antisémites (Interprétation)
L’interview de L’Express ouvrait une brèche. La presse, motivée par la recherche du scoop et la conviction de faire œuvre utile en alertant l’opinion contre les discours de haine, donnait une visibilité inédite à la rhétorique négationniste, sans bien mesurer l’opportunité qu’elle offrait ainsi à ses propagateurs. Lors des semaines qui suivirent, dans plusieurs quotidiens nationaux, les idées de Robert Faurisson allaient pouvoir s’étaler au grand jour. « Enfin, on peut le dire » : le dessin de Wolinski publié en une par Charlie Hebdo visait précisément à mettre en cause cette situation délétère. Il correspond à la ligne de la rédaction du journal qui, bien que dénuée de toute affiliation partisane, est ancrée à gauche et résolument engagée contre l’extrême-droite. On a beau trouver dans ses pages quelques saillies de mauvais goût sur les « négros » et les « bougnouls », il s’agit de provocations satiriques, relevant d’un usage stratégique de l’insulte raciste, qui sert avant tout à brocarder le vocabulaire de l’ennemi. C’est un procédé similaire qu’utilise Wolinski avec son dessin, lequel revient, comme l’a signalé Pascal Ory, « à paraître adopter le point de vue de l’adversaire pour le retourner contre lui ». Si Darquier de Pellepoix peut librement assimiler l’extermination des Juifs à un mensonge, alors autant présenter Hitler comme un personnage « super sympa ». Le dessinateur mobilise ici une logique propre à la caricature : dénoncer une situation en l’exagérant jusqu’à l’absurde. Dans le même numéro du journal, il l’exploite à nouveau avec une planche qui montre un vieillard déployant devant ses petits-enfants tous les clichés de l’antisémitisme en leur racontant comment, avec d’autres « bons Français », il a contribué, sous l’Occupation, à la déportation des Juifs vers des camps, « pour les épouiller » dit-il.
Stéphane Mazurier, Bête, méchant et hebdomadaire. Une histoire de Charlie Hebdo (1969-1982), Paris, Buchet/Chastel, 2009, p. 297-300.
Ibid., p. 301.
Pascal Ory, « Charlie/Shoah », in Didier Pasamonik et Joël Kotek (dir.), Shoah et bande dessinée. L’image au service de la mémoire, Paris, Mémorial de la Shoah/Denoël, 2017, p. 115.
Né en 1934 d’un père juif polonais et d’une mère d’ascendance italienne, Georges Wolinski, alors proche du Parti communiste, s’élève ainsi contre le négationnisme, qu’il identifie comme une entreprise de réhabilitation des nazis. Et s’il recourt à l’ironie, c’est que, au regard de ses convictions et de ses origines, son positionnement est sans ambiguïté. En 2012, questionné par un journaliste de Paris-Match sur les années 70, il évoque la liberté de ton qui était alors la sienne et dont il pouvait jouer :
À l’époque, il est vrai qu’on faisait de l’humour sur la pédophilie, et ça ne passerait plus. On faisait même des dessins qui seraient considérés par certains comme antisémites. Mais comme je suis juif, c’est moi qui faisais les dessins sur les “youpins”.
Paris Match, 5 juillet 2012.
D’autres dessinateurs, n’ayant pas d’origine juive, ont eux aussi dessiné sur ces thématiques dans Charlie Hebdo.
Les temps ont changé. On ne peut plus rire de tout. Cette nostalgie résonnerait aujourd’hui comme un banal lieu commun si elle n’évoquait pas l’effroyable tuerie perpétrée le 7 janvier 2015 par les frères Kouachi dans les locaux de Charlie Hebdo au cours de laquelle Wolinski, avec onze autres personnes, dont sept membres de la rédaction, a été assassiné. Alors qu’au moment de sa parution, en pleine affaire Darquier de Pellepoix, la couverture du numéro du 2 novembre 1978 était passée relativement inaperçue, elle est considérée depuis l’attentat comme emblématique de la liberté d’expression, celle d’un journal qui, loin de stigmatiser particulièrement les musulmans, comme il en a été accusé, serait capable de railler toutes les communautés religieuses. Extraite de son contexte d’origine, elle est pourtant aussi instrumentalisée à des fins antisémites. En février 2016, des tracts montrant la caricature ont été déposés au sol devant une synagogue du sixième arrondissement de Lyon. Quelques mois plus tard, les ayants droit de Wolinski demandaient, sans succès, son retrait du site d’Égalité et Réconciliation, l’association d’extrême droite présidée par Alain Soral. C’est donc autant pour rétablir sa signification initiale que pour rendre hommage à l’engagement anti-négationniste de Wolinski qu’elle fut présentée, dûment contextualisée, dans une exposition au Mémorial de la Shoah en 2017. Le dessin n’en finit cependant pas d’être l’objet d’emplois à contresens, dont Yann Moix, entre autres, a fourni un ultime exemple. Le 7 novembre 2019, quelques semaines après avoir été mis en cause dans la presse pour sa participation, à l’âge de 21 ans, à un fanzine négationniste, l’écrivain, invité dans l’émission de télévision Balance ton post !, y faisait projeter trois couvertures de Charlie Hebdo, dont celle, devenue fameuse, du 2 novembre 1978, afin d’expliquer que c’est influencé par son outrance qu’il a accompli son forfait de jeunesse. Un tel retournement sémantique illustre à quel point les regards portés sur un dessin de presse peuvent évoluer avec le temps et démontre le risque de ses mésusages dès lors que les circonstances de sa parution s’effacent de la mémoire collective.
Service de protection de la communauté juive, Rapport sur l’antisémitisme en France 2016, p. 41. URL : https://www.antisemitisme.fr/dl/2016-FR
L’exposition « Shoah et bande dessinée », qui s’est déroulée du 19 janvier au 30 octobre 2017.
À ce sujet, voir la « Réponse à Yann Moix » de la rédaction de Charlie Hebdo mise en ligne le 15 novembre 2019. URL : https://charliehebdo.fr/2019/11/societe/reponse-yann-moix-racisme-antisemitisme/
Pour citer cet article
Adrien Minard, « Hitler à la une : « Salut les youpins ». La longue vie d’un dessin de presse. (1978-2020) », RevueAlarmer, mis en ligne le 1er février 2021. https://revue.alarmer.org/hitler-a-la-une-salut-les-youpins-la-longue-vie-dun-dessin-de-presse-1978-2020/