01.12.22 Inférieurs et inclus : les Juifs et la société dans une illustration allemande du XIIe siècle

De nombreuses métaphores spatiales permettent de décrire la société – à commencer par la métaphore courante d’espace social – et ainsi d’éclairer les relations entre les groupes d’individus qui la composent. Dans cet ensemble de métaphores, l’expression de la domination par le recours au registre de la verticalité (« supériorité » et « infériorité », « haut » et « bas », « échelle sociale », « stratification sociale », « ascension sociale », etc.) occupe une place considérable. Sans doute est-il d’autres métaphores disponibles, comme l’opposition entre « grands » et « petits » ou entre « gros » et « menus » ou encore comme ce qui relève du rapport à un centre et à une périphérie de l’espace social, voire à un espace dont on peut aussi être chassé : dedans / dehors, insiders / outsiders, personnes « intégrées » distinctes des exclus ou des marginaux, sans oublier le concept éminemment spatial de « champ » bourdieusien. Mais la notion de verticalité se confond à tel point avec celle de domination sociale que l’on peut perdre de vue qu’il s’agit d’une métaphore et croire naturel le lien entre ce qui est plus haut et ce qui vaut davantage. Bref, on tient là une de ces métaphores « par lesquelles nous vivons ».

Sur l’exclusion dans le monde médiéval, voir Giacomo Todeschini, Au pays des sans-nom. Gens de mauvaise vie, personnes suspectes ou ordinaires du Moyen Âge à l’époque moderne (2007), traduit de l’italien par Nathalie Gailius, Lagrasse, Verdier, 2015.

On lit dans Pierre Bourdieu, « Quelques propriétés des champs », Questions de sociologie, Paris, Éditions de Minuit, 1980, p. 113-120, p. 113 : « Les champs se présentent à l’appréhension synchronique comme des espaces structurés de positions (ou de postes) dont les propriétés dépendent de leur position dans ces espaces […]. » Le champ renvoie à un espace conflictuel, où l’on peut ambitionner d’entrer et dont on peut redouter d’être exclu. Sur ce point, voir Bernard Lahire, « Champ, hors-champ, contrechamp », dans Bernard Lahire (dir.), Le travail sociologique de Pierre Bourdieu. Dettes et critiques, Paris, La Découverte, 1999, p. 23-57.

Pour reprendre le titre du livre de George Lakoff et Mark Leonard Johnson, Metaphors we live by, Chicago et Londres, University of Chicago press, 1980, qui a été traduit en français sous le titre Les métaphores dans la vie quotidienne, traduit de l’américain par Michel de Fornel avec la collaboration de Jean-Jacques Lecercle, Paris, Éditions de Minuit, 1985.

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Enluminure allemande du XIIe siècle, Lex AlamannorumÖsterreichische Nationalbibliothek (Vienne), cod. 601, f. 1v.

Une représentation de la société en six ordres

Une image du XIIe siècle donne ainsi de la société du temps une représentation en six « ordres » (ou « états »), en six groupes sociaux, disposés verticalement. Elle se trouve au début d’un manuscrit contenant le texte de la « loi des Alamans » (lex Alamannorum). La composition, en latin, des « lois barbares » (ou plutôt lois des Barbares : leges Barbarorum, en latin), c’est-à-dire les lois des peuples germaniques établis dans tout l’Occident depuis l’Antiquité tardive, s’étale du Ve au VIIIe siècle. Rédigée sans doute dans le premier tiers du VIIIe siècle, la loi des Alamans nous est connue dans un grand nombre de versions : près de soixante manuscrits, réalisés entre le VIIIe  siècle et la fin du XIIe siècle.

Sur les Alamans et leur loi, voir Sebastian Brather (dir.), Recht und Kultur im frühmittelalterlichen Alemannien. Rechtsgeschichte, Archäologie und Geschichte des 7. und 8. Jahrhunderts, Berlin et Boston, De Gruyter, 2017. L’édition ancienne, accessible en ligne (par exemple sur https://www.dmgh.de/mgh_ll_nat_germ_5_1/), a été remplacée par Lex Alamannorum. Das Gesetz der Alemannen, éd. Clausdieter Schott, Augsburg, Schwäbische Forschungsgemeinschaft, 1993. Sur les Barbares, voir Bruno Dumézil (dir.), Les Barbares, Paris, PUF, 2016 (particulièrement Hervé Huntzinger, « Alamans », p. 147-150, et Bruno Dumézil, « Lois barbares », p. 878-880).

On trouve cette image dans une version tardive de cette loi, un manuscrit sur parchemin copié dans le Sud-Ouest de l’Allemagne, sans doute dans le milieu ecclésiastique, dans la deuxième moitié du XIIe siècle, peut-être plutôt vers la fin du siècle. Il est conservé depuis 1636 à Vienne, à la bibliothèque nationale d’Autriche (Österreichische Nationalbibliothek), où il porte aujourd’hui la cote Cod. 601. Ce dessin réalisé à la plume, à l’encre sépia, rehaussé au pinceau de couleurs vives, est au folio 1v (sur la page de gauche, donc), au tout début de ce codex assez bref (29 folios) et de dimensions modestes (127 x 190 mm). Il représente, au centre, le roi Salomon et, dans deux empilements latéraux, les « ordres » de la société.

C’est l’hypothèse de bon nombre de commentateurs ; récemment, Vincenz Schwab, Volkssprachige Wörter in Pactus und Lex Alamannorum, Bamberg, University of Bamberg Press, 2017, p. 122, propose de dater le manuscrit de 1200 environ. Nous n’avons hélas pas pu consulter Elsa Gontrum, The illuminated manuscripts of the Leges barbarorum, Phil. Diss., dir. Walter Cahn, Yale University, 1993, qui envisage un corpus de seize manuscrits enluminés et évoque ce manuscrit dans le catalogue (vol. 2, p. 209-218) et qui soutient la thèse d’une production dans le milieu ecclésiastique.

Au centre de l’image, donc, assis sur un trône, le roi Salomon ; il porte sur la tête une couronne à trois plaques, qui n’est pas sans rappeler la couronne impériale du Xe siècle, conservée au Trésor impérial de Vienne (couronne dont une des plaques porte une représentation du roi Salomon), à ceci près que l’illustrateur n’est pas allé jusqu’à représenter la croix que présente la vraie couronne sur la plus haute des trois plaques – laquelle aurait été inappropriée, pour un roi hébreu du Xe siècle avant notre ère.

Le roi tient dans les mains un phylactère, où figurent deux citations latines de la Bible. À ses côtés, se tiennent, à gauche, un homme coiffé d’une sorte de bonnet phrygien et, à droite, un autre homme, casqué et portant une grande épée, symbole bien connu de la justice, présent de surcroît dans l’histoire du jugement de Salomon ; au-dessus, on voit un autre symbole de la justice, une grande balance à fléau, suspendue à un mur crénelé.

« Abhominatur pondus et pondus, statera dolosa non est bona » (« Deux poids sont en horreur à l’Éternel ; des balances trompeuses, quelle détestable chose ! »), qui vient de Proverbes 20, 23 ; et « Diligite iusticiam, qui iudicatis terram » (« Aimez la justice, vous qui gouvernez la terre »), qui vient de Sagesse 1, 1.

Or ce mur est flanqué de deux tours, comportant chacune six fenêtres ouvertes ; dans chacune de ces douze loges, est représenté un des six ordres, par paires, un à gauche et un à droite. Les ordres sont empilés selon une métaphore spatiale qui a force d’évidence au XIIe siècle comme aujourd’hui : en haut, les ordres dominants ; à mesure qu’on descend les étages, on passe d’un ordre à un autre, plus humble, en une taxinomie plus articulée, plus riche (on compte six ordres) et moins systématique que la tripartition fonctionnelle. En effet, le Moyen Âge a couramment pensé et représenté sa propre société en ordonnant les groupes sociaux en « ordres », au nombre de trois idéalement, « ceux qui prient » (en latin les oratores, qui forment le premier ordre), « ceux qui combattent » (bellatores) et « ceux qui travaillent » (laboratores). Cette taxinomie en trois ordres, la plus durable et répandue sans doute, n’est donc pas la seule.

Que les ordres de la taxinomie que nous commentons ici soient au nombre de six peut faire l’objet d’une interprétation : il est vrai que bien des nombres, sinon tous, sont chargés d’une signification symbolique, mais le six est un nombre particulier, auquel Augustin d’Hippone lui-même et bien d’autres après lui sont attachés, car il renvoie au nombre de jours de la Création. Il paraît donc bien adapté à la description complète de l’ordre social. Surtout, six est le nombre des branches de l’étoile de David, qui se trouve au cœur du… sceau de Salomon – le roi présent sur notre image. Ce sceau figure les sept planètes de la cosmologie ancienne : les six branches de l’étoile sont autant de planètes et, au centre du sceau, à la place occupée ici par Salomon, figure la septième, le soleil, planète royale s’il en est.

Sur la tripartition au Moyen Âge, l’ouvrage classique est Georges Duby, Les trois ordres ou l’imaginaire du féodalisme, Paris, Gallimard, 1978. La tripartition se retrouve dans les trois ordres de l’Ancien Régime que sont le clergé, la noblesse et le tiers état et constitue un exemple de la tripartition fonctionnelle mise en lumière par Georges Dumézil. Inutile de dire que ces thèses ont été abondamment discutées.

Cette image nous offre une occasion exceptionnelle d’observer une représentation de la société, de toute la société, par un illustrateur du monde germanique du XIIe siècle. Le fond des niches où se tiennent les douze personnages est coloré selon un ordre répétitif : de haut en bas, vert, bleu et rouge, et encore vert, bleu et rouge, une suite chromique dont la complétude renforce discrètement l’impression que ces niches dressent un portrait de la société tout entière.

Le premier ordre, ce sont les prélats, identifiables au port de la mitre et, dirait-on, de la crosse (mais on voit celle-ci assez mal ; un peu mieux peut-être dans l’image de droite que dans celle de gauche) : deux hommes, deux évêques, que leur vertu, leur pureté, leur proximité avec le Ciel placent tout en haut de la tour, sous le toit.

Juste en-dessous, au deuxième étage (en partant du haut), les rois (et les empereurs) : deux hommes coiffés eux aussi de la couronne à trois éléments, tout à fait la même que Salomon (ils se trouvent d’ailleurs à peu près au même niveau que lui, à peine un peu plus haut). Leur position politique éminente les place très haut dans cette bâtisse idéale.

Puis, portant casque, lance, cotte et bouclier, on trouve les chevaliers, l’aristocratie guerrière – déjà largement confondue avec la noblesse, au XIIe siècle.

Une bibliographie considérable et riche en débats considère le phénomène séculaire de la fusion entre la noblesse et la chevalerie ; voir au moins les travaux recueillis dans Georges Duby, Hommes et structures du Moyen Âge, Paris, Flammarion, 2008.

Le quatrième niveau par ordre descendant est celui d’hommes appartenant au monde ecclésial, de nouveau : il s’agit de moines, identifiables à leur tonsure.

Au cinquième étage en partant du haut, les femmes, sans plus de précision – nous y reviendrons – : elles portent une robe et ont les cheveux couverts.

Enfin, tout en bas, on trouve les Juifs. Celui de gauche a le visage glabre, l’autre ne paraît plus âgé que parce qu’il est barbu. Nulle caractérisation caricaturale antisémite n’est visible sur les traits de ces deux personnages. Mais le fait qu’ils soient juifs est signifié par le port d’un « chapeau juif » : ce chapeau pointu (en latin cornutus pileus, parfois désigné par le mot allemand de Judenhut car il était courant dans le monde germanique) est présent dans de nombreuses images médiévales. Il apparaît dans l’iconographie au début du XIe siècle, donc bien avant le quatrième concile de Latran (1215) et l’édiction d’une obligation faite aux Juifs de porter un signe distinctif : il semble donc que ce chapeau étrange fût d’abord librement porté par les Juifs. Sur de nombreuses images, il signifie simplement que l’homme qui le porte est juif, sans qu’il faille prêter à ce signe des connotations infamantes.

Il existe sur les signes distinctifs juifs en général (rouelle notamment) une riche bibliographie. Sur le chapeau, qui apparaît dans une étude récemment publiée dans la présente revue (Carole Wenner, « L’antisémitisme chrétien à la lumière des vitraux de la cathédrale de Strasbourg », RevueAlarmer, https://revue.alarmer.org/antisemitismechretienstrasbourg/, 28 janvier 2022), voir Naomi Lubrich, « Judenhut et Zauberhut : la prolifération d’un signe juif », Asdiwal. Revue genevoise d’anthropologie et d’histoire des religions, 2015, 10, p. 137-162.

Un choix signifiant

Inutile de chercher dans ce portrait de la société la systématicité que veulent avoir nos taxinomies officielles. Notre illustrateur fait peu de cas de principes logiques dont, à nous, le respect semble nécessaire lors de l’élaboration d’une taxinomie : l’exclusivité (on ne saurait appartenir à deux groupes à la fois) et l’exhaustivité (mis bout à bout, les groupes couvrent toute la société). Mais il serait inepte de décréter qu’il a tort : par son choix, il nous permet de percevoir des aspects essentiels de sa conception de la société du temps.

Il ambitionne manifestement de représenter toute la société, non pas en faisant figurer tous les groupes sans exception, mais en insistant sur les groupes supérieurs et les groupes inférieurs. Cela s’entend : n’est-il pas vrai, comme nous l’indique d’ailleurs l’étymologie, qu’une bonne manière de définir une chose est d’en tracer les confins ? En représentant seulement les « élites » (soit, disons, les groupes 1 à 4) et deux ordres humbles ou infériorisés (les groupes 5 et 6), l’illustrateur insiste sur le plus haut et le plus bas, parties du tout désignant commodément le tout : il procède un peu dans l’iconographie à la façon dont, en rhétorique, procède un auteur qui a recours au trope du mérisme (Dieu créant « les cieux et la terre », dans la Genèse, 1, 1, est en fait désigné comme créateur de toutes choses, et non seulement des cieux et de la terre, car toutes choses sont situées entre les cieux et la terre). L’effet paradoxal de ce choix est une surreprésentation du groupe le plus bas, à savoir les Juifs, qui ne constituaient évidemment pas un sixième de la population du temps (mais plutôt un centième tout au plus), mais il est assez clair que l’on ne se situe pas ici dans une démarche proportionnelle ni a fortiori statistique. Quand il s’agissait de faire fonctionner véritablement les ordres, par exemple en les convoquant dans le cadre des états généraux, c’était tout autre chose : l’élite de l’ordre des laboratores venait parler en son nom.

Sur les élites au haut Moyen Âge, y compris les questions de désignation de ce groupe, voir François Bougard, Geneviève Bührer-Thierry et Régine Le Jan, « Les élites du haut Moyen Âge. Identités, stratégies, mobilité », Annales. Histoire, sciences sociales, 68, 4, 2013, p. 1079-1112.

Nous commentons ici la présence juive car elle est signifiante : mais notons que le plus étonnant est sans doute la présence des femmes (groupe 5) comme un ordre. N’est-il pas des femmes appartenant au milieu royal ou aristocratique ? des femmes d’Église, non pas parmi les prélats, sans doute, mais moniales, affiliées à un ordre religieux ? des femmes juives, enfin ? Si, bien sûr, et l’illustrateur le sait. La même remarque qu’à propos des Juifs s’impose ici sur le caractère non proportionnel de l’image, mais dans l’autre sens : là où les Juifs, infime minorité, se trouvent surreprésentés quand ils constituent un ordre sur six, a contrario les femmes, soit la moitié de la population, se trouvent, elles, sous-représentées à constituer ainsi un ordre, un ordre seulement, sur six. La présence des femmes à part témoigne de ce que la taxinomie sociale de l’image n’est pas systématique, mais désireuse de représenter des types différents et éloignés les uns des autres. Elles sont ici représentées de manière neutre, sans que rien ne transparaisse de leur appartenance sociale, sans qu’aucun indice ne révèle leur condition économique, matrimoniale ou religieuse. C’est à dessein sans doute : ce que l’on veut nous indiquer ici, c’est, précisément, qu’il s’agit de femmes. Elles constituent, avec les Juifs, les deux ordres « humbles » d’une taxinomie dont les quatre premiers ordres sont ceux des élites. Pourquoi ce choix ? On ne peut formuler que des hypothèses. Premièrement, on sait que féminité et judéité sont liées, d’un lien fort complexe, construit par une tradition remontant au Moyen Âge et même à plus loin : ce lien est peut-être une première raison de la présence de ces deux ordres. Une deuxième serait que ces deux groupes constituent, dans la société médiévale, les groupes marqués pour ainsi dire de la plus forte altérité par rapport au groupe dominant (celui des hommes chrétiens), si du moins on se limite aux altérités acceptées et donc susceptibles d’être retenues pour une représentation de la société : car il est d’autres altérités, comme les déviances diverses (religieuses, physiologiques ou sexuelles), qui sont plus grandes encore que la féminité ou la judéité mais qui, répréhensibles ou monstrueuses, paraissent inacceptables et ne peuvent donc pas être représentées ici.

Sur cette question, voir toutefois les observations critiques de Matthew Biberman, Masculinity, Anti-Semitism and Early Modern English Literature. From the Satanic to the Effeminate Jew, Aldershot, Ashgate, 2004, qui entend interroger le « critical commonplace that there is an inevitable and transhistorical linkage uniting femininity with Judaism » (p. 1).

Il est notable que la figure centrale, sur laquelle nous ne nous attardons guère, soit Salomon. Roi de sagesse et de justice, figure dès lors parfaitement adaptée à un codex juridique, fût-il « barbare » et non hébraïque, ni même canonique ; roi juif, aussi, mais sans chapeau pointu, car il appartient à une époque très éloignée de celle de la composition de l’image – sans être intrinsèquement discriminant, le chapeau juif est une coiffe médiévale, dont l’illustrateur devait savoir qu’elle était ignorée des Hébreux anciens – ; surtout, il n’y a sans doute pas lieu pour lui de désigner Salomon comme juif (on ignore s’il se serait exclamé, lui aussi : « Comment, Salomon, vous êtes juif ? »). Il est vrai que ce principe souffre des exceptions : on trouve parfois des figures de la Bible juive affublées d’anachroniques « chapeaux juifs » : un patriarche, Moïse, tel ou tel prophète (et par ailleurs Jésus lui-même, parfois). Il n’en reste pas moins que le contraste entre la position centrale et royale de Salomon et la position d’infériorité des Juifs au temps de la représentation est une illustration frappante du paradoxe de la société chrétienne médiévale, qui continue de recevoir les Écritures juives comme sacrées (faute de quoi elle sombrerait dans le marcionisme, cette hérésie chrétienne refusant la racine juive du christianisme) mais qui dévalorise les Juifs contemporains.

Il nous semble que, pour ces Juifs présents dans les tours latérales comme pour les autres ordres, les signes iconographiques sont si simples et clairs que leur identification ne fait aucun doute. Un commentateur allemand a pourtant pu écrire, en 1926, que l’étage inférieur était celui de la « bourgeoisie » (Bürgerstand). Il décrivait cette partie de l’image ainsi : « En bas, sur fond vermillon, la bourgeoisie, avec deux portraits d’hommes en buste, un jeune à gauche et un autre, barbu, à droite, portant un chapeau juif pointu doré ». L’auteur voit les chapeaux juifs, mais il ne peut se résoudre à désigner comme juifs les hommes qui les portent. Aveuglement manifeste, sans doute. À sa décharge, il est un autre aveuglement ou, plutôt, une autre occultation dont se rend coupable, cette fois-ci, notre illustrateur médiéval, qui pourrait expliquer la lecture fausse proposée par le commentateur de 1926 : où est le Bürgerstand ou, mieux, où sont les milieux productifs ? Où sont les laboratores, les agricultores, les travailleurs, les paysans ? On ne les voit pas. L’histoire de l’invisibilité de ce groupe social nombreux (ou de son silence : on parlait naguère de la possibilité d’entendre sa « voix ») est ancienne et constitue un défi pour les historiens médiévistes. On peut opposer que les femmes figurent sur l’image et que certaines femmes doivent appartenir à ce troisième ordre ; mais on a vu que les femmes ne sont désignées que comme femmes. Restent les Juifs, qui, à leur manière, sont bien dans ce groupe de travailleurs, mais sans que l’on puisse aller jusqu’à affirmer que, avec leur présence à l’étage inférieur de l’image, c’est « la bourgeoisie » qui est représentée. L’absence de cette population bourgeoise ou paysanne, l’élision des milieux productifs, agraires en particulier, et leur réduction à la présence de deux Juifs est stupéfiante et dit aussi ce que, dans la société du temps, l’individu qui a composé l’image ne voyait pas ou ne jugeait pas digne de représenter – et ce que le commentateur de 1926 a voulu voir à tout prix.

Hermann Julius Hermann, Die deutschen romanischen Handschriften (Die illuminierten Handschriften und Inkunabeln der Nationalbibliothek in Wien, 2), Leipzig, K. W. Hiersemann, 1926, p. 84 : « Zu unterst auf zinnoberrotem Grund der Bürgerstand, zwei Brustbilder von Männern, links jugendlich, rechst bärtig, mit spitzen goldenen Judenhüten ». Une lecture idéologique de cette lecture serait sans doute injuste : après l’Anschluss (1938), Hermann renonça à sa venia legendi (« Hermann, Hermann Julius », dans Walther Killy et Rudolf Vierhaus (dir.), Deutsche biographische Enzyklopaedie, 4, Gies-Hessel, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1996, p. 628). On retrouve la même erreur, à un degré plus grand encore, dans Schwab, Volkssprachige Wörter…, cit., p. 122, qui compte bien six bustes mais qui, ensuite, les énumère ainsi : « das Volk zuunterst, darüber der Klerus, der Kriegerstand und schließlich der Adel », ce qui fait quatre.

Thomas N. Bisson, Tormented Voices. Power, Crisis and Humanity in Rural Catalonia 1140-1200, Cambridge et Londres, Harvard University Press, 1998, est une référence centrale. Sur la notion de peuple, voir François Menant, « Qu’est-ce que le peuple au Moyen Âge ? », Mélanges de l’École française de Rome. Moyen Âge, 131, 1, 2019, http://journals.openedition.org/mefrm/5291, 26 septembre 2019.

Les Juifs, eux, sont bien présents. Et cette présence peut surprendre. Ils étaient présents dans l’Allemagne médiévale, en situation d’infériorité, comme dans toute la chrétienté, en butte à d’anciennes accusations (comme le déicide) et à d’anciens reproches (comme l’aveuglement manifeste que constitue leur persistance à refuser Jésus comme fils de Dieu), mais acceptés et protégés par les autorités – que l’on pense à la célèbre charte accordée en 1084 par Rüdiger, l’archevêque (et seigneur temporel) de Spire, après qu’il eut « estimé accroître mille fois l’honneur du lieu en y faisant venir des Juifs ». Il est vrai que, la fin du XIIe siècle, en Allemagne particulièrement, leur situation est dégradée : de terribles violences ont été perpétrées contre eux dans la vallée du Rhin lors de la première croisade, en 1096, et, plus généralement, la société majoritairement chrétienne est toujours plus suspicieuse à l’égard de cette altérité religieuse présente au cœur du monde chrétien, à laquelle on commence à reprocher, en outre, son rôle économique pernicieux. Le concile de Latran IV, encore lui, accélère la diffusion du stéréotype du Juif habile manieur d’argent, déjà constitué au XIIe siècle. On accuse les Juifs de spolier de leurs richesses les chrétiens, particulièrement les églises ; on dénonce leur arrogance, leur insolence et leur ténacité. Mais ils n’en sont pas moins présents et ils constituent même à peu près la seule diversité religieuse qui soit durablement attestée et protégée dans l’Occident médiéval (la présence musulmane est sporadique ou résiduelle ; celle de païens et d’hérétiques doit cesser d’une manière ou d’une autre). Le projet de les exclure n’est pas encore formé : des expulsions limitées apparaissent au Moyen Âge central et des expulsions à l’échelle d’espaces politiques plus vastes sont prononcées entre la fin du XIIIe et le XVIe siècle dans des « monarchies nationales », non dans des espaces politiques fragmentaires comme l’Italie ou le monde germanique. L’expulsion accompagne en effet la construction d’espaces nationaux homogènes. Quant au projet de les exterminer, son invention est le triste privilège de notre modernité : bien loin de projeter une société idéale sans Juifs, notre illustrateur anonyme du XIIe les fait figurer, en bas de l’échelle sociale, certes, mais présents tout de même, seuls parmi le « troisième ordre » à accéder à la représentation (avec les femmes, dont la position est à part).

Voir encore Guido Kisch, The Jews in medieval Germany. A study of their legal and social status, Chicago, University of Chicago press, 1949, dont l’information est datée et dont l’approche est surtout juridique, mais qui reste d’une grande valeur ; en particulier « The Jews’ position within the social order », p. 333-345. On lit p. 341 que, avant la dégradation du bas Moyen Âge, « in spite of their Jewish attributes, that is, the characteristic beard and hat, their apparel, carriage, and gestures, completely dignified, show them to have been far from debased in the conception of the Christian artists ».

Sur ces événements, voir Elsa Marmursztejn, « 1096. Dans la vallée du Rhin. Les massacres de la première croisade », dans Pierre Savy (dir.), Histoire des Juifs. Un voyage en 80 dates, de l’Antiquité à nos jours, Paris, PUF, 2020, p. 185-190.

Sur ces aspects, voir Giacomo Todeschini, « 1215. Les Juifs et l’usure. L’invention d’un thème et la naissance d’un stéréotype », dans Savy (dir.), Histoire des Juifs…, cit., p. 209-214.

Nous avons proposé une interprétation comparable de l’opportunité de la représentation des groupes sociaux inférieurs dans Pierre Savy, « Sulla “corsa degli ebrei” del Salone dei Mesi » (« Sur la « course des Juifs » du Salon des Mois ») Schifanoia, 62-63, 2022 (« Ritorno a Schifanoia »), p. 95-106, mais c’était à propos d’un ensemble pictural autrement plus riche – la Salon des Mois du palais Schifanoia de Ferrare – dans lequel les Juifs (si tant est que ces hommes courant une sorte de palio, sur le mois d’Avril, soient des Juifs) occupent comparativement une place fort modeste.

Les Juifs vivaient dans une position d’incertitude, sans aucun doute, inégaux, tout sauf « invisibilisés » dans le droit : mais ils étaient présents, protégés et même amenés, par les singuliers effets de représentation complète que nous avons essayé de décrire ici, à constituer, à eux seuls, un des six ordres de la société. Inférieurs et inclus, en somme.

Nous avons bénéficié pour rédiger cet article de l’aide précieuse de Benoît Drouot, Carole Mabboux, Marie-Anne Matard-Bonucci, Michel Savy, Marie-Karine Schaub, Jens Schneider et Lisa Vapné. Nous les remercions vivement.

Pour citer cet article

Pierre Savy, « Inférieurs et inclus : les Juifs et la société dans une illustration allemande du XIIe siècle », RevueAlarmer, mis en ligne le 1er décembre 2022, https://revue.alarmer.org/inferieurs-et-inclus-les-juifs-et-la-societe-dans-une-illustration-allemande-du-xiie-siecle/

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