Exposer peut être un acte artistique ou militant, mais aussi pédagogique. C’est à cette dernière catégorie qu’appartient l’exposition La solidarité à l’œuvre dans les camps du Sud-Ouest de la France (1939-1944), accueillie par la bibliothèque de l’université Paris-8 Vincennes-Saint-Denis, entre le 9 et le 23 octobre 2024. Pédagogique, elle l’est d’abord par les modalités mêmes de sa fabrication et l’architecture du projet. Précédée d’un voyage d’étude au Musée Mémorial de Rivesaltes et au site et Musée d’Argelès-sur-Mer, elle a été encadrée par deux jeunes chercheuses qui ont elle-même suivi le travail d’étudiants, en dialogue avec les équipes du Mémorial. Pédagogique, elle l’est aussi par la réflexion collective menée par les étudiants et étudiantes à propos des formes de solidarité dans des contextes de discrimination et de persécution. Elle l’est enfin par le travail de médiation réalisé à destination d’autres publics de l’université.
Les étudiants et étudiantes ayant participé aux recherches ainsi qu’à la réalisation de l’exposition sont : Rachel Aouizerate, Charlotte Boutillot, Youval Friedmann, Vadim Genevois, Salomé Languille, Justine Leroux, Jeanne Lerch, Melvin Lienard, Mina Longerinas, Hippolyte Mandagot, Grégoire Mauduit, Louis Michaut, Esther Montout, Charlène Nicot et Raphaël Uzan.
Réalisée avec l’aide de la Contribution à la vie étudiante et de campus (CVEC), cette exposition, organisée et supervisée par Suzy Toson et Elisa Pareo, doctorantes à l’IFG-Lab, est le fruit d’une heureuse collaboration entre de nombreuses équipes qui, par leurs engagements respectifs, l’ont rendu possible : les quinze étudiants et étudiantes de Licence et Master du département d’Histoire de l’université Paris-8 ; leurs enseignants et enseignantes, et notamment Madame Matard-Bonucci qui a pensé et organisé le voyage ; les personnes chargées du Mémorial de Rivesaltes, de celui d’Argelès-sur-Mer ainsi que l’Amicale du Camp du Vernet d’Ariège.
Les camps du Sud de la France : une histoire tardive et méconnue
Au sortir de la Seconde Guerre mondiale puis tout au long de la seconde moitié du XXe siècle, l’accumulation massive des preuves matérielles (telles les biens personnels des déportés retrouvés au sein des camps : cartables d’écoliers, souliers, lettres…) et immatérielles (telles que les témoignages des victimes et de leurs familles ou les nombreux procès des responsables nazis) ont permis d’entamer le long processus de reconnaissance historique de la réalité des camps d’internement et de concentration. Toutefois, cette histoire souffre encore aujourd’hui de trois maux : loin d’être uniforme, sa reconnaissance est aussi, le plus souvent, tardive et partielle. Ce dont témoigne en premier lieu l’exposition qui, à travers une frise chronologique et une vingtaine de planches, sur lesquelles figurent des photographies et des extraits de documents d’archives inédits, nous invite à découvrir, près de 80 ans après le début de cette histoire, un pan encore trop peu connu de l’histoire nationale de la France du XXe siècle : celle des camps du Sud de la France, et notamment celui de Rivesaltes, sur lequel l’exposition s’attarde plus particulièrement.
Par exemple, le mémorial du camp d’Auschwitz-Birkenau a été inauguré dès 1947, tandis que le Comité international de Dachau (CID) œuvre pour l’édification d’une stèle commémorative sur le camp de Dachau dès 1950.
Rivesaltes et les heurts du XXe siècle : une histoire partagée
À travers l’histoire de Rivesaltes, c’est ainsi l’histoire de nombreux drames du XXe siècle qui se dessine, ainsi que nous le rappelle la frise chronologique de l’exposition qui nous permet d’apprécier, en un coup d’œil, l’histoire complexe et saccadée de ce camp.
Construit durant l’année 1939 sur la plaine de Rivesaltes, dans les Pyrénées-Orientales, et originellement nommé « Camp Joffre », ce camp fut d’abord destiné à devenir une caserne militaire, devant servir de « zone de transit à l’armée française et aux troupes coloniales. » Toutefois, face à l’ampleur de la Retirada, durant laquelle 450.000 civils et combattants espagnols arrivent en France, le gouvernement français, profitant du décret du 12 novembre 1938 ayant rendu légal « l’internement administratif » des « indésirables étrangers », ne tarde pas à faire de Rivesaltes, à l’instar d’autres sites, un camp d’internement. Avec cette spécificité, toutefois, qui le distingue des autres camps et qui, nous le verrons, est au cœur même de l’exposition : Rivesaltes n’accueillera que « des familles avec enfants ». En 1941, ce sont ainsi près de 5.000 femmes et enfants de nationalité espagnole qui se retrouvent internés au camp de Rivesaltes. Durant les années qui suivirent, et plus particulièrement sous le régime de Vichy, le nombre d’internés (dont des hommes) n’aura de cesse de grandir et, parmi eux, désormais, se trouveront également des Tziganes (environ 5%) et des Juifs (environ 30%) – ces derniers étant, dès 1941, regroupés dans un îlot à part, en vue de leur déportation vers les camps d’extermination polonais, dont seuls 84, sur les 3.500 déportés, reviendront vivants3.
La Retirada désigne l’exode des républicains d’Espagne, combattants et civils, en 1939, suite à leur défaite dans la guerre civile qui les opposa aux forces nationalistes menées par le général Franco et qui mena à la chute de la Seconde République espagnole puis à l’instauration de la dictature franquiste.
Citons, entre autres, le camps de Gurs ou celui du Vernet-en-Ariège, dans lesquels seront internés le reste de la population espagnole alors en exode.
Pour davantage d’informations sur le camps de Rivesaltes, on pourra également consulter le site du Mémorial du camp de Rivesaltes : https://www.memorialcamprivesaltes.eu/
Par la suite, le camp connaîtra successivement de nombreuses mutations administratives, au fil des nécessités qu’impose le contexte national ou international : de 1943 à 1944, il servira de lieu d’hébergement pour les troupes allemandes occupant le territoire français ; de 1944 à 1946, de nouveau sous contrôle français, il servira de camps de détention surveillée pour les soldats ennemis faits prisonniers et les collaborateurs ; de 1946 à 1950, redevenu camp militaire, il héberge les troupes françaises envoyées en Indochine ; dès 1951 et durant toute la durée de la guerre d’Algérie, en 1962, il devient un centre de formation qui, dès 1958, prend en charge la formation du « contingent musulman de l’armée française ». La guerre d’Algérie terminée, Rivesaltes devient alors, jusqu’en 1964, un camp d’hébergement pour des milliers de Harkis. Après cette date et jusqu’en 1980, il retrouve une fois encore sa fonction initiale en devenant la base d’entraînement du 24e régiment d’infanterie de la Marine. De 1986 à 2007, enfin, il reprend sa fonction pénitentiaire et accueille une population d’étrangers en attente d’expulsion.
La guerre d’Indochine opposa, entre 1946 et 1954, le régime colonial de l’Union française aux indépendantistes du Viêt Minh sur un ancien territoire de l’empire colonial français, l’Indochine – qui correspond aujourd’hui aux territoires du Cambodge, du Laos et du Viêt Nam. Ce conflit résulta en la création de deux États vietnamiens : la République démocratique du Viêt Nam au Nord, la République du Viêt Nam au Sud.
La guerre d’Algérie, aussi appelée guerre d’indépendance algérienne, opposa principalement, entre 1954 et 1962, les indépendantistes algériens du Front de libération national (FLN) à la France. Si le conflit se déroule principalement sur le territoire algérien, qui est alors une colonie française, il aura des répercussions au sein de la France métropolitaine, qui subira des attentats de la part de l’Organisation de l’armée secrète (OAS), groupuscule français d’extrême droite favorable à la colonisation française. Le conflit se termine avec les accords d’Evian, signés le 18 mars 1962, après lesquels l’Algérie obtiendra son indépendance, le 3 juillet de la même année.
Les Harkis sont des anciens combattants algériens qui, durant la guerre d’indépendance algérienne, se sont engagés au sein de l’armée française, principalement dans des formations paramilitaires. Dès la signature des accords d’Évian, l’armée algérienne se met à les traquer, les torturer et les massacrer. Aujourd’hui, les historiens estiment le nombre de harkis ainsi tués entre 60.000 et 70.000, quoique ces chiffres restent incertains. Par ailleurs, des dizaines de milliers de harkis se sont enfuis et ont trouvé refuge en France, où la reconnaissance de leur engagement fut longue et compliquée. Pour davantage d’informations sur les harkis, on pourra consulter cet article de la Revue Alarmer : https://revue.alarmer.org/treize-chibanis-harkis-une-exposition/
Le camp de Rivesaltes aura ainsi été l’un des décors de la plupart des conflits majeurs dans lesquels la France s’est impliquée tout au long du XXe siècle. Si, face à un tel constat, l’importance historique d’un tel lieu ne saurait être niée, il reste que sa reconnaissance, et la mémoire qui l’accompagne nécessairement, furent tardives.
De la reconnaissance à la mémoire : la longue traversée de l’histoire
Si cette frise chronologique nous renseigne sur les usages multiples et successifs du camp, dont l’histoire est aussi celle des bouleversements humains, l’un de ses éléments ne peut que nous surprendre, sinon nous frapper : l’immense écart temporel qui sépare la création du camp de la reconnaissance historique des faits et, par conséquent, le début du travail de mémoire. En effet, construit en 1941, ce n’est qu’en 2000, grâce au soutien de personnalités comme Serge Klarsfeld ou Simone Veil, que Rivesaltes connaît une première reconnaissance nationale : le site est classé Monument historique par le ministère de la Culture. Il faudra attendre quinze années supplémentaires pour que le Mémorial de Rivesaltes soit enfin inauguré, en 2015.
Serge Klarsfed, rescapé de la Shoah, ainsi que sa femme Beate, sont notamment connus pour avoir pourchasser les hauts responsables nazis, responsables de la Shoah, ayant pris la fuite après la Seconde Guerre mondiale. Grâce à leur engagement, nombre de ces responsables furent arrêtés, jugés et condamnés, tandis que d’autres furent définitivement exclus de la vie politique allemande ou européenne.
En 1944, alors qu’elle n’a que 16 ans, Simone Veil est déportée à Auschwitz avec l’ensemble de sa famille, dont une partie sera exécutée. Après la guerre, elle entame des études de droit et de science politique qui lui permettront de devenir ministre de la Santé en 1974, et de promulguer la « loi Veil » sur le droit à l’interruption volontaire de grossesse. Première Présidente du Parlement européen élue au suffrage universel, elle œuvra toute sa vie pour la relation franco-allemande et en faveur de l’Europe.
Comment expliquer, alors, la persistance d’un tel manque dans l’historiographie des camps français ? Avant tout par une absence : celle des preuves nécessaires à l’écriture de leur histoire, lesquelles restent trop souvent occultées, tantôt par certains silences, tantôt par l’effacement ou la perte – parfois irréversible – des traces qui en permettraient la découverte. Or, les historiens le savent : l’écriture de l’histoire, qui ne peut se contenter de constater et de montrer, mais a bien davantage le devoir de comprendre et d’expliquer, réclame toujours la preuve. Dans le cas de Rivesaltes, ainsi que nous l’apprend encore une fois la frise chronologique, la découverte de telles preuves historiques est le fruit d’un heureux hasard, puisque les documents qui ont permis d’en retranscrire l’histoire ont été retrouvés par des habitants à la déchetterie de Perpignan. Sauvés in extremis, donc, d’un oubli qui aurait pu être total.
Toutefois, au-delà de l’histoire administrative du camp, ces documents ainsi retrouvés, auxquels s’ajoutent, dans l’exposition, le journal et les photographies amateures d’une infirmière de la Croix-Rouge suisse, Friedel Bohny-Reiter, nous content aussi le quotidien de celles et ceux qui y furent internés selon une perspective sensible inattendue. A travers la présentation de ces documents, l’exposition nous permet d’approcher la quotidienneté des camps, non plus selon la violence de l’internement, mais selon la solidarité humaine, qui en est le thème central.
La solidarité comme nouvelle perspective sur l’histoire des camps
Le plus souvent, l’histoire des camps est abordée à travers le prisme de la violence qui s’exerçait à l’intérieur de leurs enceintes. Si une telle violence ne devrait jamais être occultée, elle ne saurait pourtant rendre compte, à elle seule, de l’entièreté de la réalité quotidienne des camps. En effet, par la mobilisation de photographies et d’extraits du journal de Friedel Bohny-Reiter, l’exposition nous rappelle que l’internement ne saurait être réduit à cette seule violence : au milieu des décombres et à l’encontre des plus sombres passions humaines, la solidarité, ainsi que toute la gamme d’actions et émotions qu’elle suggère, était toujours à l’œuvre. C’est précisément une telle solidarité, dans toute la diversité de ses formes et expressions, que l’exposition cherche à dévoiler.
Organiser la solidarité : un engagement caritatif international
La solidarité dans les camps du Sud de la France était prise en charge par des organisations caritatives issues de nombreux pays, alliés ou non de la France. Si l’action caritative menée dans les camps se distingue par son caractère international, elle se caractérise également par la diversité des actions menées par ces organisations pour venir en aide aux internés, déportés et militants.
Les États-Unis apportèrent ainsi leur soutien à la France dès 1927, grâce à l’American Friends Service Committee (AFSC / Quakers) et à sa branche britannique, la British Friends Service Council. L’U.R.S.S. est présente à travers le Secours rouge international (SRI) et sa branche française, le Secours populaire de France et des colonies (SPFC), dont l’aide est plus particulièrement dirigée vers les militants communistes. D’autres organisations seront, quant à elles, d’abord actives en Espagne durant la guerre civile, où elles s’engagent en faveur des populations et contre le fascisme, avant de déplacer leurs activités en sur le territoire français suite à la Retirada. L’Angleterre, par exemple, est présente à travers le Spanish Medical Aid Committee (Smac). La France compte elle aussi de nombreuses organisations, parmi lesquelles, notamment : la Centrale sanitaire internationale (CSI), le Comité international de coordination et d’information pour l’aide à l’Espagne républicaine (CICIAER), le Comité national catholique de secours aux réfugiés d’Espagne (CNC) ou encore le Comité d’accueil aux enfants d’Espagne (CAEE).
L’exposition rappelle que ces deux organisations, en raison de leurs actions pour les victimes de la Seconde Guerre mondiale, furent récompensées du Prix Nobel de la Paix, en 1947.
De son côté, la Suisse fut engagée à travers le Comité neutre d’action pour les enfants d’Espagne, plus connu sous le nom de Secours Suisse (Ayuda Suiza) ou Croix-Rouge suisse, sur laquelle l’exposition s’attarde plus particulièrement puisqu’il s’agit de l’organisation à laquelle appartenait Friedel Bohny-Reiter. C’est ainsi en sa qualité d’infirmière travaillant avec la Croix-Rouge suisse qu’elle a pu avoir accès à l’intérieur du camp et en documenter le quotidien. Non sans difficultés, toutefois, ainsi qu’en témoigne un extrait de son journal daté du 24 janvier 1942 : « Un garde se poste devant moi et crie “Halte”. Je descends de bicyclette. Je prends tout mon temps. “Secours suisse, je peux passer ?” Plus loin – barrière, îlot – barrière, îlot. » Ailleurs, des photographies, accompagnées de notes descriptives, nous montrent la manière dont la Croix-Rouge suisse, aidée des interné.e.s, participait à l’effort de solidarité dans le camps de Rivesaltes : distribution d’une paire de chaussures pour chaque enfant, réparations ou décorations de certains bâtiments, participation aux activités ménagères et hygiéniques essentielles.
Néanmoins, ainsi que l’affirmait déjà Marc Bloch dans son Apologie pour l’histoire, lui-même témoin et victime des atrocités du siècle : « Derrière les traits sensibles du paysage, les outils ou les machines, derrières les écrits en apparence les plus glacés et les institutions en apparence les plus complètement détachées de ceux qui les ont établies, ce sont les hommes que l’histoire veut saisir. » Or, c’est précisément le quotidien de ces hommes, femmes et enfants, internés à Rivesaltes, que l’exposition cherche à saisir.
Marc Bloch, historien français, est une figure majeure de l’école historique française dont il contribua au rayonnement international par ses publications qui renouvelèrent le champs des études historiques. Citons, entre autres : L’étrange défaite, Les Rois thaumaturges ou encore Apologie pour l’histoire. Il participa aussi à la Première et à la Seconde Guerre mondiale, puis s’engagea dans la Résistance avant d’être arrêté, torturé et exécuté par la Gestapo, en 1944. Ces engagements lui valurent de multiples décorations : la Légion d’honneur et deux Croix de guerre.
La solidarité au quotidien : un engagement féminin
Principales actrices des organisations de secours, l’exposition met en avant le rôle primordial des femmes dans la mise en place d’une solidarité institutionnelle et revalorise la nécessité de leur présence et de leurs actions dans ces camps – ce qui ne doit pas faire oublier que la solidarité s’exprimait indifféremment du genre.
L’une des planches de l’exposition nous rappelle en effet que l’engagement solidaire, l’action sociale et, plus largement, l’éthique du care, est avant tout le fait de femmes dont le rôle dans les grands événements historiques, quoique longtemps ignoré ou effacé, n’en reste pas moins crucial. L’exposition nous donne une parfaite illustration de ce rôle primordial joué par les femmes dans l’engagement solidaire au sein du camp de Rivesaltes, à travers les figures de Friedel Bohny-Reiter et d’Élisabeth Eidenbenz. Cette dernière, d’origine suisse et « institutrice de formation », intégra d’abord le Cartel d’aide suisse aux enfants de la guerre civile espagnole en tant qu’infirmière avant de poursuivre son engagement auprès des femmes enceintes internées dans les camps du Sud de la France, par la création, dès 1939, de deux maternités, dont celle qu’elle aménagea au sein d’un château abandonné, dans la commune d’Elne, près de Perpignan.
L’exposition nous remémore judicieusement les contours de ce concept à travers les mots de Joan Tronto, qui fut la première à la définir en 1991. Celle-ci nous dit ainsi que le care peut être compris comme une « activité qui comprend tout ce que nous faisons pour maintenir, perpétuer et réparer “notre monde”, de sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible. »
Dans cette maternité, des femmes bénévoles, suisses et françaises, s’occupent quotidiennement des femmes enceintes qui arrivent, principalement, des camps d’Argelès ou de Rivesaltes. Grâce à l’aide de réfugiés venus de ces camps, la maternité d’Elne s’efforce ainsi de leur garantir la « propreté », une « bonne alimentation » grâce au potager, mais aussi des traitements appropriés, dont, notamment, un « soutien psychologique » essentiel. Autrement dit : un lieu d’accueil décent et rassurant, qui contraste avec la misère des camps. Jusqu’à sa fermeture par la Wehrmacht en1944, ce sont ainsi près de 600 enfants français, espagnols, juifs et tziganes qui naissent dans la maternité d’Elne. Parmi les documents retrouvés, de nombreuses photographies rendent compte de l’atmosphère de ce lieu : sur l’une d’elles, on y aperçoit Elisabeth Eidenbenz elle-même, en train de prendre soin d’un nourrisson souffrant de malnutrition ; sur d’autres, des femmes se promenant aux alentours de la maternité avec leurs enfants dans les bras, ou allaitant ensemble dans une salle aménagée, nous permettent d’apprécier la sérénité émanant de ce lieu, véritable refuge que l’on voudrait presque qualifier de sanctuaire.
Formes et expressions quotidiennes de la solidarité
Si le cas de la maternité d’Elne nous marque par son caractère exceptionnel, le journal et les photographies de Friedel Bohny-Reiter nous renseignent aussi sur la solidarité quotidienne, certes plus banale, mais non moins essentielle, qui se met en place à l’intérieur même du camp de Rivesaltes, durant l’année 1942. Les étudiants et étudiantes à l’origine de l’exposition ont ainsi fait le choix de s’attarder sur les diverses facettes de cette solidarité plus informelle.
La première de ces solidarités est celle qui se manifeste à l’égard des plus vulnérables : les enfants. Dans son journal, Friedel Bohny-Reiter relate ainsi, « au jour le jour », les différentes activités qui sont organisées pour divertir les enfants et leur assurer une certaine éducation : lecture, jeux de société, projections de films, ateliers de peinture et de dessin ou encore session d’écoute musicale. Ici, des photographies prises par Paul Senn nous laissent entrevoir ces scènes de partage, qui réunissent parents et enfants le temps d’un jeu. L’une de ces photographies nous montre des enfants réunis en cercle au milieu d’une cour, une autre, une mère souriante en train de jouer à un jeu de société avec deux jeunes garçons, sous le regard attentif d’une jeune fille. Une entrée du journal de Friedel, datée du 25 décembre 1942, nous apprend même que tout était fait pour que chaque enfant reçoive un cadeau pour le jour de Noël : « Ils étaient remplis d’espoir dans l’attente de cette fête bien singulière au camp. Des cris de joie ont accueilli le Père Noël accompagné de deux anges et les enfants, rayonnants, ont chanté leurs chansons et dansé pour eux. »
D’origine suisse, Paul Senn travaille, dès les années 1930, en tant que reporter photographe pour deux revues suisses : la Zürcher Illustrierte et la Berner Illustrierte. Il réalisera ainsi de nombreux documentaires sur la guerre civile espagnole, la Retirada et l’action de la Croix-Rouge suisse. Durant la Seconde Guerre mondiale, il devient photographe militaire et réalise de nombreux reportages pour l’hebdomadaire suisse Schweizer Illustrierte, notamment sur le Sud de la France.
L’alimentation est un autre sujet majeur à l’origine d’actes de solidarité. Une préoccupation constante pour les internés, que Friedel ne dissimule pas. Elle affirme ainsi dans son journal, le 1er août 1942, que « pour beaucoup, le souci de manger est prédominant. » Le plus souvent, les repas sont largement insuffisants. En plus d’être maigres, ils sont aussi très peu variés : du pain, de la soupe et un peu de légumes ou de viande. Pour pallier un tel manque, des repas partagés sont régulièrement organisés, qui favorisent aussi la convivialité, tandis que la priorité est toujours donnée, par les infirmières et médecins du camp, aux personnes souffrant le plus de la faim. Sur les photographies prises par Friedel, nous apercevons ainsi des enfants faisant la queue, leur bol à la main, attendant de recevoir leur ration de nourriture par l’une des infirmières du camp.
Dans les conditions de vie misérables qui étaient celles des camps d’internement, où « la faim, le travail forcé, l’insalubrité et les conditions de vie éreintent et abîment », la possibilité d’apporter collectivement des soins corporels est essentielle. De tels soins sont avant tout prodigués par les personnels des associations caritatives : prévention et lutte contre la propagation de maladies, amélioration des conditions hygiéniques du camps (par le nettoyage et la désinfection des baraques, ou par le remplacement des literies), distribution de vêtements chauds et imperméables pour se protéger du froid. Toutefois, face au manque de moyens des associations, les infirmières mettent en place un système d’entraide collectif qui sollicitent les internés, ce dont témoignent encore les photographies de Friedel : sur l’une des planches de l’exposition, on aperçoit ainsi, d’un côté, une photographie de femmes internées réunies lors d’un atelier de couture et, de l’autre, une photographie des jeunes filles portant les robes qui ont été cousues pour elles.
Des extraits du journal de Friedel, nous apprennent que tout est fait pour que les jours de fêtes soient respectés. Elle évoque Hanoucca et Noël en précisant, dans une page de son journal datée du 25 décembre 1942, que, malgré les convictions religieuses de chaque communauté, ces moments étaient partagés par toutes, avec allégresse : « Il y a une semaine nous avons fêté Hanoucca avec les enfants juifs, et maintenant ils fêtent Noël avec nous. Les enfants alsaciennes et les gitans connaissent nos chants de Noël et nous ont vaillamment accompagnés. Quel plaisir de sentir cette communion – deux religions, mais une misère commune, une joie commune – cela jette des ponts. »
Enfin, l’exposition mentionne une dernière expression de solidarité, sans doute moins évidente, mais peut-être aussi essentielle que les autres : l’expression artistique. L’art apparaissait alors, non seulement comme une manière de lutter contre cette morosité ambiante qui devait certainement confiner, sinon à la folie, du moins au désespoir, mais aussi comme un moyen de témoigner – les dessins réalisés par Carlos Duchatellier, artistre peintre haïtien interné au camp de concentration du Vernet d’Ariège entre le 25 avril 1941 et le 27 mai 1944, en sont un parfait exemple. L’exposition nous apprend ainsi que des peintres sont venus représenter « des paysages alpins, rappelant la Suisse », sur certaines habitations. On devine sans peine que de telles œuvres, et l’art en général, pour les internés, esquissaient la promesse d’une vie prochaine hors des murs, de la liberté comme d’un futur possible. Ce dont atteste une autre entrée du journal de Friedel, datée du 19 novembre 1941 : « Il n’y a qu’une chose qui les maintient : l’esprit d’une nouvelle lumière, et chacun se cramponne aux paroles de la chanson que nous venons de chanter : « Hinter jenen fernen Höhen wartet unser noch ein Glück ». (Par-delà ces lointaines collines nous attend un nouveau bonheur). »
Si l’exposition a ainsi cherché à dévoiler l’envers sensible des camps, elle n’appréhende pas la réalité de manière lénifiante. Le journal et les photographies de Friedel Bohny-Reiter n’effacent rien du délabrement matériel, spirituel et moral de « l’univers concentrationnaire » qui « incite […] à de nombreux actes de cruauté et à l’instauration d’un climat de violence ». L’avant-dernière planche de l’exposition nous le rappelle d’ailleurs, à travers une citation de David Rousset : si Rivesaltes était alors considéré comme faisant partie des « camps normaux », il n’en reste pas moins qu’« entre ces camps de destruction et les camps « normaux », il n’y a pas de différence de nature, mais seulement de degré. » Pour qui sait regarder et interpréter, tout, dans ces photographies et dans ces écrits personnels, nous ramène à cette violence concentrationnaire. Mais pour peu que l’on s’y attarde et que l’on accepte de faire nôtre les regards de Friedel Bohny-Reiter, de Paul Senn et de toutes ces personnes dont le témoignage n’a pu être recueilli mais dont la présence a été essentielle, on s’apercevra alors qu’en dépit de tout, il est une qualité humaine dont la trace ne s’efface jamais tout à fait, que l’on peut décider de suivre et dont la solidarité, qui est ici racontée, est l’empreinte physique : la bienveillance – dont l’histoire pourrait sembler naïve, mais qui mériterait d’être davantage racontée.
David Rousset, L’univers concentrationnaire, 1989.
Bibliographie
CASTANIER Tristan, Femmes en exil, mères des camps. Elisabeth Eidenbenz et la maternité suisse d’Elne (1939 – 1944), éditions Trabucaire, Paris, 2008.
LEBOURG Nicolas et MOUMEN Abderahmen, Rivesaltes : le camp de la France. 1939 à nos jours, Canet-en-Roussillon, Éd. Trabucaire, 2015.
LEFEBVRE-PEÑA Michel et SCHÜRPF Markus (dir.), Paul Senn, un photographe suisse dans la guerre d’Espagne et dans les camps français, co-édition Tohu-Bohu éditions et Mémorial du camps de Rivesaltes, Paris, 2019.
METTAY Joël, L’archipel du mépris. Histoire du camp de Rivesaltes de 1939 à nos jours, Éditions Trabucaire, 2008.
PESCHANSKI Denis, La France des camps. L’internement (1938-1946), Collection La Suite des temps, Gallimard, 2002.
RIEU Magalie, Enllà de la pàtria, au-delà de la patrie : exil et internement en Roussillon (1939 – 1948). Catalogue des sources iconographiques sur la Retirada et les camps, Paris, éditions Trabucaire et Archives départementales des Pyrénées-Orientales, 2011.
Sitographie
Mémorial du Camp de Rivesaltes
Mémorial du Camp d’Argelès-sur-Mer
Archives départementales de l’Ariège, « Les internés du Vernet (1939 – 1944) »
Pour citer cet article
Théo Fraslin, « La solidarité à l’œuvre dans les camps du Sud-Ouest de la France (1939-1944), une exposition à l’université Paris-8 Vincennes-Saint-Denis », RevueAlarmer, mis en ligne le 26 Décembre 2024. https://revue.alarmer.org/la-solidarite-a-loeuvre-dans-les-camps-du-sud-ouest-de-la-france-1939-1944-une-exposition-a-luniversite-paris-8-vincennes-saint-denis/