20.09.21 Le discours victimaire de l’extrême-droite en France depuis 1945 : entre minimisation et trivialisation des crimes du nazisme

« Le credo vaccinal et ses holocaustes ! ». La formule n’est ni de Francis Lalanne ni de Jean-Marie Bigard, quand bien même elle semble tout droit sortie d’un de ces rassemblements « antivaccins » et anti passes sanitaire de l’été 2021. Elle date en fait de 1979 et on la trouve dans un obscur journal d’extrême-droite, le Paysan biologiste. Précisons d’emblée que l’extrême-droite française n’a pas le monopole de la banalisation de la Shoah. Celle-ci est allée de pair avec le processus mémoriel d’identification de la Shoah au mal absolu. Pour caractériser un tel processus, Deborah Lipstadt parle de « soft-core denial », un « déni mou ». Contrairement à la négation assumée des négationnistes faisant de la Shoah un mensonge ou une invention, ce déni est plus subtil, fait de comparaisons abusives et de fausses équivalences qui conduisent à une trivialisation du génocide des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale.

Détail d’une affiche contre le passe sanitaire prise à Troyes le 27 août 2021.

Yves Couzigou, « Le credo vaccinal et ses holocaustes », Paysan biologiste, numéro 30, juin-juillet 1979.

Voir notamment Clemens Heni, « Secondary anti-semitism: from hard-core to soft-core denial of the Shoah », Jewish Political Studies Review, vol. 20, no. 3/4, 2008, pp. 73–92

Précisons aussi que tous les contempteurs de la politique sanitaire ne peuvent être classés à l’extrême-droite ; cette « galaxie antivax » agglomère des sensibilités diverses. Il est probable que pour certains manifestants, la référence à la Shoah ou aux SS est une manière de dire leur indignation. Toutefois, la droite radicale semble renforcer sa position dans ce mouvement, que ce soit par la présence de l’ancien numéro 2 du Rassemblement National, Florian Philippot, ou plus largement la présence importante de militants gravitant autour de cette nébuleuse

Voir notamment Jean-Loup Adenor et Margot Brunet « Du New Age à l’extrême droite : comment le mouvement antivax a muté pendant la pandémie », Marianne, mis en ligne le 26 mai 2021

Au-delà de la légitime indignation que suscite pareille instrumentalisation, nous voulons apporter un éclairage sur le long terme des usages de la référence à la Shoah et au nazisme au sein de l’extrême-droite française : en effet, contrairement à ce qu’on pourrait imaginer, l’extrême-droite ne se contenta pas de justifier, minimiser, occulter les crimes du nazisme et de la collaboration mais elle construisit son propre récit victimaire en puisant dans ce même passé, en pratiquant l’amalgame des souffrances au prix de multiples falsifications.

L’appariement des victimes

À la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’extrême-droite sort étrillée par l’Épuration. Du fin fond des geôles de la Libération sourdent les complaintes des anciens « collabos » emprisonnés. Parmi elles, celle d’Alfred Fabre-Luce. Ancien chantre du rapprochement avec l’Allemagne, il est emprisonné pour suspicion de collaboration à Drancy, dans le camp qui quelques mois plus tôt était au centre, en France, de la géographie de la déportation vers les centres de mise à mort. Le 11 octobre 1944, il signe une lettre où il raconte ses conditions de détention. Le tableau qu’il y esquisse se veut dramatique. Certes, tel un passage obligé, il s’incline « respectueusement » devant le calvaire juif. Mais c’est pour mieux affirmer que ses conditions sont tout aussi atroces. Il parle de visages tatoués, crânes tondus, pieds brûlés, membres contusionnés et autres traces de sévices « qui rappellent les sinistres souvenirs de la Gestapo ». La situation dépeinte serait finalement pire que les conditions de détention sous les nazis. Le chauffage dans le sinistre camp ? De mystérieux documents prouveraient qu’il y en avait à l’époque de la Gestapo, mais plus après pour Fabre-Luce et ses codétenus. Le surpeuplement ? Là encore, selon lui, les détenus étaient mieux traités avant… 

Lettre du 11 octobre 1944, CARAN, fonds Fabre-Luce, 472AP2.

Fabre-Luce n’est pas le seul à user de ce procédé, loin s’en faut. L’ancien collaborationniste et plume de Je suis partout Pierre-Antoine Cousteau, dans son livre autobiographique, Les Lois de l’hospitalité, se remémore son arrestation en 1945 par les Américains avec une ironie et des comparaisons abusives omniprésentes. Il raconte que passant devant une baraque qui autrefois était le campement de travailleurs réquisitionnés, les « Libérateurs » l’ont « agrémentée » de fils barbelés, « à la Swastika s’est substitué le drapeau étoilé. » (p. 70). Et lorsque les « Yankees » évoquent des crimes nazis, il riposte en mentionnant les 300 000 civils qui seraient morts à Dresde en une nuit, chiffre largement gonflé sous sa plume. Il ajoute « alors, que ceux qui n’ont jamais grillé un innocent jettent la première pierre aux SS de Buchenwald » (p. 67). 

Pierre-Antoine Cousteau, Les Lois de l’hospitalité, La Librairie française, Paris, 1957.

Lors de ce bombardement mené par les Anglais sur la ville allemande de Dresde du 13 au 15 février 1945, 25.000 personnes ont péri sous les bombes. 

L’amalgame entre la condition passée des uns et le présent des autres passe aussi par la falsification des chiffres, en gonflant le nombre de victimes des Alliés et de l’Épuration, et minorant celui des victimes des crimes nazis. En 1946, on peut lire par exemple dans la revue de l’ancien Waffen-SS français René Binet, Le Combattant européen :

Caroline Baudinière, « L’extrême droite française de 1944 à 1951 : quelques conditions d’une réapparition publique sur la scène politique », in « Nouveaux monstres et vieux démons : déconstruire l’extrême-droite », Contretemps. n° 8, 2003.

 – Quelques centaines de cadavres juifs sont brûlés à Dachau… barbarie fasciste !

– 300.000 femmes et enfants sont carbonisés à Hiroshima par la bombe atomique : libération démocratique ! 

Le Combattant européen, 6 avril 1946

En 1953, la revue de Maurice Bardèche, Défense de l’Occident, publie un article non signé sur ce qui est qualifié de « statistiques embarrassantes ». On peut y lire que seulement 500 000 victimes juives auraient été tuées par les nazis, loin des 6 millions de victimes juives avancées par les historiens. L’article rappelle aussi vite que le chiffre serait le même que celui des victimes des bombardements de Dresde et Hambourg.

« Les statistiques embarrassantes », Défense de l’Occident, n° 3, mars 1953.

Le refus de Nuremberg

Toutes les prises de parole de l’extrême-droite sur la Shoah sont empreintes de la même volonté d’ôter toute singularité au génocide des Juifs que ce soit par le nombre des victimes, le processus qui a conduit à leur mort ou encore les motivations des criminels. Les crimes nazis ne sont jamais considérés comme des crimes absolus, ils sont à chaque fois relativisés.

Ce refus de concevoir le nazisme et ses crimes dans leur spécificité va de pair avec les critiques du procès de Nuremberg durant lequel crimes et dignitaires nazis furent condamnés. Dans Nuremberg ou la terre promise en 1948 et surtout Nuremberg II, deux ans plus tard, Maurice Bardèche, intellectuel fasciste, promoteur de ce qui sera plus tard appelé le négationnisme, n’a eu de cesse d’attaquer ce jugement en considérant que les « crimes de guerre » alliés, selon une expression récurrente chez lui, valaient bien ceux des nazis ou que la dictature hitlérienne n’était pas pire que sa variante stalinienne. Le génocide des Juifs étant passé sous silence, il choisit en revanche de condamner les camps de concentration où qu’ils soient : dans la France de l’Épuration comme en URSS stalinienne. À propos des victimes à Dresde, du Goulag en URSS ou encore du massacre de Katyn, l’extrême-droite met en place une comptabilité macabre destinée à attaquer les ennemis politiques dont la légitimité est sortie renforcée par la Seconde Guerre mondiale.

Couverture d’une des éditions du livre de Maurice Bardèche, Nuremberg ou la terre promise.

Maurice Bardèche, Nuremberg II ou les faux monnayeurs, Les 7 couleurs, Paris, 1950

Face au Général de Gaulle

Après son retour au pouvoir en 1958, le général De Gaulle, jugé coupable de l’abandon de l’Algérie française, expérimente à ses dépens, la rhétorique de l’amalgame pratiquée par l’extrême-droite. Il est accusé, ni plus ni moins, d’être un « Führer français » épaulé par une « Gestapo gaulliste » . Quant aux Français qui ont accepté de se mettre au service du régime de Ben Bella ce sont, bien sûr, des « collabos ». Parfois, le Général est nommé « Adolf De Gaulle » tandis que sa croix de Lorraine est transformée en croix gammée. Face à eux, les défenseurs de l’Algérie française se présentent tels de nouveaux résistants. Fait significatif, ils créent en 1962, le Conseil National de la Résistance, référence directe au CNR que Jean Moulin avait mis en place face à l’Occupant. A sa tête se trouve Georges Bidault, lui-même ancien résistant et président, dès 1943, de l’ancien CNR. Dans un communiqué daté du 23 août 1962, ils réaffirment leur volonté de mettre fin à la « marche du Führer vers la dictature ». De telles accusations ne vont évidemment pas de soi s’agissant de l’homme de l’appel du 18 juin. D’où le recours à des comparaisons historiques douteuses. Ainsi, un libelle du 15 août 1964 fait un parallèle pour le moins audacieux entre d’un côté le soutien qu’aurait reçu le national-socialisme naissant du mouvement paneuropéen, la relance par De Gaulle du projet de Coudenhove-Kalergi d’une Europe de l’Atlantique à l’Oural, et le soutien à cette même conception européenne de l’ancien rexiste et fasciste belge Léon Degrelle

Tract de l’O.A.S., sans date.

Christian Cossart, « De l’amnistie », AF Universités, n°80, février 1963

Tract de l’OAS, non daté, CARAN, F/7/15182

« Ces Français « collabos » de Ben Bella », Minute, n°146, 15 janvier 1965

Tracts manuscrits trouvés à Brest, note des RG du 26/9/1963, F/7/15248, CARAN.

Jean-Paul Gautier, Les Extrêmes-droites en France, Paris, Syllepse, 2009, p. 77

Richard Coudenhove-Kalergi (1894-1972) a lutté toute sa vie pour le rapprochement entre les peuples d’Europe sous la forme fédérale à travers son mouvement Paneurope.

Libelle du 15 août 1964, CARAN, F7/15254

Mésusages des crimes du communisme

Plus encore qu’à l’encontre du créateur de la Ve République, c’est surtout face à l’ennemi communiste que l’extrême-droite, dans le contexte de la Guerre froide, use et abuse de l’amalgame entre nazisme et communisme. Dans la revue Militant qui a accueilli nombre d’anciens fascistes français, Jean Denipierre offre, en 1977, une synthèse des arguments permettant de diluer les crimes du nazisme dans ceux du communisme. On ne saurait selon lui, considérer que les criminels de guerre sont seulement les anciens nazis, ce qui lui permet de poursuivre en évoquant encore une fois les brutalités et exécutions massives par les résistants et Alliés : les morts de Dresde, les bombes atomiques…

On voit bien au bout du compte à qui profite cette sempiternelle mise en garde contre un hypothétique danger nazi : […] à évoquer les crimes passés du national-socialisme, on en arrive à oublier les crimes présents du communisme. A évoquer la Wehrmacht de 1939-45, on en arrive à oublier l’existence de l’Armée Rouge en 1977.

Cité in Rita Thalmann, « Actualité du nazisme et pérennité du racisme », Le Monde Juif, 1978/1, n° 89, p. 40-50

La finalité du propos apparaît clairement : dénoncer la Gestapo et certains de ses anciens stipendiés (dont certaines plumes de la revue Militant) n’aurait plus de sens, contrairement au KGB et au système répressif soviétique, qui eux, sont bien actuels. 

Jean Denipierre, « La Seconde Guerre mondiale s’est terminée en 1945 ! », n° 89, août 1977

De la même manière, l’ancien milicien François Brigneau titre dans le très lu Minute en 1967 : « L’Oradour de Dak Son », en référence à des massacres imputés aux Vietcongs lors de la guerre du Vietnam. Ces comparaisons ciblant le communisme, se retrouvent dans les pages du Figaro-Magazine, tout jeune hebdomadaire à l’époque, à la frontière entre la droite et la droite radicale. Après la diffusion de la série étasunienne Holocaust et la déclaration négationniste de Darquier de Pellepoix (ancien commissaire général aux affaires juives sous Vichy), le journal associe de manière récurrente nazisme et communisme, quitte à accentuer les atrocités du dernier. Il est affirmé, entre autres, que l’on ne meurt plus à Dachau, contrairement au Goulag et que c’est au nom du socialisme marxiste et du communisme que les plus importants génocides ont été perpétrés.

Né en 1919 et mort le 8 avril 2012, cet ancien socialiste va progressivement entamer une « dérive fasciste », rejoignant en 1939 La Flèche de Gaston Bergery pour adhérer par la suite au RNP de Marcel Déat et enfin entrer dans la Milice à la fin de la guerre. Après un passage à la prison de Fresnes où il rencontre et se lie d’amitié avec Robert Brasillach, il entame une carrière journalistique dans des journaux d’extrême droite où son style polémique est apprécié. Il collabore à de nombreux journaux dont le Rivarol, la Fronde ou encore Paroles françaises. Il devient même rédacteur en chef à Semaine du monde et à l’influent Minute. A cela s’ajoute un engagement politique en faveur de l’Algérie française aux côtés de Jean-Marie Le Pen au FNAF, puis au sein d’Ordre Nouveau, du PFN puis du FN.

François Brigneau, « L’Oradour de Dak Son », Minute, n°299, 27 décembre 1967

Voir notamment l’analyse d’un dessin de Wolinski dans Charlie Hebdo suite aux propos sur Auschwitz de Darquier de Pellepoix : Adrien Minard, « Hitler à la une : « Salut les youpins ». La longue vie d’un dessin de presse. (1978-2020) », Revue Alarmer, mis en ligne le 1er février 2021.

« Holocauste », Figaro-Magazine, numéro 8, 18 novembre 1978

Inversion des rôles entre bourreaux et victimes

Dans un contexte d’opposition au sionisme, une partie de cette droite extrême réactive le lieu commun antisémite du racisme ontologique du peuple juif. De peuple victime, les Juifs deviennent bourreaux. Comme l’explique François Brigneau en 1976 dans les colonnes d’Initiative nationale, revue du PFN, que ce n’est pas parce que les Juifs « ont été en butte au racisme allemand » qu’ils ne peuvent pas devenir aujourd’hui racistes et bourreaux. Tout le vocabulaire utilisé habituellement pour qualifier le nazisme est retourné contre les anciennes victimes de celui-ci. Pour évoquer la politique israélienne, les plumes d’extrême-droite oscillent entre la dénonciation d’un « holocauste anti-arabe », d’une Cisjordanie tel un « Lebensraum », de multiples « Oradour » subis par les Palestiniens, voire purement et simplement d’un « génocide » en cours à leur encontre

Voir Nicolas Lebourg, « La Nazification d’Israël et de la Palestine »Fragments sur les temps présents, mis en ligne le 9 mai 2010

Fondé en 1974, il fut jusqu’à sa disparition en 1981, le parti rival du FN de Jean-Marie Le Pen. 

« Cet apartheid qui n’ose pas dire son nom », Initiative nationale, numéro 7, janvier 1976

Voir notamment R.A., « La question palestinienne », Défense de l’Occident, numéro 48, avril 1965

Couverture de Droit et liberté, journal du MRAP, mars 1974.

Le 11 février 1974, le même François Brigneau sommé de répondre de l’accusation de racisme développée à l’encontre du mouvement néofasciste Ordre Nouveau, déclare à la 17ème chambre correctionnelle, que le judaïsme est raciste et que le seul racisme toléré en France serait celui des Juifs. Ainsi, la transmission du judaïsme par la mère serait à comparer avec l’appartenance à la « race des seigneurs », la race aryenne dans le vocabulaire nazi. S’en suit le procédé habituel de relativisation des crimes nazis : selon lui, si les théories nazies ont mené à des massacres, elles ne sont pas les seules, citant alors pêle-mêle Lénine et le léninisme, la Terreur ou encore la Vendée où « il existe 30 Oradours républicains ». Dans la deuxième moitié des années 1970, alors que l’immigration devient un sujet de débat politique en France, son argumentation conduit à un appel à une politique de l’immigration qui prendrait pour modèle le caractère ethnique en Israël. Dans son esprit il n’est pas possible, d’un côté, de ne pas condamner Israël et de l’autre de refuser en France l’arrêt de l’immigration en arguant de son caractère raciste.

Charles Saint-Prot, La Pensée nationale, numéro 21, avril-mai 1979

Charles Culbert, « Ce qu’est la colonisation sioniste de la Cisjordanie », Jeune Nation Solidariste, n°9, 22 juin 1978

Pierre Clementi, « Nixon trahison ? », L’Europe réelle, numéro 108, octobre 1970

En 1974, la discussion de la loi autorisant l’Interruption Volontaire de Grossesse (IVG) est le prétexte, à l’extrême-droite, de nouveaux amalgames, l’expérience concentrationnaire de la ministre Simone Veil étant de nature à encourager particulièrement le procédé d’inversion des rôles entre victimes et bourreaux. Les attaques virulentes émanent surtout de traditionnalistes chrétiens, particulièrement hostiles à l’avortement. La revue intégriste Contre-réforme catholique au XXe siècle parle alors de « Veil la Juive avorteuse » et des « petits innocents qu’ils envoient au four crématoire » tandis que dans les pages du non moins catholique Présent, on stigmatise plus largement « Le génocide socialiste [qui] est en marche ». Là encore, l’extrême-droite use d’une rhétorique de chiffres, comparant embryons et Juifs mis à morts. « Depuis cette « loi », sommes-nous très loin des six millions ? A-t-elle l’intention d’en demander l’abrogation avant que ce chiffre ne soit atteint, dépassé, et le record (présumé) des nazis pulvérisé ? ».

Le procès s’est tenu suite à des écrits contenus dans le numéro spécial de Pour un Ordre Nouveau de juin 1973 face à l’« immigration sauvage ». Voir Lucie Angevin, « Le procès de la haine », Droit et liberté, n°327, février 1974

« Déclaration faite par François Brigneau à la 17ème chambre correctionnelle le 11 février », Faire Front, n°5, mars 1974

« La ligue », n°103, mars 1976.

Marcel Bianconi, « L’autrichienne », Iota, n°45, novembre 1978

Dans les rangs néonazis, le ton est encore plus violent, comme en témoigne un article paru dans le fanzine Kultura en 1980. La présidente du parlement européen est qualifiée de « fille de circoncis sortie de Dachau », promotrice de « l’avortement self-service », de la pilule et même de l’enseignement sexuel et de la masturbation. La suite est dans la même veine, faite de fausses allégations et d’erreurs historiques. Dans un enchaînement se voulant logique, l’article reproche la diffusion de ce qui, pour l’auteur, est le « mythe » des 6 millions de morts et des chambres à gaz, dans un négationnisme assumé. Suit la critique d’un prétendu silence autour d’une hypothétique convention qu’Hitler, trois ans avant le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale, aurait voulu faire passer, en vain, pour empêcher que les populations civiles ne soient bombardées comme ce fut le cas à Dresde.

Roger-Guy Dommergue Polacco de Menasce, « Banaliser le nazisme madame Simone Veil », Kultura, n°2, 2e trimestre 1980

Stratégies identitaires de l’extrême-droite

A l’extrême-droite, mobiliser l’imaginaire collectif de la Shoah a une visée politique. Il s’agit à la fois de rejeter l’amalgame établi, notamment par l’antifascisme, entre droite radicale et nazisme, tout en retournant les arguments de l’adversaire faisant de l’opposition au nazisme l’un des ciments de la société post-1945. Dénoncée comme héritière des crimes nazis et du racisme d’Etat, elle se plaît à retourner l’accusation à l’encontre des Juifs, des Alliés occidentaux et des communistes. 

Loin d’être produits de manière improvisée, de tels topoï vont faire parfois l’objet d’un enseignement à destination des militants, présent dans des vade mecum à destination des jeunes de la Fédération des Etudiants Nationalistes et Europe-Action, au sortir de la guerre d’Algérie. Aux références à Buchenwald et Dachau, il leur est enjoint de répondre par l’évocation des camps soviétiques, des prisons regorgeant de défenseurs de l’Algérie française ou encore en reprenant les conclusions du négationniste Paul Rassinier. Lorsqu’ils sont accusés de racisme, on leur conseille de répliquer que les Juifs des temps actuels seraient comme les Pieds noirs d’Algérie, mais sans avoir eu la « chance » de diriger en sous-main la finance internationale selon un stéréotype antisémite bien ancré.

« Dictionnaire du militant », Europe-Action, n° 4, avril 1963

Pierre Marcenet, « Morale et politique », Les Cahiers universitaires, n°7, mai 1962

Ces usages mémoriels répondent aussi à des stratégies identitaires : comment continuer à militer à l’extrême-droite après la Seconde Guerre mondiale ? Rejetés de la vie politique en 1945 comme traîtres et proches du fascisme, les militants nationalistes se reconstruisent une identité collective de victimes, de « réprouvés » selon le terme consacré dans ces milieux. Dès la période de l’Épuration, il leur fallut d’ailleurs se départir de l’accusation de trahison à la patrie, crime particulièrement difficile à vivre pour des franges politiques où le nationalisme est une valeur cardinale. Dans sa Lettre à un soldat de classe 60 écrite en détention, l’écrivain collaborationniste Robert Brasillach se défend des chefs d’accusation en rappelant toujours les mêmes lieux communs : les nazis n’ont pas eu le monopole de la violence, les Anglais ayant inventé les camps de concentration dans leur Guerre des Boers, les Français ayant usé de répression violente en Indochine par exemple, etc. Et d’ajouter d’ailleurs que lui aurait toujours été contre la notion de responsabilité collective, notion « barbare et même juive » (p. 595). Brasillach ne se défait pas aisément de son antisémitisme, même quand il cherche à donner un sens à son engagement autre que celui d’avoir été un « salaud »…

Robert Brasillach, Œuvres complètes, tome V, Paris, Au Club de l’Honnête Homme, 1964

Face au parti communiste revendiquant 75 000 fusillés se met en place, encore une fois, une arithmétique victimaire où l’extrême-droite clame avoir ses 100 000 victimes de l’Épuration. Les discours à l’extrême-droite sont un exemple de la concurrence mimétique dans la recherche de palme du martyr afin de capter les profits symboliques supposément liés au statut de victimes. Les « réprouvés » se rêvent à la fois résistants et victimes, victimes car résistants. D’ailleurs, il n’est pas étonnant que dans la galaxie des opposants à la stratégie vaccinale actuelle, Florian Philippot, leader d’extrême-droite se plaçant cette fois dans la filiation du gaullisme, s’érige comme résistant face à la « dictature » : « Je vois des Françaises et des Français libres qui jamais ne plieront (…). Nous sommes des résistants », lançait-il dans une manifestation à Paris le 31 juillet 2021.

Jonathan Preda, « Mémoire des fascistes : l’Epuration », Fragments sur les Temps Présents, mis en ligne le 9 mars 2020

Rappelons que l’historien Henry Rousso a évalué à environ 8000 le nombre de victimes de l’épuration « extra-judiciaire ». Voir notamment Henry Rousso, « L’Epuration, une histoire inachevée », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, numéro 33, janvier-mars 1992, p. 78-105.

« Des manifestants dénoncent la « dictature sanitaire » », Le Matin, 17 juillet 2021

Passé, présent… et futur ? 

L’utilisation par l’extrême-droite de références à la Shoah, notamment visuelles (étoiles juives, photographie de l’entrée du camp d’Auschwitz), au sein des cortèges s’opposant à la vaccination contre le COVID et au passe sanitaire n’est donc pas une surprise ni une nouveauté. L’antisémitisme y est prégnant comme en témoigne la pancarte brandie par une militante d’extrême-droite à Metz le7 août 2021. Des noms, le plus souvent de personnes qu’ils identifient comme juives tels Agnès Buzyn ou encore George Soros, entouraient le nouveau slogan antisémite « Mais qui? ».

Voir notamment Violaine Morin, « Pancarte antisémite à Metz : une militante d’extrême droite sera jugée pour « provocation publique à la haine raciale », Le Monde, 10 août 2021

Voir notamment Samuel Laurent et William Audureau, « “Mais qui ?”, de la blague virale au slogan antisémite », Le Monde, 10 août 2021

Capture d’écran du compte twitter d’extrême-droite d’Anton Lecelte du 14 août 2021.

Les récentes manifestations posent la question de la diffusion de tels amalgames. Comment ces thématiques venant de cercles militants quantitativement peu nombreux ont pu se diffuser hors des cercles de l’extrême-droite ? Dès 1953, Leo Strauss mettait en garde contre la reductio ad hitlerum, c’est-à-dire le fait de rejeter un argument en l’associant à Hitler. Cette tendance à l’utilisation fallacieuse du nazisme n’a eu de cesse depuis de s’amplifier avec les réseaux sociaux. « Plus une discussion en ligne dure, plus la probabilité d’y trouver une comparaison impliquant les Nazis ou Hitler s’approche » énonçait dès 1990 l’avocat Mike Godwin, donnant naissance au célèbre « point Godwin ». D’ailleurs, les réseaux sociaux sont l’un des principaux canaux de diffusion de ces thématiques associant politique vaccinale et Shoah, usant d’ailleurs d’une rhétorique complotiste des plus prégnantes dans nos sociétés.

Voir notamment François de Smet, Reductio ad hitlerum. Une théorie du point Godwin, Paris, PUF, 2014

Ces utilisations récurrentes de la Shoah agissent tel un reflet de nos sociétés. La mémoire vivante de la Seconde Guerre mondiale alimente une concurrence victimaire. C’est à l’aune de la Shoah que la souffrance vécue, passée ou présente, est pensée. C’est d’autant plus vrai dans notre civilisation numérique. L’émotion prend le pas sur la raison, notamment par le biais des images dont la place s’est renforcée. Comme l’écrit Yana Grinshpun :

Les images ont un pouvoir performatif. Elles constituent une certaine preuve de la réalité et impliquent le déclenchement des émotions. Les images seraient constitutives de la mémoire collective en ce qu’elles produisent des sensations. 

Yana Grinshpun, « Introduction. De la victime à la victimisation : la construction d’un dispositif discursif », Argumentation et Analyse du Discours [En ligne], 23 | 2019, mis en ligne le 18 octobre 2019

Comment éviter de tels retournements qui semblent réduire à néant le travail des enseignants et l’avancée de la connaissance de ces sujets ? Plus que jamais les chercheurs et surtout les professeurs d’histoire du secondaire, dont l’auteur de ces lignes, doivent se former à la transmission d’un savoir en réfléchissant aux interactions possibles avec les enjeux contemporains. La réflexion critique engagée sur « le travail de mémoire » comme « pharmakon », les recherches en cours sur les questions de complotisme et sur la façon de prévenir le racisme et l’antisémitisme sont autant de pistes et de réponses à apporter face à ces mésusages de l’histoire.

Sébastien Ledoux, « La formule « devoir de mémoire » comme pharmakon, in Enjeu. Histoire et mémoires vivantes, dossier « Les usages problématiques des mots du mal », décembre 2016, n°8, p. 35-47.

Voir notamment Marie-Anne Matard-Bonucci, « L’histoire devant le racisme et l’antisémitisme », Histoire@Politique, n° 31, janvier-avril 2017 [en ligne, www.histoire-politique.fr] ; Iannis Roder, Sortir de l’ère victimaire. Pour une nouvelle approche de la Shoah et des crimes de masse, Paris, Odile Jacob, 2020 ainsi que Rudy Reichstadt, L’Opium des imbéciles : essai sur la question complotiste, Paris, Grasset, 2019

Pour citer cet article

Jonathan Preda « Le discours victimaire de l’extrême-droite en France depuis 1945 : entre minimisation et trivialisation des crimes du nazisme », RevueAlarmer, mis en ligne le 20 septembre 2021, https://revue.alarmer.org/le-discours-victimaire-de-lextreme-droite-en-france-depuis-1945/

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