Le style est-il de droite ?
« Vous êtes réactionnaire, c’est bien. Tous les grands écrivains sont réactionnaires. Balzac, Flaubert, Baudelaire, Dostoïevski : que des réactionnaires ». Cette phrase que Michel Houellebecq prête à Philippe Sollers dans un de ses romans reprend un lieu commun fréquemment relayé, selon lequel seuls les écrivains de droite auraient du style. Conservateurs en politique, ils seraient, en littérature, véritablement révolutionnaires tandis que leurs adversaires de gauche peineraient à sortir de la pesanteur d’une écriture académique et bourgeoise. L’idée, quoique paradoxale, paraît obéir à une certaine logique : les ambitions démocratiques de la littérature « progressiste » semblent la conduire naturellement à employer une langue simple, s’adressant à tous et susceptible de véhiculer clairement idées et bons sentiments. Les écrivains réactionnaires, au contraire, revendiquant avant tout leur individualité, seraient seuls capables d’élaborer une écriture singulière, reconnaissable et qui les distingue. La polarisation politique de la vie littéraire française contemporaine pourrait d’ailleurs confirmer cette intuition : d’un côté, l’écriture blanche d’Annie Ernaux, qui refuse le style pour rester fidèle à la réalité prolétaire de son milieu ; de l’autre, la phrase ample, lyrique et ciselée conforme à l’élitisme aristocratique de Richard Millet.
Michel Houellebecq, Les Particules élémentaires, Paris, Flammarion, 1998, p. 229. Cité par Vincent Berthelier, p.13.
Naissance d’un mythe
Dans sa thèse de littérature qu’il publie aux éditions Amsterdam sous le titre Le style réactionnaire. De Maurras à Houellebecq, l’universitaire Vincent Berthelier remonte aux sources de cette idée qui s’est progressivement imposée au fil du XXe siècle, et paraît avoir été clairement formulée pour la première fois dans les années cinquante. Dans un chapitre consacré aux Hussards, il rappelle les noms oubliés de Jacques Laurent, Antoine Blondin ou Roger Nimier, alors attachés à réhabiliter les écrivains qui se sont compromis sous l’Occupation, tels Jouhandeau, Chardonne, Morand et surtout Céline. L’enjeu est de taille : après les procès de l’épuration qui ont laminé la droite littéraire (Brasillach condamné à mort, Drieu suicidé, Maurras et Rebatet emprisonnés, Céline et Morand contraints à l’exil, Montherlant et Chardonne interdits de publication pendant un certain temps), il s’agit de faire renaître un bloc conservateur capable de résister à l’hégémonie intellectuelle exercée par Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir ou Albert Camus. Rien de mieux pour cela que d’accuser la gauche de faire des livres avec des idées et d’affirmer que la droite seule s’attache à la forme. Pour les Hussards, le « style de droite » est caractérisé par l’aisance, la fluidité, l’élégance, la désinvolture et le rythme impair. Héritant de Mme de Lafayette, Saint-Simon, Lamartine, Musset, Stendhal ou Verlaine, il révèle l’aristocratie et la délicatesse. Le « style de gauche », à l’inverse, est avant tout travaillé, organisé. Issu du prolétariat, du muscle et de la sueur, il s’inspire plutôt de Bossuet, Michelet, Hugo, Peguy, Zola et Jaurès. À droite, la légèreté du génie créatif ; à gauche, la lourdeur laborieuse. Nimier, Blondin et Laurent développeront ainsi une écriture ludique, fondée sur un humour potache, le goût du pastiche et le rejet de l’héroïsme.
L’universitaire Marc Dambre publie d’ailleurs un essai consacré à ce groupe intitulé Génération hussards. Nimier, Blondin, Laurent… Histoire d’une rébellion en littérature, Paris, Perrin, 2022.
Jacques Audiberti, « Existe-t-il un style littéraire de droite ? », La Parisienne, juin 1955. Mentionné par Vincent Berthelier, p. 246.
Quoique son style ne soit ni délicat ni aristocratique, et qu’il se situe plus du côté de Rabelais que de Mme de Lafayette, Céline est bien sûr le nom communément convoqué pour illustrer cette thèse. Auteur de pamphlets antisémites mais aussi collaborateur actif, Céline est sans conteste un des écrivains les plus modernes du XXe siècle, inventeur d’un style inimitable fondé d’abord, dans le Voyage, sur le mélange d’une langue littéraire extrêmement écrite et de tournures orales ou argotiques, puis sur le « métro émotif » de ses fameux points de suspension. Pourtant, loin d’être un archétype, Céline fait plutôt figure d’exception dans le paysage littéraire réactionnaire du siècle dernier.
Annick Duraffour et Pierre-André Taguieff, Céline, la race, le juif, Paris, Fayard, 2017.
Si l’on en croit Vincent Berthelier, le « style » revendiqué par les écrivains d’extrême droite au XXe siècle est généralement bien plus un conservatoire (perpétuation d’un héritage littéraire) qu’un laboratoire (innovation), pour reprendre la distinction proposée par Gilles Philippe et Julien Piat. La référence permanente au classicisme en est sans doute la preuve la plus évidente, justifiant notamment un goût largement partagé pour les maximes, les aphorismes ou les phrases moralisantes. Le « style » est avant tout à leurs yeux une « norme haute » supposant un bon usage du français et de sa syntaxe, et beaucoup d’entre eux s’insurgent contre les innovations langagières de leur temps. Au début du XXe siècle, Maurras rejette toutes les modernités poétiques, du Romantisme au Symbolisme, dont il dénonce la tendance au « verbalisme ». Quelques années plus tard, les écrivains fascistes rendent les auteurs esthètes de la NRF responsables de l’amollissement de la France. Quant à Houellebecq, il refuse aujourd’hui l’héritage du Nouveau Roman et du structuralisme. Mais c’est sans doute le mouvement des « puristes » (dont Berthelier a le mérite de nous rappeler l’existence) qui illustre le mieux ce lien entre conservatisme politique et conservatisme linguistique. Constitué d’écrivains proches de l’Action française, ce mouvement vise à défendre la langue française contre les menaces que constitueraient le projet de réforme de l’orthographe de 1905 et la réforme de l’enseignement de 1910, permettant notamment d’entrer à l’université sans avoir fait de latin. Leur conception de la littérature est essentiellement grammaticale, et a marqué durablement l’esprit des écrivains réactionnaires. D’ailleurs, n’a-t-on pas vu Richard Millet emprunter en 2020 le titre d’un ouvrage puriste écrit en 1923 par André Thérive, transformant Le Français, langue morte ? en Français langue morte (sans le point d’interrogation, l’affirmation ayant valeur d’élégie) ?
Gilles Philippe et Julien Piat (dir.), La langue littéraire. Une histoire de la prose en France de Gustave Flaubert à Claude Simon, Paris, Fayard, 2009, p. 25.
Stratégies politiques : des écrivains face à l’Histoire
En réalité, la notion de style semble donc avoir été utilisée tout au long du XXe siècle par les écrivains de droite et d’extrême droite à des fins avant tout politiques, tantôt pour minimiser les errances politiques des uns, les compromissions des autres, tantôt pour faire passer des idées controversées en les enveloppant d’un voile littéraire. La trajectoire de Céline est à ce titre très frappante : alors que ses premiers écrits sont imprégnés d’une vision politique très affirmée (le Voyage au bout de la nuit brocarde, entre autres, la guerre, les colons français en Afrique, le fordisme et la psychiatrie), il publie après la guerre, en 1955, les Entretiens avec le professeur Y dans lesquels il déclare que les idées ne sont rien et que pour lui, seul compte le style. L’essai participe en fait d’une véritable entreprise de mystification destinée à vider les pamphlets de leur charge politique et à réhabiliter ses récits de fiction, nourrissant au passage le fameux débat sur l’auteur et l’œuvre.
Il s’agit donc de révéler les liens existant entre les choix d’écriture des auteurs réactionnaires et leur sensibilité politique et pour cela, Vincent Berthelier adopte une démarche historique en distinguant trois grandes périodes de la littérature réactionnaire : l’entre-deux-guerres, dominé par la figure tutélaire de Maurras ; la Seconde Guerre mondiale, autour d’écrivains doriotistes, ou adhérant d’une manière ou d’une autre à l’idéologie national-socialiste ; la période contemporaine, caractérisée par des trajectoires plus singulières, de Cioran à Houellebecq. L’universitaire nous propose ainsi d’explorer les évolutions et les nuances de la nébuleuse réactionnaire, dont il rappelle qu’elle recouvre des opinions politiques très diverses. Étymologiquement, le réactionnaire est celui qui réagit (face à une agression extérieure), mais aussi celui qui aspire à la restauration d’un passé regretté. Le mot recouvre aujourd’hui certaines opinions spécifiques, telles que la haine de Mai 68, de la démocratisation, de l’égalité, mais aussi parfois du progrès technologique. Il y a donc des passerelles, mais aussi des différences fondamentales entre l’Action française (mouvement royaliste, violemment antigermaniste qui domine la droite des années vingt), le Parti Populaire français de Doriot (qui prône la collaboration avec le Reich à partir du milieu des années trente), et le Front National ou la Nouvelle Droite qui, depuis les années soixante-dix, cherchent surtout à rassembler l’extrême droite autour du thème de l’immigration. C’est l’un des intérêts de cet essai que de resituer avec précision et efficacité ces différentes formes de la réaction politique, dans une langue à la fois claire et élégante, traversée de formules à l’ironie efficace, y compris lorsqu’il s’agit d’évoquer les dérives de la gauche – on y croise par exemple André Gide dans les années trente, « nagea[nt] en pleine extase soviétique »…
Itinéraires et réseaux
Les chapitres, en envisageant successivement les trajectoires de plus d’une douzaine d’écrivains, impressionnent aussi par leur érudition et par la maîtrise d’un très vaste corpus. Berthelier rend justice à la singularité d’auteurs dont les engagements politiques sont assez divers, en particulier sous l’Occupation. Il y a alors un monde entre la collaboration active de Drieu La Rochelle ou l’antisémitisme violent de Brasillach, l’abstentionnisme de Marcel Aymé et l’entrée en résistance de Bernanos. L’auteur analyse avec une véritable aisance les œuvres maîtresses de ces écrivains afin de noter les traits d’écriture propres à chacun. On perçoit d’abord l’influence du classicisme de Maurras, chantre d’une langue claire et ordonnée ayant inspiré le style togatus de Montherlant (style « en toge », hérité de l’antiquité romaine, mais aussi de l’Italie de Mussolini), ou encore l’écriture savante et travaillée de Chardonne. Puis, à mesure que les écrivains réactionnaires renient l’Action française, s’affirment des voix plus personnelles : on pense à la verve de Rebatet, à la langue rapide et « jazzée » de Morand, ou aux multiples jeux sur le signifiant caractérisant les premières œuvres de Renaud Camus. Les trajectoires, quoique singulières, ne sont pas dépourvues de similitudes et l’on observe bien souvent que le travail véritablement littéraire des débuts (avec même, parfois, des liens avec l’avant-garde) se trouve délaissé à mesure que l’engagement politique s’intensifie. Certains cèdent aux mécaniques rhétoriques de la littérature polémique : hyperboles et comparaisons biologiques destinées à rabaisser l’adversaire (Maurras, Rebatet), euphémismes permettant de minimiser les compromissions (Jouhandeau ou Cioran), abandon des recherches sur le signifiant au profit d’un langage plus univoque (Renaud Camus). D’autres se réfugient dans l’académisme qui les mènera… à l’Académie (Montherland, Morand, Déon ou Laurent) !
On perçoit aussi dans le travail de Vincent Berthelier l’influence de la sociologie, à travers l’étude minutieuse des « champs » dans lesquels s’inscrivent les auteurs. Leurs choix stylistiques sont souvent déterminés par leurs réseaux d’amitiés et les liens qu’ils entretiennent avec le monde politique, le milieu du journalisme. La rencontre de Drieu avec Otto Abetz en 1934, par exemple, apparaît comme déterminante dans son parcours : celui qui sera bientôt ambassadeur allemand à Paris nomme le jeune écrivain rédacteur en chef de la NRF en 1940. C’est un tournant esthétique pour Drieu, qui abandonne le classicisme et le « verbiage » pour se tourner vers une littérature plus virile, incarnée par Bernanos, Giono ou Céline. Il publie des articles dans le journal fasciste et antisémite Je suis partout, donne à ses textes une tournure plus satirique, voire pamphlétaire. Le recours à la presse semble aussi avoir favorisé l’expression du fond réactionnaire que Jouhandeau avait peut-être refoulé dans ses premiers textes littéraires. Les articles antisémites qu’il donne en 1936 et 1937 à L’Action française et qui seront regroupés ensuite dans son livre Le Péril juif choquent Paulhan et Gide, ses amis de la NRF, par leur violence et leur absence de mise à distance littéraire. Quant à l’amitié qui unit Céline, Aymé, Morand, Chardonne et les Hussards, elle explique la ferveur avec laquelle Nimier ou Blondin œuvrent à la réhabilitation de leurs aînés. C’est d’ailleurs en vertu de ses liens avec la nébuleuse réactionnaire que Marcel Aymé est retenu dans ce corpus. En 1935, il a signé le « Manifeste des intellectuels français pour la défense de l’Occident et de la paix en Europe » en soutien à l’Italie fasciste, avant de donner des textes à la NRF de Drieu et à Je suis partout. Ami de Brasillach, il a mené la campagne pour sa grâce à la Libération. Pourtant, aucun de ses écrits ne permet de l’identifier comme un auteur d’extrême droite – l’universitaire voit plutôt en lui un « abstentionniste ».
Le style comme vision du monde
On touche avec le cas de Marcel Aymé à une des limites de la démarche bourdieusienne, qui pourrait conduire parfois à un procès d’intention, les choix stylistiques apparaissant systématiquement comme une stratégie politique consciente ou inconsciente, déterminée par les origines ou les ambitions sociales. Pourtant, Vincent Berthelier laisse bien voir, par exemple, que la métaphysique négative développée par Cioran après la guerre n’est pas seulement une façon commode pour l’écrivain d’évacuer tout débat autour des idées politiques qu’il a exprimées dans son essai fasciste, Transfiguration de la Roumanie (1936). On peut la considérer aussi comme une reformulation de ses convictions – il y a en effet de véritables échos entre le déclinisme réactionnaire et le gnosticisme, qui envisage l’humanité comme la création ratée d’un démiurge malfaisant, entre les espoirs de grandeur suscités par le Reich et la quête mystique d’élévation spirituelle. Berthelier aurait d’ailleurs pu souligner que l’attrait pour une mystique négative est un courant de fond traversant tout un pan du mouvement réactionnaire, de Bernanos à Millet, en passant par Jouhandeau et Cioran.
Par ailleurs, quoique l’organisation des chapitres par auteurs puisse donner le sentiment qu’il existe autant de styles que d’écrivains réactionnaires, la conclusion offre des pistes intéressantes permettant de répondre à la question principale soulevée par l’étude : qu’est-ce que le style réactionnaire ? En effet, certains traits stylistiques semblent récurrents dans les écrits d’extrême droite et ce, tout au long du siècle dernier. Tout d’abord la référence au classicisme, quoiqu’elle apparaisse comme une notion extrêmement plastique, recouvrant des imaginaires très divers (de l’éloge du rationalisme cartésien et de l’écriture perçue comme un artisanat, chez Maurras et les puristes, à l’inquiétude métaphysique de Bernanos et Drieu admirant bien plutôt Racine et Pascal). Ensuite, un goût pour la rapidité, les ellipses, les juxtapositions ou les anacoluthes, produisant un effet paradoxal ou absurde (Jouhandeau à ses débuts, Céline, Morand, Chardonne ou Houellebecq). Enfin, un usage fréquent de la polyphonie et de l’ironie, procédés qui permettent la multiplication des voix, des points de vue, supposent une complicité intellectuelle avec le lecteur et nécessitent un déchiffrement. Une même logique préside à ces préférences stylistiques : l’élitisme, l’attachement à une hiérarchie littéraire découlant d’une hiérarchie sociale. Pour Vincent Berthelier, l’attachement au style revendiqué par une grande partie des écrivains réactionnaires depuis le début du XXe siècle ne traduit donc pas tant l’ambition d’élaborer une langue singulière et novatrice, mais plutôt la volonté de perpétuer ou de restaurer un usage élevé du français qui contribue à les inscrire aux yeux de leurs contemporains, mais aussi de la postérité, dans le Panthéon littéraire – c’est ainsi, notamment, qu’il interprète le choix de la phrase longue par Millet. Pourtant, conservatisme langagier et conservatisme politique ne vont pas toujours de concert ; c’est pourquoi une étude comparative incluant des écrivains de gauche au style très précieux, comme Pierre Bergounioux, permettrait sans doute de prolonger la réflexion de façon intéressante.
Enfin le style n’est pas qu’une question de langue. Il est aussi une attitude, un mode de vie – c’est le dandysme de Drieu La Rochelle ou la posture de Cioran, penseur sceptique observant le monde depuis les combles d’un immeuble du Quartier latin. La notion inclut aussi sans doute une vision du monde spécifique, des motifs obsessionnels qui, au même titre que les structures grammaticales ou les procédés rhétoriques, permettent d’identifier l’auteur d’un texte dès ses premières lignes. En 2011, alors qu’on l’accuse d’être un écrivain sans style, Houellebecq récuse la remarque en soulignant le fait que « certains états mentaux semblent [lui] être assez spécifiques ». L’organicisme – qui consiste à envisager la société tel un corps humain, avec un vocabulaire physiologique comme celui qu’emploient communément Maurras, Rebatet, Cioran ou encore Millet – ou le goût pour la province, parfois associée à la banlieue, tel que l’expriment Maurras, Bernanos, Jouhandeau, Aymé, Chardonne, Millet et Renaud Camus, sont des « canaux de sensibilité » qui contribuent aussi à la formation d’un style réactionnaire. En révélant ces héritages, Vincent Berthelier nous offre des clés pour mieux comprendre le discours littéraire réactionnaire contemporain, et ce n’est pas là le moindre de ses mérites.
Voir Marielle Macé, Styles. Critiques de nos formes de vie, Paris, Gallimard, « NRF Essais », 2016.
Michel Houellebecq, « C’est ainsi que je fabrique mes livres », entretien avec Frédéric Martel, NRF, n°548, janvier 1999, p.199. Cité par Vincent Berthelier, p.353.
Pour citer cet article
Caroline Minard, « Le style réactionnaire. De Maurras à Houellebecq, un livre de Vincent Berthelier », RevueAlarmer, mis en ligne le 29 août 2022,