07.07.23 Victor Hugo raciste ? À propos du « Discours sur l’Afrique » et de quelques autres textes

En mai 2017, la lycéenne martiniquaise Alexane Ozier-Lafontaine lance une pétition, adressée au ministre de l’Éducation nationale (à l’époque Jean-Michel Blanquer), pour soulever la question du racisme de Victor Hugo (1802-1885) et obtenir l’exclusion de l’écrivain des manuels scolaires, ou au moins que les enseignants cessent de le présenter comme « un homme parfait n’ayant aucun défaut ». L’initiative qui reçoit un certain écho, est commentée dans la presse locale, et fait l’objet d’une discussion lors d’une séance du Groupe Hugo de l’université Paris-Diderot. Trois ans plus tard, une plaque de rue au nom de Hugo est décrochée à Fort-de-France. Au Sénégal, c’est dans le sillage du mouvement Rhodes must fall, initialement lancé en 2015 en Afrique du Sud, que la personnalité de Hugo va se trouver vivement contestée, comme d’autres célébrités (notamment Faidherbe) associées à la colonisation française. Plus généralement, l’idée d’un Victor Hugo raciste circule sur Internet. 

Alexane Ozier-Lafontaine, « In order for French teachers to learn that Victor Hugo was also a racist », pétition publiée sur le site Change.org, 2017, https://www.change.org/p/in-order-for-french-teachers-to-learn-that-victor-hugo-was-also-a-racist, consulté le 3 mars 2023.

« Une lycéenne découvre les penchants racistes du poète Victor Hugo », France Info – Martinique la 1re, 17 mai 2017, https://la1ere.‌francetvinfo.fr/martinique/‌‌lyceenne-decouvre-penchants-racistes-du-poete-‌victor-‌hugo-474799.‌html, consulté le 3 mars 2023.

Compte rendu de la séance du 20 mai 2017, site Victor Hugo, http://groupugo.div.‌jussieu.fr/‌Groupugo/‌s%C3%A9ances/‌17-05-20.htm, consulté le 3 mars 2023.

Fait rapporté dans Moustapha Faye, « Victor Hugo non grata au Sénégal ? Quand le plus lumineux ambassadeur de la France présente d’obscures lettres de créance », article non publié (communiqué par l’auteur).

Voir ibid. et Moustapha Faye, « L’enseignement du français au cycle secondaire sénégalais : comment la découverte des textes racialistes de Victor Hugo interroge-t-elle sur les limites des approches pédagogiques privilégiées ? » in Mamadou Dramé et al. (dir.), 60 ans des Écoles normales supérieures : parcours, mutations, défis et perspectives, FASTEF, p. 187 (texte communiqué par l’auteur).

Le fait est que cette accusation n’est pas dénuée de tout fondement. Le « Discours sur l’Afrique » de 1879, dont des extraits sont utilisés comme argument dans la pétition d’Alexane Ozier-Lafontaine, est sans doute, à cet égard, l’un des textes les plus  embarrassants. Le but de cet article n’est ni de défendre la mémoire de Hugo, ni de l’accabler et de le vouer aux gémonies (ce ne serait pas le lieu pour cela, j’y reviendrai en conclusion). Il s’agit d’essayer de faire exactement le point sur ce qu’il y a de raciste dans l’œuvre de Victor Hugo, mais aussi sur la dimension antiraciste de son œuvre et sur la manière dont ce qu’il y a de raciste chez lui s’enracine dans d’autres dimensions de son idéologie (notamment le progressisme, la conception idéaliste de l’histoire, et même ce que l’on pourrait appeler, d’un terme anachronique, l’européisme).

La question se posait de savoir s’il convenait de traiter dans le même mouvement, et dans le même article, l’antisémitisme et la négrophobie. Il me semble que cela est possible. Certes, ces deux formes de racisme puisent dans une histoire différente, reposent sur des idéologies et des affects différents, s’enracinent dans des traditions littéraires qui n’ont rien à voir, etc. Cependant, elles permettent toutes les deux de se demander dans quelle mesure la catégorie de la « race » est opératoire dans la pensée de Hugo, comment celui-ci s’y rapporte, et comment elle peut entrer en tension avec son universalisme.

Hugo raciste et antiraciste

Bug-Jargal / par Victor Hugo ; illustré de vingt-deux dessins par Beaucé et Riou ; gravures de Pannemaker, 1886.

Des stéréotypes racistes

Dans la vaste production de Hugo qui précède le « Discours sur l’Afrique » prononcé en 1879, les éléments racistes ne sont pas absents de certains textes. Dans un premier temps, jusqu’au milieu des années 1830, Hugo recourt quelquefois à des stéréotypes racistes pour construire certains de ses personnages de théâtre ou de roman – ce qui n’empêche pas, d’ailleurs, que ces œuvres puissent être idéologiquement ambiguës, même sur la question raciale, et que leur incontestable dimension raciste puisse s’articuler à une dimension opposée. Le roman Bug-Jargal (1826), qui raconte une révolte d’esclaves à Saint-Domingue en 1791, a pu passer aussi bien pour négrophile que pour négrophobe ; si le héros noir, Bug-Jargal, dit Pierrot, est caractérisé par une grande noblesse d’âme et un esprit très chevaleresque, ses traits physiques empruntent cependant à ceux de la bête sauvage ; certaines de ses qualités (force physique, gigantisme) connotent l’animalité ; psychologiquement, il montre la même intrépidité, mais aussi la même docilité que son chien Rask. Plus généralement, les esclaves noirs révoltés sont vus au prisme de stéréotypes racistes qui concernent leur lubricité ou le caractère ridicule de leur accoutrement.

J’emprunte cette remarque à Moustapha Faye, « Victor Hugo non grata au Sénégal ? », art. cité.

Pour une analyse très précise de Bug-Jargal autour de cette question du racisme, voir Léon-François Hoffmann, « Victor Hugo, les noirs et l’esclavage » (1996), s. d., http://groupugo.div.jussieu.fr/‌groupugo/‌textes_‌et_‌documents/hoffmann_les_noirs_et_‌l%27esclavage.pdf, consulté le 6 mars 2023. J’emprunte à cet article les quelques remarques qui précèdent.

 On peut aussi évoquer la figure du juif Manassé-Ben-Israël, dans la pièce Cromwell (1827), « espion usurier, traître perfide et intéressé, enchanté de tromper les chrétiens […] et de les voir s’entre-égorger au profit de son peuple ». Mais la figure est ambivalente, puisque ce personnage est aussi « l’astrologue élu de Dieu, l’herméneute qui déchiffre le langage des rêves, du ciel et des étoiles et dont le pouvoir quasiment divin épouvante Cromwell ». Il n’empêche que Hugo utilise au premier degré un certain nombre de stéréotypes antisémites.  Des analyses similaires pourraient encore être faites à propos du juif de la pièce Marie Tudor (1833), ou de propos antijuifs placés dans la bouche de personnages des Burgraves (1843). À chaque fois Hugo, par facilité, fait fond, sur un certain nombre de stéréotypes littéraires (et, plus généralement, culturels) qui lui préexistent.

Nicole Savy, « Se déprendre de la doxa, ou la genèse de “l’intellectuel engagé” : Victor Hugo et les Juifs, histoire d’une désymbolisation », in De l’absolu littéraire à la relégation : le poète hors les murs, colloques Fabula, 2014, https://www.fabula.org/colloques/document2446.php, consulté le 3 mars 2023.

Voir Nicole Savy, « Se déprendre de la doxa, ou la genèse de “l’intellectuel engagé”… », art. cit., pour de telles analyses.

À côté de ces stéréotypes racistes servant à construire des personnages à l’échelle d’une œuvre, et donc lisibles à chaque fois sur une assez grande étendue de texte, on trouve aussi des énoncés racistes plus isolés, plus circonscrits, qui d’ailleurs perdurent plus longtemps dans l’œuvre de Hugo. Je ne prétends pas ici citer tous ces énoncés racistes, mais seulement en donner un échantillon. L’ambition d’exhaustivité est du reste contrariée par le fait que l’on peut parfois hésiter sur le repérage du discours indirect libre. Ainsi, dans la dixième section de La Pitié suprême, texte écrit pendant l’exil, mais publié seulement en 1879, Hugo affirme que la misère morale des tyrans est telle que ceux-ci méritent d’être au moins autant plaints que « le bandit », « le brigand », « le nègre » ou « le malgache », que l’on est plus enclin à excuser :

[…] Nul n’exige qu’un nègre

Ou qu’un malgache, étant stupide, soit intègre ;

On les plaint ; savent-ils ce que c’est que la loi ?

Et vous ne plaignez pas ce sultan ou ce roi,

Cet autre nègre orné d’autres verroteries !

Victor Hugo, Œuvres complètes : poésie IV, éd. Jacques Seebacher, Guy Rosa et al., Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1985, p. 945.

Jean-Claude Fizaine, éditeur critique du texte, semble considérer que la référence à la stupidité du « nègre » et du « malgache » était attribuable à ce « on », soumise au régime du discours indirect  mais il semble difficile de l’affirmer de manière péremptoire. Certains passages sont cependant moins équivoques. Dans Châtiments (1853), la verve satirique hugolienne s’accommode parfois très bien d’attaques xénophobes ou racistes contre les hommes du Second Empire. Hugo stigmatise ainsi les « Amis de Fould le juif ou de Maupas le grec », conjuguant antisémitisme et xénophobie ; ailleurs il les interpelle ainsi : « Ô Ducos le gascon, ô Rouher l’auvergnat, / Et vous, juifs, Fould Shylock, Sibour Iscariote ». De manière générale, la figure d’Achille Fould, banquier juif et ministre de Napoléon III, nourrit, chez le poète,   une certaine rhétorique antisémite. Dans le même recueil, Hugo conteste l’humanité de ses adversaires en les réduisant au statut de « nègres blancs ». Dans « Deux voix dans le ciel », poème des Quatre Vents de l’Esprit, le dialogue entre « Zénith » et « Nadir » nous offre un bien triste calembour : au « Zénith », figure du sublime et des sentiments élevés, qui affirme : « Je regarde voler les aigles », le rieur corrosif et nihiliste qu’est Nadir répond : « Moi, les juifs ». Quelques vers plus bas, « Zénith » répondra par un cinglant « Tais-toi, nègre ! » aux attaques portées par « Nadir » contre « la vierge », « le lys », « le jour » et la « blancheur ». C’est dans le « Poème du jardin des plantes », tiré de L’Art d’être grand-père, qu’on trouve ce qui est peut-être l’un des vers les plus insoutenables du poète : Dieu, y écrit-il, « Exagère le nègre, hélas, jusqu’au gorille ».

 Jean-Claude Fizaine, note 28 à La Pitié suprême, in Victor Hugo, Œuvres complètes : poésie IV, op. cit., p. 1468.

Victor Hugo, Œuvres complètes : poésie II, éd. Jacques Seebacher, Guy Rosa et al., Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1985, p. 34.

 Ibid., p. 72.

 Ibid., p. 116.

Une pensée anti-raciste

Victor Hugo, Œuvres complètes : poésie III, éd. Jacques Seebacher, Guy Rosa et al., Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1985, p. 1193.

Ibid., p. 1194.

 Ibid., p. 742.

On continue donc à trouver, chez le Hugo de l’exil et d’après, des formules à l’emporte-pièce qui mobilisent un imaginaire antisémite ou négrophobe ; elles sont cependant relativement isolées et ne font guère système. Ces énoncés racistes coexistent avec un discours antiraciste qui est, quant à lui, plus articulé et plus théorisé, plus pensé. Ainsi, à partir de son exil en 1851, Hugo prend position de manière constante contre l’esclavage, et professe, à cette occasion, des idéaux universalistes et fraternels au nom desquels est affirmée l’égalité des noirs et des blancs. Hugo prend notamment la défense de l’abolitionniste blanc états-unien John Brown, exécuté le 2 décembre 1859 ; on lit dans une lettre de lui, datée de ce même mois et adressée à trois intellectuels haïtiens, que « République blanche et République noire sont sœurs, de même que l’homme noir et l’homme blanc sont frères ». En 1860, le quotidien haïtien Le Progrès publie ces mots de Hugo à Exilien Heurtelou :

 Voir Léon-François Hoffman, « Victor Hugo, les noirs et l’esclavage », art. cit., et Nicole Savy, « Se déprendre de la doxa, ou la genèse de “l’intellectuel engagé », art. cit., pour quelques autres exemples.

Cité (et brièvement commenté) dans Léon-François Hoffmann, « Victor Hugo, les noirs et l’esclavage », art. cit., n. p.

Vous êtes, monsieur, un noble échantillon de cette humanité noire si longtemps opprimée et méconnue. 

D’un bout à l’autre de la terre, la même flamme est dans l’homme ; et les noirs comme vous le prouvent. Y a-t-il eu plusieurs Adam ? Les naturalistes peuvent discuter la question ; mais ce qui est certain, c’est qu’il n’y a qu’un Dieu.

Puisqu’il n’y a qu’un père, nous sommes frères.

C’est pour cette vérité que John Brown est mort ; c’est pour cette vérité que je lutte. Vous m’en remerciez, et je ne saurais vous dire combien vos belles paroles me touchent.

Il n’y a sur la terre ni blancs ni noirs, il y a des esprits : vous en êtes un. Devant Dieu, toutes les âmes sont blanches. 

Lettre de Victor à Exilien Heurtelou, in Victor Hugo, Œuvres complètes, t. X, éd. Jean Massin, Paris, Club français du livre, 1969, p. 728. Cité dans Léon-François Hoffmann, « Victor Hugo, les noirs et l’esclavage », art. cit. Cette lettre a été présentée, contextualisée et commentée par Michaël Roy dans « Ténèbres de l’esclavage, lumières de la révolte : une lettre de Victor Hugo à Exilien Heurtelou (1860) », revue ALARMER, 20 avril 2021, https:‌//‌revue.alarmer.org/tenebres-de-lesclavage-lumieres-de-la-revolte-une-lettre-de-victor-hugo-a-exilien-heurtelou-1860/, consulté le 13 juin 2023.

La dernière phrase de cette citation dénote, à tout le moins, une certaine maladresse ; les bonnes intentions de Hugo sont cependant certaines, et sa profession de foi universaliste est on ne peut plus limpide. Dans le même temps, Hugo prend le parti des juifs victimes de persécution, que ce soit dans sa pièce Torquemada, écrite en 1869 et publiée en 1882, ou au moment des pogroms antisémites qui ont lieu dans la Russie tsariste en 1881 : il accepte de présider un comité de secours aux victimes et publie un texte de soutien dans les journaux Le Gaulois et Le Rappel.

Comme le relève l’éditeur critique de l’édition Massin, citée plus haut (dans Victor Hugo, Œuvres complètes, t. X, op. cit., p. 728).

 Voir Nicole Savy, « Se déprendre de la doxa, ou la genèse de “l’intellectuel engagé », art. cit.

La place de grève, Esmeralda donnant à boire à Quasimodo; le théâtre illustré, Notre-Dame de Paris, drame en cinq actes, de Paul Foucher, d’après le roman de Victor Hugo, représenté au Théâtre des Nations : [estampe] / dessin de M. Adrien Marie , 1879.

L’écriture contre les stéréotypes

Pour que ce tour d’horizon soit complet, il faut aussi mentionner que l’écriture hugolienne s’attache parfois à déjouer, à démentir des stéréotypes racistes, ce qui peut s’analyser comme une protestation indirecte et discrète contre certains préjugés. C’est ainsi que le traitement du personnage d’Abd-el-Kader, dans plusieurs textes de la période 1848-1853, contredit le cliché de l’Arabe fourbe, puisque la fourberie est rejetée du côté des blancs ; dans le face-à-face entre l’émir algérien et Louis-Napoléon Bonaparte, évoqué dans le poème « Orientale » de Châtiments, la supériorité morale du premier sur le second est incontestable. En outre, la fiction hugolienne, emportée dans sa logique propre, permet parfois de nourrir, sur la question de la « race » et du racisme, des réflexions intéressantes qui vont probablement au-delà de ce que Hugo aurait pu lucidement et explicitement énoncer. Je pense en particulier au traitement du personnage de la Esmeralda dans Notre-Dame de Paris. En effet, la Esmeralda est supposée être une « bohémienne », elle est appelée « l’égyptienne », elle chante en espagnol –le roman souligne son origine étrangère, et orientale (comme le rappelle en 1829 la préface des Orientales, « l’Espagne c’est encore l’Orient »). Et le roman ne cesse, en particulier, de souligner son teint foncé : elle a la peau brune, le front brun, les épaules brunes ; Phoebus, au moment de faire l’amour avec elle, délace son corsage et en fait sortir « la belle épaule nue de la bohémienne, ronde et brune », puis, après l’avoir déshabillée, « coll[e] ses lèvres ardentes à ces belles épaules africaines ». La couleur de peau de la Esmeralda semble être le signe indiscutable de son extranéité ! Or à la fin du roman, on apprend qu’elle est née à Reims, que sa mère est une prostituée champenoise nommée Pâquette-la-Chantefleurie. De son père on ne sait rien, et il est toujours possible d’imaginer que c’est de lui qu’elle tient son teint foncé ; mais rien n’indique qu’il vienne de l’« Orient » – le texte ne prend pas la peine de le dire, ni même de le suggérer : on est plutôt fondé à penser que la « bohémienne » n’a pas d’origine étrangère, et qu’elle se trouve simplement avoir la peau un peu hâlée. « Elle avait […] les plus charmants fins cheveux noirs, qui frisaient déjà. Cela aurait fait une fière brune, à seize ans ! » précise, plus tôt dans le roman, le personnage de Mahiette, qui l’a vue bébé alors qu’elle s’appelait encore Agnès, sans songer à mettre les cheveux noirs en rapport avec une quelconque origine orientale, et sans se douter, bien sûr, que la petite Agnès est devenue la Esmeralda.Ce qui est assez remarquable, c’est la manière dont Hugo laisse entendre qu’on voit la Esmeralda comme brune de peau parce que l’on pense qu’elle est orientale, ou africaine, ou espagnole. Ce sont à la fois la haine xénophobe et les fantasmes érotiques des uns et des autres qui font de la Esmeralda, littéralement, selon une terminologie en usage aujourd’hui, « une racisée ». Le regard et la projection fantasmatique des autres personnages persuadent ceux qui la côtoient qu’elle n’est pas blanche, alors qu’elle n’a aucune raison biographique de ne pas l’être. Ce n’est pas tordre le roman que de voir là, à l’œuvre, une analyse assez finement dialectique de ce que c’est que la « race » et la « racisation » –. Pareille analyse qui dénaturalise l’extranéité et à laquelle on peut donc accorder une certaine force antiraciste : toutes les projections sur l’exotique et orientale Esmeralda sont renvoyées à leur inanité.

Voir Franck Laurent, Victor Hugo face à la conquête de l’Algérie, Paris, Maisonneuve et Larose, coll. « Victor Hugo et l’Orient », 2001, p. 31-34.

Victor Hugo, Œuvres complètes : poésie I (éd. Jacques Seebacher, Guy Rosa et al.), Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1985, p. 413.

Victor Hugo, Œuvres complètes : roman I (éd. Jacques Seebacher, Guy Rosa et al.), Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1985, p. 707.

Ibid., p. 709.

Ibid., p. 645. Ces paroles de Mahiette sont citées et commentées par Agnès Spiquel, dans une perspective un peu différente de la mienne, dans son article « La bohémienne de Hugo » (site Victor Hugo, communication prononcée le 24 mai 2003, http://groupugo.div.jussieu.fr/groupugo/03-05-24spiquel.htm, texte consulté le 4 juillet 2023).

Ce développement exploite une suggestion de Franck Laurent (voir la séance du 20 mai 2017 du Groupe Hugo, déjà citée).

Dérapages ou impensés ?

À l’issue de ce tour d’horizon, reste à discuter le statut même des énoncés racistes isolés qui parsèment, jusqu’à très tard, la prose et les vers de Hugo. Faut-il pour les décrire invoquer le paradigme du « dérapage » ? Hugo dérape-t-il quand il dit que Dieu « exagère le nègre, hélas, jusqu’au gorille » ? Autrement dit, sortirait-il accidentellement du chemin authentique de sa pensée, qui serait par défaut antiraciste ? Une telle compréhension de ces énoncés peut se défendre : lorsqu’il fait l’effort de penser, en effet, et au moins à partir de l’exil (compte non tenu, pour l’instant, du Discours sur l’Afrique), Hugo semble être beaucoup plus antiraciste que raciste. Quand il fait l’effort d’élaborer, quand il se donne la peine de réfléchir, il écrit des choses qui vont très nettement dans le sens de l’universalisme, de l’unité du genre humain et de l’égalité des hommes. Dès lors, on pourrait considérer que cet antiracisme universaliste correspond au niveau normal de la pensée de Hugo sur la question raciale, et que les formulations racistes qui apparaissent chez lui représentent des pas de côté, ou des pas en arrière, peut-être dus à un relâchement momentané, à la volonté de faire un bon mot, à un oubli de soi-même. 

D’un autre côté, les textes en question sont écrits, imprimés ; ils n’ont pas été proférés avec la même légèreté qu’un propos oral ; et surtout, même si Hugo pense plus en antiraciste qu’en raciste, reste que, sur ces questions, il ne pense tout de même pas beaucoup. Comme le suggère Claude Millet, c’est en partie ce qui le sauve : c’est cela qui l’empêche de sombrer, comme tant de penseurs à son époque (Gobineau bien sûr, mais aussi Augustin Thierry, Michelet, etc.), dans l’élaboration de véritables théories raciales et racistes ; il est possible que, s’il s’était intéressé à ce sujet comme il s’est intéressé à tant d’autres, il aurait écrit des choses encore bien plus insoutenables que ce que l’on peut trouver sous sa plume. Cette indifférence, presque étonnante chez un homme aussi curieux de tout qu’il l’était, est donc sa chance. Mais c’est aussi sa limite : dans la mesure où il ne prend pas à bras le corps la question de la « race », ni celle du racisme, Hugo se condamne aussi à laisser libre cours à ce qui relève de l’impensé, à ce qu’il aurait pu et dû censurer en y réfléchissant mieux ; il se condamne, « par facilité », comme je le suggérais plus haut, à reprendre à son compte des stéréotypes. Je ne déciderai pas ici s’il vaut mieux mobiliser le paradigme du « dérapage » ou celui de l’« impensé » : ce paragraphe et le précédent montrent, que les deux lectures ont leur mérite et leur pertinence. Il n’est pas exclu que chacun de ces deux paradigmes capture une partie de la réalité.

Je paraphrase là des remarques suggestives de Claude Millet.

Le « Discours sur l’Afrique »

Discours prononcé par Victor Hugo le 18 mai 1879, tandis qu’il présidait un banquet commémorant l’abolition de l’esclavage, et recueilli dans Actes et Paroles. Depuis l’exil. Manuscrit autographe.

Un texte colonialiste et raciste

Venons-en à présent au Discours sur l’Afrique de 1879 qui est le texte de Hugo le plus compromettant, car il est celui où les thèses colonialistes et les préjugés racistes se donnent le plus libre cours. Ce discours est prononcé le 18 mai 1879 par Hugo, à l’occasion d’un banquet organisé au restaurant Bonvallet, à Paris, en commémoration de l’abolition de l’esclavage en 1848 par Victor Schoelcher. En présence de blancs, de noirs et de créoles, cette manifestation prétend rassembler les « amis de la race noire », réunis dans « l’horreur de l’esclavage et la haine du préjugé de couleur ». Schoelcher y prononce lui-même un discours, à la fois anti-esclavagiste et colonialiste, avant d’introduire Hugo. 

 31e anniversaire de l’abolition de l’esclavage. Banquet commémoratif donné à Paris le 18 mars 1879 sous la Présidence de Victor Hugo, Paris, Brière, 1879, p. 8, cité dans Elikia M’Bokolo, « Ce que sont ces étranges “amis de l’Afrique”… », in Adame Ba Konaré (dir.), Petit précis de remise à niveau sur l’histoire africaine à l’usage du président Sarkozy, Paris, La Découverte, coll. « La Découverte / Poche », 2009 (2008), p. 9-10.

Le discours de Hugo est colonialiste de part en part, tout au long des quatre pages serrées qui le composent dans l’édition Bouquins. Dans le « Discours » de 1879, Hugo justifie de manière assez brutale la mainmise de l’Europe sur l’Afrique, au nom de l’idée saint-simonienne que l’Europe doit prendre en charge la mise en valeur économique de l’Afrique et la civilisation des Africains. Ce n’est pas du tout une position exceptionnelle parmi la gauche républicaine de l’époque, et ce n’est pas une position nouvelle chez Hugo : on en trouve la trace, chez lui, dès les années 1840, même si, à l’époque, le soutien de principe formulé par Hugo à la conquête de l’Algérie s’accompagne parfois d’hésitations voire de fortes réticences. Ces réticences ont disparu dans le « Discours sur l’Afrique », texte massif, univoque, où le sens ne tremble guère. Il y a au moins deux raisons à cette simplification brutale du propos. La première tient au fait que Hugo s’exprime ici dans un cadre public, protocolaire, et qu’il calibre son discours de sorte à recueillir l’assentiment de ceux qui l’écoutent : ce n’est pas le lieu des subtilités et des nuances. A contrario, les réticences à l’égard de l’entreprise coloniale se lisaient surtout dans des textes non publiés, qui ne seront édités que de manière posthume. La seconde raison tient au fait qu’en 1879, on est en République – et le régime est désormais bien installé, depuis la victoire des républicains aux élections de 1877 ; une critique des exactions coloniales ne pourrait plus servir, à cette date, d’argument contre le régime politique en place, comme ce pouvait encore être le cas dix ans plus tôt, à la fin de l’Empire, lorsque Hugo dénonçait dans le poème « Misère » certains aspects de la colonisation en Algérie (ce texte, d’ailleurs, ne sera pas publié par Hugo et ne paraîtra qu’en 1902 dans le recueil posthume Dernière gerbe). 

Elikia M’Bokolo, « Ce que sont ces étranges “amis de l’Afrique”… », art. cit., p. 10-11.

Victor Hugo, Œuvres complètes : politique (éd. Jacques Seebacher, Guy Rosa et al.), Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1009-1012.

Voir Franck Laurent, Victor Hugo face à la conquête de l’Algérie, op. cit., p. 18 et passim.

 Ibid., p. 37, p. 41 et passim.

Ibid., p. 112.

Ibid., p. 104-106.

Texte clairement colonialiste, donc ; et raciste ? Si Hugo, dans le « Discours sur l’Afrique », n’exprime jamais de haine ni de mépris explicite à l’égard des Africains, reste que son propos s’appuie sur de nombreux stéréotypes racistes, qui concernent en particulier sa conception de l’histoire mondiale ; certaines formulations sont particulièrement saisissantes. Relevons celles qui semblent supposer que l’Afrique est une terre vierge, disponible à qui veut s’en emparer : c’est évidemment faire bien peu de cas des Africains (« Allez, Peuples ! emparez-vous de cette terre. Prenez-la. À qui ? à personne. Prenez cette terre à Dieu. Dieu donne la terre aux hommes, Dieu offre l’Afrique à l’Europe »). Notons aussi celles qui font de l’Afrique un continent sans histoire, un continent plongé dans la nuit et dont l’immobilisme fait obstacle à la « vie universelle » et à la « marche humaine » : « Quelle terre que cette Afrique ! L’Asie a son histoire, l’Amérique a son histoire, l’Australie elle-même a son histoire […] ; l’Afrique n’a pas d’histoire. » Relevons encore cette remarque : « Au dix-neuvième siècle, le blanc a fait du noir un homme ; au vingtième siècle, l’Europe fera de l’Afrique un monde. » Quand Hugo dit que « le blanc a fait du noir un homme », il fait allusion à l’abolition de l’esclavage : il entend par là que l’esclavage privait les noirs de leur humanité, et que c’est supprimant l’esclavage que « le blanc » a humanisé l’homme. Mais même ainsi comprise, et au-delà de son indélicatesse, une telle formulation passe naturellement sous silence que c’est bien par l’intervention du « blanc » – pour reprendre à Hugo son usage essentialisant du singulier – que « le noir », en premier lieu, a été réduit en esclavage – et, si l’on veut, déshumanisé : encore faudrait-il, pour en convenir, reconnaître que l’Afrique a une histoire…

 Victor Hugo, Œuvres complètes : politique, op. cit., p. 1012.

Ibid., p. 1010.

Id.

Essentialisme, progressisme, pensée européenne

 Ibid., p. 1011.

Mais ce qu’il y a surtout de notable dans ce discours, c’est que le racisme qu’y exprime Hugo s’enracine dans des idées qui sont habituelles chez lui et que l’on n’est nullement surpris de trouver sous sa plume. Le « Discours sur l’Afrique », pour déplaisant qu’il soit, n’est pas un texte venu de nulle part ; il ne s’agit pas d’une tache d’ombre sur la pensée lumineuse de Hugo ; il ne relève pas non plus de l’élucubration inconséquente d’un vieil homme à qui l’on aurait demandé de s’exprimer sur un sujet qu’il connaît mal. Au contraire, par au moins trois aspects, ce texte est assez cohérent avec les conceptions politiques qu’Hugo affiche par ailleurs, et auxquelles ses lecteurs sont habitués.

On est d’abord frappé par le très fort essentialisme mis en œuvre par Hugo dans sa conception de l’histoire : j’ai déjà mentionné, d’un point de vue stylistique, la valeur essentialisante de singuliers comme le blanc et le noir, mais plus généralement on peut noter la tendance qu’a Hugo à prendre les nations, et même les continents (l’Europe, l’Afrique…) comme des entités actives, presque dotées d’une volonté et d’une conscience propres. Dans ce passage  par exemple :

Déjà les deux peuples colonisateurs, qui sont deux grands peuples libres, la France et l’Angleterre, ont saisi l’Afrique ; la France la tient par l’ouest et par le nord ; l’Angleterre la tient par l’est et par le midi. Voici que l’Italie accepte sa part de ce travail colossal. L’Amérique joint ses efforts aux nôtres[,]

Ibid., p. 1010.

les noms de pays (« la France », « l’Angleterre »…) ne sont pas seulement des métonymies servant à désigner indirectement les populations ou les gouvernements des pays en question (ou alors, c’est une autre façon de le dire, ces métonymies ne sont pas seulement des figures de style) : il y a bien là, à l’œuvre, une sorte de cosmogonie géopolitique dont les nations sont les sujets. Cela, notons le, ne dépaysera pas le lecteur de L’Année terrible, par exemple. Mais dans ce recueil de 1872 qui revient sur la guerre franco-prussienne et sur la Commune de Paris, les abstractions nationales essentialisées concernent « la France », « la Prusse », « l’Angleterre » ; on peut lire sans trop s’émouvoir et sans s’indigner outre mesure, dans la « Déclaration de paix » qui clôt le texte Paris (1867), que « France veut dire Affranchissement. Germanie veut dire Fraternité. Se représente-t-on le premier mot de la formule démocratique faisant la guerre au dernier ? » Appliquée à des pays d’Europe occidentale, et quoi que l’on pense de sa pertinence, une conception aussi idéaliste de l’histoire et de la géopolitique prête surtout à sourire. Il en va différemment, naturellement, quand Hugo l’élargit à la question coloniale et la mobilise pour penser les rapports entre l’Europe et l’Afrique, sans voir que c’est précisément ce même idéalisme, ce même essentialisme, qui se trouvent au fondement des discours et des idéologies racistes.

Ibid., p. 41.

On est ensuite frappé par le progressisme de Hugo, qui se laisse déceler à chaque ligne. Ce progressisme a deux versants : il est ce que Hugo appelle de ses vœux, mais il est aussi ce que Hugo constate ou croit constater dans le mouvement réel de l’histoire ; tout l’enjeu, pour lui, est de favoriser, de hâter, la marche du monde vers plus de lumière, c’est-à-dire d’empêcher l’histoire de marcher à reculons. Telles sont, en la matière, les convictions profondes de Hugo. Or cette conception orientée, téléologique, de l’histoire, si elle est mise en général au service d’un discours émancipateur contre lequel nos consciences modernes n’ont rien à redire (pour le progrès de l’instruction, pour l’adoucissement de la pénalité, pour l’élargissement de la démocratie…), se trouve ici articulée à une hiérarchie, de fait sinon de principe, entre les nations, les peuples… et les races, certains se trouvant plus avancés que d’autres, et par conséquent en droit d’imposer aux autres un certain destin historique. Cette opposition entre peuples avancés et peuples retardataires est parfois reformulée par Hugo (dans le « Discours sur l’Afrique », mais même dès les années 1840) sous la forme d’une opposition entre « civilisation » et « barbarie ». Or, dans un certain nombre de textes des années 1840, la « civilisation » française et européenne était vue sous un jour assez sombre : lorsqu’elle se matérialise dans cette guillotine que l’on débarque à Alger, comme le raconte une page de 1842, il n’est pas sûr qu’il ne faille pas lui préférer la « barbarie » : les connotations attachées au mot de « civilisation » ne sont pas toujours uniquement positives. De même, le discours que Hugo tenait jadis sur l’entreprise coloniale de la France était parfois hanté par la crainte qu’en s’y livrant, la France elle-même ne se condamne à se dénaturer et à verser dans une forme de barbarie. Mais de telles subtilités, de tels renversements, disparaissent complètement du « Discours sur l’Afrique », dont le ton et le propos sont bien plus univoques : on voit comment un tel schéma, et de tels termes, peuvent facilement être investies de conceptions racistes, a fortiori lorsqu’on les dé-dialectise.

Voir Franck Laurent, Victor Hugo face à la conquête de l’Algérie, op. cit., p. 18.

Ibid., p. 37-38.

 Ibid., p. 67-68.

On doit enfin noter la manière dont ce texte poursuit – et déplace – la pensée européenne de Hugo. On sait que celui-ci appelle de ses vœux, depuis longtemps, les « États-Unis d’Europe » : le texte fondateur à cet égard est son « Discours au congrès de la paix » de 1849. Le « Discours sur l’Afrique », de même, continue ce cosmopolitisme, cet internationalisme, ce rêve d’union ; mais une telle union politique, Hugo n’envisage jamais qu’elle puisse inclure autre chose que des pays européens, et, à la rigueur, les États-Unis d’Amérique. La particularité de l’Europe politique que Hugo rêve dans le « Discours sur l’Afrique » tient à la présence de membres inattendus (la Grèce !) et, surtout, à l’exclusion de l’Allemagne : la guerre franco-prussienne de 1870-1871 est trop proche. L’envers de cet internationalisme, naturellement, c’est qu’il se constitue par opposition à ce qu’il n’inclut pas : étant dépositaire du progrès, l’Europe se constitue par opposition à la « barbarie », la mer Méditerranée servant de frontière. Bien qu’elle y fût nettement moins développée, cette idée d’une solidarité entre unification européenne d’une part, colonisation de l’Afrique (et de l’Asie) d’autre part, se trouvait déjà dans le « Discours au congrès de la paix » de 1849. Dès lors, un internationalisme incomplet se transforme en son contraire, à savoir l’instrument idéologique possible de la domination coloniale.

Ibid., p. 21-22.

Si l’on prend à la fois l’internationalisme de Hugo (c’est-à-dire tel que Hugo le conçoit, et avec ses limites), son progressisme, et son idéalisme, et qu’on les laisse s’exprimer dans le cadre d’un discours qui cherche à penser les relations entre l’Europe et l’Afrique, qu’obtient-on ? On obtient le « Discours sur l’Afrique », c’est-à-dire un texte colonialiste et raciste qui ne peut pas, aujourd’hui, ne pas mettre mal à l’aise. Par conséquent, ce que ce texte révèle, ce n’est pas tant un vice moral ou une malveillance de Hugo, que les dangers politiques d’un internationalisme mal pensé, d’un progressisme mal conçu, et d’une conception extrêmement idéaliste de l’histoire. La raison a ses ruses, et les meilleures intentions du monde (et celles de Hugo sont sincèrement généreuses, il n’y a pas lieu d’en douter) peuvent tout à fait aboutir– non pas même en dépit, mais à force, d’élaborations théoriques – à quelque chose qu’il faut bien nommer « racisme ».

Conclusion : comment parler du racisme de Hugo ?

Qu’il y ait du racisme chez Hugo, c’est indubitable ; qu’il y ait de l’antiracisme chez lui l’est tout autant. Dès lors, des énoncés comme « Hugo est raciste » ou « Hugo est antiraciste » sont tous les deux vrais, ou par omission tous les deux faux. Les deux dimensions s’articulent chez lui, selon des modalités qui sont parfois complexes, et s’articulent aussi à d’autres dimensions de sa pensée politique : le racisme de Hugo, quand il s’exprime, ne vient pas de nulle part. Disons tout de même que, raciste, Hugo l’était sans doute moins que beaucoup de ses contemporains, et en particulier moins que beaucoup d’écrivains et de penseurs du XIXe siècle, non forcément grâce à un engagement antiraciste très élaboré, mais plutôt par un heureux oubli, de sa part, de la question raciale.

À ce stade, il convient d’évoquer les conditions dans lesquelles une discussion scientifique sur le racisme hugolien peut être menée, car il est clair que le sujet est sensible et qu’il suscite parfois des réactions un peu vives. Une chose délicate, quand on essaie de s’attaquer dans une perspective universitaire au « racisme » de Hugo, ou de quelque autre auteur que ce soit, c’est que le mot racisme a toujours, sinon un double sens, du moins une double valeur. Il s’agit d’une part d’un concept analytique, susceptible de recevoir certaines définitions, et grâce auquel on peut décrire et analyser certains actes, discours et idéologies. Mais il s’agit aussi d’autre part d’un mot axiologiquement chargé, qui emporte immédiatement avec lui condamnation : il va de soi que le racisme, c’est mal ; le concept, même appliqué à un homme du XIXe siècle, c’est-à-dire à un contexte éloigné du nôtre, peut difficilement être déchargé de cette valeur morale. Dire d’un propos, d’un discours, d’une attitude, qu’il ou elle est « raciste », et quand bien même on prétendrait n’utiliser ce terme que comme un concept descriptif, analytique (comme on peut utiliser les termes progressiste, libéral, conservateur, socialiste…, dont la définition n’emporte pas immédiatement un jugement de valeur), cela revient toujours à « donner le réel sous sa forme jugée ». Il n’y a pas lieu de le regretter : cela témoigne du caractère indiscutablement mauvais du racisme à nos yeux ; et puis il faut bien faire droit, après tout, à la gêne réelle qui nous saisit quand on lit tel ou tel texte, tel ou tel vers, de Hugo. Même d’un point de vue épistémologique, cela n’aurait pas grand-sens de prétendre que l’utilisation du mot racisme à propos de Hugo n’est pas solidaire d’un jugement de valeur (négatif) à son égard. 

Roland Barthes, Le Degré zéro de l’écriture (1953), in Le Degré zéro de l’écriture, suivi de Nouveaux essais critiques, Paris, Éd. du Seuil, coll. « Points Seuil », 1972, p. 21.

Sans doute alors faut-il accepter que ce mot soit tiraillé entre, d’un côté, son indiscutable pertinence analytique, et, de l’autre, sa charge axiologique. Mais le risque, en l’occurrence, est que la charge axiologique dévore la pertinence analytique ; que le fait d’étiqueter tel propos de Hugo comme « raciste » soit interprété, non seulement comme la froide identification d’une idéologie à l’œuvre dans le discours, et non seulement comme une simple désapprobation, mais même comme l’expression d’un rejet, d’un dégoût, d’un refus brutal, voire d’une volonté de canceler Hugo – comme une volonté, disais-je, de « l’accabler ».Or, dans le cas de Hugo, ce qui peut nous prémunir de cet écueil, c’est précisément ce fait gênant que le racisme du « Discours sur l’Afrique » est un racisme pavé de bonnes intentions, un racisme qui puise dans une pensée émancipatrice, enraciné dans des convictions qui nous paraissent à juste titre généreuses, telles que l’internationalisme et le progressisme. Dès lors, la réprobation morale univoque n’est plus tout à fait de mise. On peut certes, à partir de leurs conséquences visibles, condamner comme insuffisantes, inconséquentes, fautives voire dangereuses les convictions progressistes et internationalistes de Hugo, ou du moins la manière dont celui-ci les configure et les énonce : une telle lecture revient à prendre acte de la solidarité embarrassante entre une certaine pensée émancipatrice et la pensée raciste, pour faire rejaillir sur la première la condamnation morale qui s’attache à la seconde. Mais on peut aussi voir dans cette solidarité le signe que le racisme n’est pas toujours réductible à un problème moral, qu’il risque d’être mal compris si on l’analyse trop vite en termes moraux uniquement. En ce sens, il me semble que c’est précisément en refusant de décrire ce phénomène en termes exclusivement moraux que l’on se donner les moyens de l’appréhender d’une manière plus fine – et plus inconfortable, plus tragique. Dès lors, pour pouvoir penser une telle configuration où le bien et le mal, donc l’approbation et le blâme, semblent mêlés, le chercheur doit nécessairement se rabattre sur une conception plus froidement analytique du « racisme ». Cette attitude, je crois qu’elle doit être celle du chercheur ; elle n’est pas (et n’a pas à être) celle du militant. La question du racisme de Hugo est ainsi immédiatement codée par Alexane Ozier-Lafontaine en termes fortement axiologiques et moraux : il s’agit pour elle de dire et de faire savoir que Hugo n’est pas « un homme parfait n’ayant aucun défaut ». La démarche de cette militante obéit à d’autres principes, à d’autres normes et à d’autres enjeux que la mienne ou que celle de n’importe quel « hugolien ». Dans ces débats sur le racisme de Hugo, les spécialistes de cet auteur – dont je suis – auraient tort de croire que leur éclairage sur la question, si utile et nécessaire soit-il, peut prétendre résoudre ou annuler, en s’appuyant seulement sur le texte, le problème soulevé. Ce qui se joue derrière la pétition d’Ozier-Lafontaine et le mouvement Rhodes must fall, ce n’est pas seulement la question de Hugo et de son racisme ; c’est aussi, et sans doute d’abord, la question des rapports coloniaux et post-coloniaux, la question de l’impérialisme, Comme hugoliens, nous avons bien sûr notre éclairage littéraire et historique à apporter, mais ce n’est qu’un élément dans des débats bien plus larges, auxquels nous pouvons participer, cette fois, non en tant que chercheurs, mais en tant que citoyens.

Je remercie vivement Moustapha Faye et Hélène Kuchmann, avec qui j’ai eu de passionnantes et fructueuses discussions sur plusieurs questions abordées dans cet article ; mes réflexions leur doivent beaucoup. Je remercie également Agathe Giraud et Paul Guerpillon pour leurs relectures et commentaires très précieux.

Pour citer cet article

Jordi Brahamcha-Marin, « Victor Hugo raciste ? À propos du « Discours sur l’Afrique » et de quelques autres textes », RevueAlarmer, mis en ligne le 7 juillet 2023, https://revue.alarmer.org/victor-hugo-raciste-a-propos-du-discours-sur-lafrique-et-de-quelques-autres-tex

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