13.02.20 Blanc

Au XVIIe siècle, dans l’éventail des référents identitaires (individuels ou collectifs) que pouvait mobiliser un paysan du Royaume de France, il est certain que celui de « blanc » n’avait pas sa place. Il se définirait sans doute par sa parenté, son village, sa seigneurie, sa région ; des qualités y seraient certainement attachées, physiques ou morales, mais de « couleur de peau », point. Le processus de caractérisation chromatique avait pourtant débuté, aux frontières du Royaume.

Tiré du germain « Blank » et signifiant « pâle, blanc tirant sur le jaune », il qualifie au XIIe siècle la couleur des chevaux. La Fontaine entre 1678 et 1679 dans ses Contes (Edition Lemonnyer, Rouen, 1879) attache à certains de ses personnages emblématiques la qualité de « blanc », ou de « blanche » pour insister sur leurs attributs moraux ; la « blancheur » de peau est avant tout synonyme de pureté de mœurs selon une lignée indo-européenne (combinant toutes les couleurs du spectre solaire, le blanc n’a pas de couleur et symboliquement pas de taches morales). Le terme se substantive progressivement dans la confrontation avec les populations non-européennes et plus particulièrement avec celles de la Négritie. En 1770, l’Abbé Raynal indique qu’ « il n’y a pas dix mille hommes blans ou noirs » pour garder les forts de la Compagnie des Indes révélant ainsi la dimension politique et économique qui a été essentielle à sa consolidation idéologique.

En effet, tout comme les termes de « noir » ou de « nègre », le qualitatif s’est imposé par le développement du commerce des marchandises et des humains organisé par les royautés européennes dès le XVe siècle. Du XVe siècle au XVIIe siècle, les éclaireurs de la colonisation que sont les hommes d’église, les commerçants, les administrateurs ou les voyageurs de l’espace atlantique – des côtes africaines jusqu’aux Amériques- sont décrits ou se définissent eux-mêmes par les nations qu’ils représentent. Ils sont Anglais, Français, Portugais, Hollandais, par exemple. La première globalisation commerciale induit une première homogénéisation de ces acteurs : sans que les nations ne s’effacent pour autant, ils sont caractérisés en tant que groupe comme des « Européens ». Le champ sémantique du terme de « blanc » s’élabore, lui, en corrélation avec le trafic des humains, noirs, mais se fixe dans les Amériques, postérieurement à celui de « noir » ou de « nègre ». Autant ces désignations sont habituelles dès le XIIIe siècle, autant l’utilisation de « blanc » n’est pas encore très répandue au début du XVIIe siècle. Richard Jobson rapporte comment lorsqu’on lui a dit, qu’en Afrique, c’était l’habitude de vendre des êtres humains « à des hommes blancs », il a répondu qu’ « ils étaient d’un autre genre que lui » . Ce n’est qu’avec le développement des plantations des Amériques que la dimension sociale, politique et biologique du terme, se fixe dès le XVIIe, simultanément dans l’espace hispanophone, anglophone et francophone.

Dès les premiers recensements des Antilles françaises, dans les années 1660, il est employé pour désigner les Européens libres mais ne fait sens que localement. De façon symptomatique, il n’est pas utilisé dans l’édit royal de 1685 plus connu sous le nom de Code Noir. Issu de l’expérience coloniale, il doit ainsi être expliqué dans les métropoles. Dans un traité de 1680, Morgan Godwyn explique au public anglais qu’à la Barbade, le terme de « blanc » est « le nom généralement utilisé pour désigner les Européens». En 1751, Thibault de Chanvalon décrivant la colonie de la Martinique devant l’Académie des Sciences de Paris se doit de préciser que les Européens qui s’y sont établis depuis cent cinquante ans sont désignés « même ceux qui arrivent journellement, sous le nom général de Blancs ». La construction d’une identité raciale « blanche » reposant sur l’homogénéité d’un groupe à partir d’un statut juridique (libre-blanc versus noir-esclave), d’un positionnement politique de dominant et d’un large pouvoir économique se construisait, justifié par l’obligation de christianiser toutes les populations « hérétiques ». S’il est apparu qu’aux débuts de la colonisation, les frontières de ce groupe ont été plus ou moins fluctuantes (puisque des recensements enregistrent comme « français blancs » des Caraïbes), elles se sont fermées au fur et à mesure que le métissage et le droit colonial de la propriété sur les humains et les biens s’élaborait. Que ce soit dans le système des castas ou encore dans le classement de Moreau de Saint-Méry, la pureté du sang « blanc », garanti par la réputation au sein de la société coloniale, jouait comme preuve du statut de libre et comme accès direct au statut de propriétaire. Si la couleur « noire » établissait une présomption de servilité, la couleur « blanche » fondait la possibilité de possession de biens humains. Réciproquement, toute suspicion envers un individu d’être « noir » ou métissé de noir le rendait susceptible d’être réduit en esclavage ou l’obligeait, au moins, à prouver son statut de « libre ». Les lois empêchaient aux esclaves l’accès à la propriété et la rendait difficile pour les « libres de couleur » (la jurisprudence rétablissant cependant de façon régulière pour eux une fluidité dans les possibilités d’acquisition de patrimoine). Elles permettaient aussi la construction politique de la classe blanche en lui donnant citoyenneté pleine et entière dans la limite des conditions historiques. En 1790, par exemple, le Naturalization Act restreint la citoyenneté aux personnes qui résident aux Etats-Unis depuis au moins deux ans et qui sont blancs.
Historiquement, la « race blanche » se superpose aux champs d’action politique et idéologique de la colonisation européenne. Les acteurs de la première colonisation se le sont appropriés ainsi que leurs interlocuteurs directs appartenant au monde colonisé. Les populations des métropoles, elles, l’ont connu progressivement avec le développement de l’alphabétisme et de l’école laïque et obligatoire qui utilisait les récits des expéditions au sein des continents non-européens.

Associée au pouvoir absolu et à la violence, malgré des contre-exemples étudiés par l’historiographie du XXe siècle, (que ce soit les Irlandais en Angleterre qui, au XIIIe siècle n’étaient pas considérés comme étant « de sang libre » ou les « petits blancs » des Antilles), l’idéologie de la supériorité raciale s’affirme, surtout à la fin du XIXe siècle, dans la période impériale de l’Europe. La hiérarchie linéaire des races est fixée et dans l’échelle des Êtres, le « blanc » est placé en son sommet, chargé d’assurer le progrès universel et d’apporter la Civilisation à l’humanité. Signe d’un pouvoir absolu en termes globaux (et non pas en termes d’expériences individuelles qui ont été plurielles et diverses), la « blancheur » a été aussi présentée comme un devoir moral dont Rudyard Kipling s’est fait l’écho en 1899 dans un poème plus connu pour son titre que pour son contenu, « le fardeau de l’homme blanc ». Symboliquement, il faisait résonance au sein d’un ensemble occidental christianisé. Il fournissait aussi des représentations qui appuyaient un racisme clairement exprimé envers les populations colonisées et qui ont fait ouvertement consensus jusqu’à la période nazie portant à son pinacle la hiérarchie des races et la notion de « race aryenne ». L’idéologie nazie reprend une généalogie intellectuelle du siècle des Lumières formée à partir du terme de « caucasien ».
Johann Friedrich Blumenbach l’adopte, en effet, en 1795 dans la troisième édition de son livre comme équivalent de « Blancs européens » selon une géographie qui s’étend alors jusqu’à l’Asie . La « race caucasienne », dans la 4e édition du Meyers Konversationslexikon est subdivisée en Aryens (européano-aryens et indo-aryens), Sémites et Hamites, sans considération de teinte de peau. L’utilisation du mythe aryen par les Nazis va provoquer une disparition du terme jusque dans les années 1950. Inversement, la réfutation de la race aryenne a coïncidé avec sa résurgence surtout aux Etats-Unis où elle avait été utilisée antérieurement comme facteur de distinction avec les descendants d’esclaves, noirs ou métissés. C’est d’ailleurs là que le terme a continué à être mobilisé, notamment par le Bureau des recensements aux Etats-Unis pour désigner des populations ayant leurs origines en Europe, au Moyen-Orient et en Afrique du Nord.
Malgré les déclarations de l’après-guerre où le combat contre le racisme semble devenir le credo généralisé du monde occidental, deux politiques fondées sur la suprématie raciale des Blancs vont persister. De 1901 à 1973, l’Australie adopte une politique en faveur de l’« Australie blanche » qui restreint l’immigration des Japonais et des Chinois ; tandis qu’en 1948 (et jusqu’en 1991), l’Afrique du Sud instaure l’apartheid, la séparation entre les races et la préservation de la race blanche.
Depuis la période de la décolonisation, l’interrogation et la déconstruction de la race blanche ont occupé à la fois le champ politique international et aussi le domaine universitaire, principalement aux Etats-Unis. D’un côté, la critique post-coloniale (depuis les colonisations) s’est attachée à dénoncer l’articulation entre « race blanche », pouvoir et domination. De l’autre, les « whiteness studies » qui se développent à partir des années 1980, aux États-Unis, se sont attachées à étudier les aspects culturels, historiques et sociologiques des personnes identifiées ou s’identifiant comme « blanches », en posant que le concept de race a été socialement construit afin de justifier la discrimination envers les « non-blancs ». En France, la question n’a été abordée que sur un mode conflictuel, de dénonciation d’un « racisme anti-blanc » sans que les termes en soient définis. Il serait performant de déconstruire l’association fictive, le plus souvent, entre « blancheur » (référent non pertinent sous l’angle de la culture et de moins en moins informatif sous l’angle de l’apparence phénotypique) pour rendre improductif les oppositions « raciales ».

Article publié initialement in Pierre-André Taguieff, Dictionnaire historique et critique du racisme, PUF, Collection « Quadrige», 2013.

Orientation bibliographique

  • ARENDT Hannah, Les origines du totalitarisme (1951), trad. fr. en 3 vol., Paris, Gallimard, 2002, 2005 et 2006.
  • GODWYN Morgan, The Negro’s and the Indians Advocate, Suing for their Admission into the Church, or a Persuasive to the Instructing and Baptizing of the Negro’s and Indians in our Plantations…, London, 1680.
  • THIBAULT DE CHANVALON Jean-Baptiste, Voyage à la Martinique, contenant diverses observations sur la physique, l’histoire naturelle, l’agriculture, les mœurs, et les usages de cette isle, faites en 1751 et dans les années suivantes, Paris, Cl. J. B. Bauche, 1763.

Pour citer cet article

Myriam Cottias, « Blanc », RevueAlarmer, mis en ligne le 13 février 2020, https://revue.alarmer.org/notice/blanc/

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