15.07.20 Racisme institutionnel

Dans les années 1980 et 1990, un nouveau modèle d’intelligibilité de l’objet « racisme » s’impose. Il articule une visée scientifique, autant descriptive qu’explicative, et un projet de réorientation de l’antiracisme, ordonné à l’objectif d’améliorer, en la rendant plus efficace, la lutte contre le racisme. Dès lors la dénonciation du « racisme institutionnel » apparaît de façon récurrente dans le discours antiraciste militant. Parallèlement, de nombreux spécialistes en sciences sociales intègrent la notion de « racisme institutionnel » à leur outillage conceptuel.

La notion est alors ordinairement sollicitée comme si elle relevait de l’évidence, alors qu’elle apparaît, au premier examen critique, comme hautement problématique. Un tel modèle théorique revient en effet à totalement dépsychologiser le phénomène complexe nommé « racisme », à mettre au compte du fonctionnement social tout ce qui, dans d’autres théorisations, était attribué à la nature humaine ou aux dispositions des acteurs sociaux. Le modèle du « racisme institutionnel » remplit par ailleurs une fonction de critique sociale : si le racisme est engendré par le fonctionnement « normal » de la société, alors la lutte contre le racisme implique de transformer radicalement l’ordre social.

La formation du concept de « racisme institutionnel », aux États-Unis, à la fin des années 1960, s’est opérée sur le mode d’une réaction critique, voire polémique, contre la réduction psychopathologique du racisme, qui suppose elle-même la réduction cognitive du racisme à un préjugé irrationnel. À la suite des travaux sur la « personnalité autoritaire », l’on tendait à attribuer les manifestations de discrimination ou d’inégalité raciale à une minorité d’individus de « race blanche » dotés d’une « pensée par clichés » liée à des troubles de la personnalité, censés expliquer l’irrationalité de leurs « préjugés ». C’était là concevoir le racisme comme le propre de la sous-culture pathologique d’une minorité de Blancs, porteurs supposés de préjugés supérieurs en nombre et intensité à ceux de la moyenne de la population. Vision plutôt optimiste du racisme comme phénomène minoritaire, et identifiable comme attitude extrémiste – signe, pour certains spécialistes engagés, de « conservatisme » ou de « fascisme ».

C’est en vue de rompre avec une telle vision que Stokely Carmichael et Charles V. Hamilton lancent en 1967, dans leur livre militant titré Black Power (et sous-titré : « La politique de libération en Amérique »), l’expression de « racisme institutionnel ». Elle était destinée à mettre clairement l’accent sur le caractère systématique (« systémique », dit-on aujourd’hui) ou structurel du racisme dans la société nord-américaine, en supposant qu’il était inscrit dans les normes culturelles, les institutions et les pratiques sociales « normales », qu’il dérivait de l’organisation même de cette société. Il pouvait donc fonctionner socialement sans être intentionnel et conscient. Dépathologisé, le racisme était aussi dépsychologisé et normalisé. Carmichael et Hamilton insistaient en outre sur le caractère voilé ou caché, indirect et socialement peu perceptible, du racisme institutionnel, par opposition à ce qu’ils nommaient le « racisme individuel », expression désignant l’ensemble des actes d’agression commis par des individus blancs contre des individus noirs, actes relevant donc du racisme ouvert ou déclaré, socialement visible. Non nécessairement intentionnel et habituellement voilé, le racisme institutionnel s’avérait plus difficile à reconnaître et à combattre que le racisme individuel.

Carmichael et Hamilton, 1967 ; Knowles et Prewitt, 1969.

Carmichael et Hamilton, 1967, p. 4.

La reconnaissance d’un échec de l’antiracisme est au fondement même de la « théorie » du « racisme institutionnel » dans les années 1970. L’espérance utopique d’une rupture totale avec le passé entrait alors en résonance avec l’imaginaire d’une époque marquée par le tiers-mondisme révolutionnaire et messianique, où, à la figure du Prolétariat, tendaient à se substituer celles des « minorités » opprimées, incarnées notamment par certains groupes dits raciaux ou ethniques, lesquels ont été depuis remplacés, dans les pays riches, par la figure de l’Immigré, figure du démuni, de la victime maximale (les « sans-papiers », etc.).

La « victimisation » du Noir américain pouvait en effet apparaître, ainsi que le soutenait St. Clair Drake, comme inscrite dans le système de relations sociales et d’institutions interdisant aux membres de la catégorie racisée d’accéder pleinement à un certain nombre d’avantages et de biens, relevant de l’éducation, des « relations », de la compétence, de l’argent (exclusion dans l’entreprise), du niveau de vie, des soins médicaux, de la justice, de l’habitat, etc.. Cette approche constitue un tournant d’importance, dans l’analyse théorique du racisme comme dans les représentations de l’action antiraciste. Ce ne sont plus seulement certains Américains blancs qui sont racistes, c’est l’Amérique blanche tout entière. Le racisme, c’est le pouvoir blanc, et c’est en même temps la défense de la domination blanche et la légitimation de la subordination d’un groupe racial à un autre. La notion polémique de « racisme institutionnel » a fait surgir un nouveau paradigme : de phénomène minoritaire et pathologique (« anomique » ou « irrationnel ») relevant du dysfonctionnement de certaines composantes de l’ordre social, le racisme devient un fait social majoritaire et « normal », voire un système normatif illustré par le fonctionnement des institutions et inscrit dans les interactions sociales ordinaires.

Drake, 1965, p. 772.

Carmichael et Hamilton, 1967, p. 3 ; Wellman, 1977, p. 35, 76 ; Blauner, 1972, p. 9-10.

La conclusion pratique de cette vision d’un racisme intrinsèque (« l’Amérique est une société intrinsèquement raciste »), c’est d’abord que le racisme ne peut être éliminé sans une transformation radicale de la société dans toutes ses composantes. C’est ensuite que la lutte contre le racisme tend à se confondre avec le processus révolutionnaire, et que la mobilisation antiraciste synthétise ou résume toutes les mobilisations sociopolitiques : le racisme explique tout (tout ce qui va mal et tout ce qui fait mal), et l’antiracisme se substitue à tout le reste. Enfin, cette vision antiraciste du racisme, holiste ou fortement sociologisante (« la société est raciste »), occulte toute division sociale non réductible à l’opposition « Blancs-Noirs », contribuant ainsi à la racialisation des rapports sociaux, et favorisant le surgissement d’un contre-racisme anti-Blancs, légitimé par une conviction essentialiste (« les Blancs sont racistes »), et pathétisé par l’installation des Noirs dans une posture victimaire. Effet pervers.

Cohen, 1992, p. 78.

La vague antitotalitaire des années 1970 et 1980, en illégitimant la référence au marxisme-léninisme, a provoqué la marginalisation du mouvement antiraciste révolutionnaire-communiste, dont nombre de partisans ou de militants se sont reconvertis dans telle ou telle forme de mobilisation identitaire, d’ethnonationalisme séparatiste à base raciale et culturelle (plus précisément : religieuse), dont la « Nation de l’Islam », dirigée et incarnée par le leader charismatique Louis Farrakhan, est la plus visible illustration. L’antiracisme de résistance identitaire, lancé par des minorités actives, a ainsi abouti à un contre-racisme de masse, politiquement organisé. Dès lors qu’on suppose, dans une perspective antiraciste, que le « racisme blanc » est inéliminable, et que la « Révolution noire » n’est plus qu’un mythe désuet, le nationalisme noir séparatiste apparaît comme la seule voie possible. Toute orientation « inter-racialiste », présupposant les valeurs et les normes universalistes, est alors rejetée comme relevant d’une utopie abstraite.

Fredrickson, 1993, p. 53.

Fredrickson, 2000, p. 152 sq.

Les conclusions de divers travaux récents de psychologie sociale, réalisés indépendamment de toute perspective militante de type antiraciste, vont dans le sens du modèle du « racisme institutionnel ». Dans un article qui a fait date, la psychosociologue Patricia G. Devine a repris à son compte l’un des postulats de la théorie du « racisme institutionnel », à savoir qu’aux États-Unis, les stéréotypes négatifs concernant les « Noirs », inscrits dans la culture américaine, étaient intériorisés par tous les citoyens. Les résultats de cette étude peuvent être ainsi résumés : tous les sujets présentent des stéréotypes défavorables aux Noirs.  Mais est-ce à dire qu’ils sont tous également racistes ? La question demeure débattue.    

Devine, 1989.

Il reste à esquisser une critique méthodologique du « racisme institutionnel » en tant que modèle d’intelligibilité susceptible d’être opératoire dans les recherches en sciences sociales. Allons à l’essentiel : la référence de ce concept est vague et globalisante. Elle comprend en effet toutes les exclusions, ségrégations ou discriminations, ainsi que tous les désavantages subis par les minorités ou les groupes déviants, voire toutes les formes de domination ou d’exploitation jugées injustes ou illégitimes. En outre, les usages explicatifs courants de l’expression « racisme institutionnel » pèchent par généralisation outrancière, comme le note Michael Banton : on stigmatise par là des inégalités observables sans pour autant en déterminer les causes. Et l’on suppose trop vite résolu le problème de l’intentionnalité des comportements racistes : les intentions des acteurs sont négligées par principe. La fonction causale est exclusivement attribuée à la structure sociale. L’illusion explicative enveloppe ainsi un usage à dominante polémique.

Banton, 1988, p. 46.

C’est pourquoi, si l’on veut sauver le modèle, il convient de le redéfinir de façon plus restrictive, et de désigner par l’expression « racisme institutionnalisé » les processus de routinisation bureaucratique des pratiques discriminatoires. Cette redéfinition permet d’éviter notamment la tentation de confondre « racisme institutionnel » et « racisme symbolique », pour autant qu’on entend, par cette dernière expression, référer à des pratiques d’exclusion dans lesquelles des intentions ou des convictions racistes sont implicitées. Bref, l’ambiguïté de la catégorie de « racisme institutionnel » est telle qu’elle ne saurait permettre une meilleure connaissance des phénomènes racistes. Si elle a bien favorisé la prise de conscience des limites de l’interprétation psychopathologique du racisme, si elle a contribué à favoriser et à entretenir la prise de conscience du racisme à l’œuvre dans une société démocratique supposée exemplaire, elle ne s’est pas transformée en outil de connaissance. Arme de la critique, instrument polémique, mais non pas mode d’objectivation de la réalité sociale.

Cette notice est un extrait de l’entrée « Néo-racisme » du Dictionnaire historique et critique du racisme dirigé par Pierre-André Taguieff, PUF, 2013, p. 1247-1251. Qu’il soit ici remercié.

Orientation bibliographique

  • BANTON Michael, Ethnic and Racial Consciousness, Londres et New York, Longman, 1988 ; 2e éd. revue, 1997.
  • BLAUNER Robert, Racial Oppression in America, New York, Harper and Row, 1972.
  • Bonilla-Silva Eduardo, Racism Without Racists : Color-Blind Racism and the Persistence of Racial Inequality in the United States [2003], 5e éd., Lanham, MD, Rowman & Littlefield, 2017.
  • CARMICHAEL Stokely et HAMILTON Charles V., Black Power : The Politics of Liberation in America, New York, Vintage Books, 1967.
  • COHEN Phil, « “It’s Racism What Dunnit” : Hidden Narratives in Theories of Racism », in DONALD James & RATTANSI Ali, « Race », Culture and Difference, Londres, Sage Publications, 1992.
  • DEVINE Patricia G., « Stereotypes and Prejudice : Their Automatic and Controlled Components », Journal of Personnality and Social Psychology, 56 (1), 1989, p. 5-18.
  • DRAKE St. Clair, « The Social and Economic Status of the Negro in the United States », Daedalus, 94 (4), automne 1965, p. 771-814.
  • FREDRICKSON George M., « Une histoire comparée du racisme : réflexions générales », in M.  Wieviorka (dir.), Racisme et modernité, Paris, La Découverte, 1993, p. 42-53. 
  • FREDRICKSON George M., The Comparative Imagination : On the History of Racism, Nationalism, and Social Movements, Berkeley, University of California Press, 2000.
  • KNOWLES Louis L. et PREWITT Kenneth, Institutional Racism in America, Englewood Cliffs, Prentice-Hall, 1969.
  • PHILIPPS Coretta, « Institutional Racism and Ethnic Inequalities : An Expanded Multilevel Framework », Journal of Social Policy, 40 (1), janvier 2011, pp. 173-192.
  • WELLMAN David T., Portraits of White Racism, Cambridge, Cambridge University Press, 1977.
  • WILLIAMS Jenny, « Redefining Institutional Racism », Ethnic and Racial Studies, 8 (3), 1985, pp. 323-348.

Pour citer cet article

Pierre-André Taguieff, « Racisme institutionnel », RevueAlarmer, mis en ligne le 15 juillet 2020, https://revue.alarmer.org/notice/racisme-institutionnel

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