27.05.22 Polyphonie d’une photographie coloniale. Portrait de Béhanzin, «Ancien roi du Dahomey»

En 2020, l’État français a entériné la restitution de 26 œuvres qui avaient été pillées dans la ville d’Abomey par l’armée coloniale en 1892, lors de la conquête du royaume pluriséculaire du Danhomè. La colonie du Dahomey avait été construite sur ses décombres avant d’être intégrée à l’Afrique-Occidentale française (AOF) en 1904, jusqu’à l’indépendance de la République du Dahomey, renommée Bénin dans les années 1970. Statues et regalia provenant d’Abomey ont ainsi quitté le musée du quai Branly en novembre 2021 pour être rapatriés au Bénin sous l’œil des caméras et de la foule venue les y accueillir.

Leur importance patrimoniale avait été soulignée par des études consacrées à la symbolique de ces œuvres, mais aussi à l’histoire que leur trajectoire (entre l’Afrique et l’Europe) incarne. Leur restitution a été guidée et encouragée par des travaux prônant le droit au patrimoine des jeunesses africaines, patrimoine qui représente une forme d’accès à la connaissance ne pouvant plus être réservée aux « seuls héritiers d’une histoire asymétrique, bénéficiant de surcroît du privilège de la mobilité ». La restitution est pensée non seulement comme une exploration à nouveaux frais du passé, mais aussi comme un moyen de se projeter collectivement vers des relations plus équitables entre les pays européens et les sociétés héritières de la colonisation.

Des travaux ont été menés depuis de longues années par Gaëlle Beaujean, synthétisés dans L’art de cour d’Abomey. Le sens des objets, Les Presses du réel, 2021.

Felwine Sarr Bénédicte Savoy, Rapport sur la restitution du patrimoine culturel africain. Vers une nouvelle éthique relationnelle, nov. 2018, p. 3.

Parmi les biens restitués figure une statue de bois anthropomorphe à taille humaine représentant un homme-requin, métaphore du roi Béhanzin (fig. 1). À la cour du Danhomè, les souverains n’étaient pas représentés sous des traits humains mais non-humains. Ils ne montraient de surcroit que très rarement leurs visages en public.

Beaujean, 2021, p. 71.

Figure 1 : « Statue en bois sculpté représentant Béhanzin, roi du Dahomey, sous la figure d’un requin » (réalisée par Sossa Dede entre 1889 et 1892), photographie, date de prise de vue et auteur inconnus. Musée du quai Branly, PF0098097.

Cet article est consacré à des images de Béhanzin de forme et de nature radicalement différentes. Sa représentation subit en effet un tournant radical après son arrestation par les Français en janvier 1894, après 14 mois de fuite. Si l’homme-requin et les autres œuvres dont il était auparavant entouré avaient été dissimulées, détruites par le feu ou volées, de nouvelles images lui assuraient une visibilité inédite : des portraits photographiques, réalisés durant toute la durée de sa captivité jusqu’à son décès en décembre 1906. On les rencontre aujourd’hui dans les archives publiques en France, notamment au musée du quai Branly, mais aussi dans le dédale d’internet, dans les publications sur l’histoire du Bénin, ou les galeries d’art (fig. 2).

Comment appréhender ce patrimoine iconographique aujourd’hui librement accessible? De nombreux travaux ont souligné le rôle joué par la photographie durant la colonisation : le médium a contribué à populariser les conquêtes de territoires lointains auprès des populations en métropole, à montrer leur bien-fondé en mettant en scène la christianisation des populations colonisées, l’exportation de la civilisation (comme l’éducation) et le développement du commerce, mais aussi en montrant le potentiel de richesses à saisir. Les images ont plus généralement joué un rôle de médiation entre colonisateurs et colonisés, individus et États, entre le local et le global. Comme les objets spoliés, les archives photographiques héritées de la période coloniale sont les traces diffuses de la violence de cette histoire. Parfois euphémisée, cette violence rend leur mobilisation par les institutions patrimoniales peu aisées. De quelle(s) histoire(s) et de quelles rencontres sont-elles les traces ?

Comme Paul Landau, Deborah Kaspin (dir.), Images and Empires. Visuality in Colonial and Postcolonial Africa. Berkeley, Londres, University of California Press, 2002 ; Martin Jay, Sumathi Ramaswamy, Empires of Vision: A Reader. Durham, NC, Duke University Press, 2014.

Daniel. Foliard, Combattre, punir, photographier : Empires coloniaux, 1890-1914, Paris, La Découverte, 2020.

Des programmes sont lancés par les institutions patrimoniales pour repenser l’usage de ces images d’archive, comme le projet européen « Photographs, Colonial Legacy and Museums in Contemporary European Culture » sous la direction d’Elizabeth Edwards : https://photoclec.dmu.ac.uk/content/home.html

Alors que les images digitales circulent aujourd’hui de façon fluide à travers le monde entier, cet article rappelle qu’elles doivent être replacées dans leurs contextes de création et d’utilisation pour être analysées : le sens et la valeur d’une photographie sont erratiques, en fonction de ses usages, de sa matérialité, de la culture visuelle de son public et des questions qui lui sont posées. Ainsi, une enquête multi-située peut être utile pour retracer la « biographie » d’une image, saisir sa polysémie et les histoires qui se chevauchent à travers elle. Même produites en situation coloniale, les photographies ne sont pas toujours que les produits de rapports de force iniques, des traces d’humiliations passées, et autant de blessures de l’histoire, mais aussi les porteuses de récits enchevêtrés, d’intentions partagées, qui permettent dans certains cas d’accéder à d’autres récits que ceux des dominants. L’enjeu est de restituer à l’histoire sa polyphonie, et la diversité des points de vue dont les archives sont aussi porteuses.

Michèle Cros, Julien Bondaz, « Introduction », Afriques au figuré. Images migrantes, Lyon, éditions des archives contemporaines, 2013, p. 8.

Fig. 2. « 19- Sa Majesté le Roi Béhanzin (Gbe hen azin – Ko un do) – Ancien roi du Dahomey ». Carte postale publiée par E.C. Haag.

La dimension documentaire du portrait photographique

L’une des caractéristiques de la colonisation européenne en Afrique à la fin du XIXe siècle est d’avoir dans un double mouvement contradictoire cherché à documenter soigneusement par la collecte d’objets, la récolte d’informations et l’enregistrement d’images, ce qui était en cours de destruction. Après sa capture par les Français, Béhanzin fut ainsi photographié avec ses proches à chaque étape de sa captivité : dans les premiers temps de son arrestation, durant son exil en Martinique où il est rapidement envoyé pour prévenir toute nouvelle tentative de résistance, durant leur passage dans le sud de la France en 1906, en transit non vers le Dahomey comme il le pensait, mais vers l’Algérie où il décède quelques semaines après son arrivée. Les portraits de groupe réalisés tout au long de cette période se ressemblent sensiblement, avec les mêmes gestes et des attributs similaires.

La carte postale « Sa Majesté le Roi Béhanzin. (Gbê hen azin – Kô un dô). Ancien Roi du Dahomey » en est un exemple. Non datée, elle est entrée pour sa valeur documentaire dans les collections muséales, puisqu’elle a été donnée à la photothèque du musée de l’Hommepar Bernard Maupoil (1906-1944). Ethnologue et administrateur colonial, celui-ci séjourna durant les années 1930 au Dahomey pour observer et comprendre sa société, mais aussi pour collecter informations, photographies et objets pour le musée d’ethnographie du Trocadéro. On peut supposer qu’il a acquis cette carte postale lors de son séjour en AOF. Aucun message manuscrit n’a été apposé au verso : la carte n’a pas été utilisée comme un moyen de communication, mais comme témoignage et outil de connaissance sur l’histoire de l’ancien Danhomè, ses anciens acteurs politiques et leur culture matérielle.

Toutefois, la dimension documentaire et illustrative de ce portrait photographique n’épuise pas sa signification, dans la mesure où il fut mobilisé par d’autres acteurs, sous d’autres régimes de valeur. Les photographies permettent de communiquer à l’aide d’informations non verbales, de soutenir des récits, d’accéder à soi-même, à d’autres sociétés, à l’ailleurs, au passé, ou à d’autres visions du monde. Malgré une impression de lecture immédiate et de transparence, la signification d’un portrait photographique est instable, au gré de ses reproductions et de ses publics. Sa signification est à chercher dans l’œil du photographe, dans la mise en scène des corps photographiés, mais aussi dans le face à face qu’elle suscite entre les personnes photographiées et les regardeurs. Outre son analyse formelle, il faut questionner ses usages et son éventuel « pouvoir », notamment sa capacité à donner une présence visuelle à un fait ou à des êtres éloignés dans le temps et l’espace. Quel est l’effet de présence porté par cette image à travers l’histoire ? L’enquête peut être menée en décrivant l’image et en interrogeant la signification qui lui a été donnée au moment de la prise de vue, puis quelques moments de sa « vie sociale » à travers le monde, jusqu’à aujourd’hui.

Christine Barthe, « La photothèque du musée de l’Homme », Bulletin des bibliothèques de France (BBF), 1994, n° 2, p. 56-57.

Valérie Perlès, « L’expérience de Bernard Maupoil au Dahomey : entre science et engagement, un laboratoire pour l’ethnologie en milieu colonial », Gradhiva, 32, 2021, p. 192-216.

L’image et sa légende

Béhanzin et ses proches posent sans contrainte apparente face à l’objectif. Daniel Foliard a souligné combien l’ancien souverain semble s’être volontiers prêté aux sollicitations des photographes. On peut supposer qu’il s’est sciemment prêté à la mise en scène de l’image qui le valorise par une série de parti-pris formels : il en occupe la plus grande surface et fixe résolument l’appareil photo. Les lignes de fuite convergent vers le sommet de son corps. Trois femmes l’entourent tout en restant légèrement en retrait, lui permettant d’occuper une position centrale, au premier plan de l’image. Leur gestuelle le valorise également : la femme debout à sa gauche brandit au-dessus de lui une ombrelle inclinée, tandis que la femme à sa droite soutient devant sa poitrine un objet protégé par une pièce de tissu. Le visage de la troisième femme positionnée à l’arrière-plan apparaît à peine au-dessus de l’épaule de Béhanzin, mais par sa proximité physique elle renforce l’impression d’un groupe soudé autour de lui. Le groupe réussit avec une économie de moyens à recréer de la distinction autour de Béhanzin, même s’il a perdu son territoire, sa liberté et toutes ses prérogatives : Béhanzin reste au centre d’une société, même si celle-ci est désormais réduite à ses proches.

Foliard, 2020, chapitre 2 : « La photographie comme force : pouvoirs et contre-pouvoirs », pp. 51-86.

Les quatre personnages portent les mêmes costumes et attributs sur toutes les photographies connues du groupe, en écho à leurs anciennes fonctions : un large pagne orné de motifs à fleurs imprimés drapé confère à Béhanzin une silhouette volumineuse. Il rappelle qu’à Abomey, il portait toujours des tenues aux étoffes les plus rares et les plus chères, une distinction reproduite ici par le chatoiement de son pagne juxtaposé aux tissus uniformes des trois femmes. Il porte seul des sandales de cuir (afokpa), comme avant sa destitution, où il était le seul à pouvoir apparaître chaussé en public et arborer une coiffe couvrant ses tempes. La longue pipe soutenue de la main droite était un artefact royal depuis le XVIIe siècle, comme les accessoires liés au tabac : le récipient tenu par l’épouse à sa droite était sans doute une tabatière, au statut de regalia. L’ombrelle brandie au-dessus de lui lors de tout déplacement est présente, comme la récade (mankpo) qui repose sur son épaule gauche, insigne de commandement et d’autorité en forme de hache taillée dans le bois, « accessoire d’apparat par excellence ».

Beaujean, 2021, pp. 80-83.

La légende de l’image est une création postérieure de l’éditeur. Elle est, comme souvent, une interprétation de l’image parmi d’autres possibles : « Sa Majesté le Roi Béhanzin (Gbe hen azin – Ko un do) – Ancien roi du Dahomey ». La parenthèse phonétique indique la prononciation en langue fon de son nom, et son nom de prince, Kondo. Les trois femmes présentes sur l’image ne sont pas évoquées dans la légende, ce qui les réduit dans la lecture de l’image à n’être que de simples attributs ou éléments de décor. Leurs noms n’accompagnent jamais les images, mais ce sont trois des quatre épouses du roi, Etiomi, Ta Monon Akwendahi, Ménousoué et Videdototè. Même prise en exil, la photographie est construite pour refléter la société polygame et patriarcale très hiérarchique du Dahnomè, où une place spécifique était accordée à chacune et chacun en fonction de son statut. Le traitement des épouses du roi, constamment anonymisées dans la collection d’images, fait aussi écho à l’expérience de la colonisation, où les femmes vivent une perte de l’influence, des droits et de l’autonomie qui leur étaient reconnus jusque-là. Avant la colonisation, le palais était à la fois un foyer polygame et l’institution centrale de l’État. Cette image n’est pas un portrait domestique, mais une représentation du cœur de l’État danhomèen pré-colonial.

Catalogue de l’exposition « Roméo Mivekannin. Béhanzin ». Texte de Gaëlle Beaujean, Galerie Eric Dupont, Paris, 2021, p. 141. Collection privée de l’artiste.

Edna Bay, Wives of the Leopard. Gender Politics and Culture in the Kingdom of Dahomey, Charlottesville, 1998, p. 14.

Ibid., p. 16.

Une image flottante

Le groupe se détache d’un fond indistinct, le cadrage excluant tout élément de contexte, hormis ce qui pourrait être un pan de mur décrépi à la bordure gauche de l’image. Cet effet de décontextualisation focalise l’attention des spectateurs sur le groupe ; il fait aussi écho à la privation de territoire que constitue l’exil. La légende de la carte postale ne donne pas plus d’information sur leur localisation. La carte est signée « reproduction E. C. Haag », un éditeur sur lequel nous avons peu d’informations, hormis le fait qu’il a publié une série de cartes sur la colonie du Dahomey, cette image étant la 19ème de la série. Le nom du photographe n’est quant à lui pas précisé – les éditeurs de cartes postales n’étaient alors pas toujours regardant quant à l’origine et à la propriété des images qui circulaient. On retrouve, d’ailleurs, cette même image sur une autre carte postale d’une collection privée, légendée cette fois « 1. Algérie – Behanzin, ex-roi du Dahomey et ses femmes », signé « J. [pour Jean] Geiser, Alger », envoyée d’Alger le 4 mai 1906. C’est la première carte d’une série intitulée ironiquement « Amis, tous amis ». L’image a-t-elle été prise en Martinique, à Alger ou Blida, a-t-elle été imprimée en France, au Dahomey, ou en Algérie ? Ces images, sans lieu ni auteur identifiés, sont des éléments d’une culture visuelle coloniale transnationale dont l’essor accompagne l’extension de l’emprise européenne sur le monde.

Catalogue de l’exposition « Roméo Mivekannin. Béhanzin ». Texte de Gaëlle Beaujean, Galerie Eric Dupont, Paris, 2021, p. 141. Collection privée de l’artiste.

Le spectacle de la conquête coloniale

L’ambiguïté de la légende qualifiant de « Majesté » un détenu souligne la situation paradoxale de ce personnage dont le royaume et la souveraineté lui ont été ôtés. En annihilant ses prérogatives, en le bannissant de sa société et en confisquant ses biens, le gouvernement français lui laisse pourtant la vie et l’honneur, ce que prouve l’image. La violence de la situation est euphémisée par la composition et la posture volontaire des personnages. Le medium photographique a en effet été instrumentalisé pour représenter l’idéologie dominante, et rendre visible et intelligible l’ordre politique, social et racial de la domination européenne. Ce type d’image a nourri les imaginaires des métropoles en favorisant l’engouement pour les conquêtes, et légitimé les rapports de domination, servant à la fois de métaphores du contrôle et de la possession, et d’instruments de répression. La carte postale montre la domination physique de l’ancien ennemi, devenu docile et inoffensif face à l’appareil photographique et, par extension, aux spectateurs français. Il est difficile de savoir à combien d’exemplaires a été tiré ce cliché dans ses différentes versions, mais les cartes postales ont connu de façon générale un immense succès commercial avant la Première Guerre mondiale, le procédé de reproduction photomécanique utilisé pour les créer permettant d’imprimer des images en série avec des coûts relativement bas, et d’en faire un média de masse.

Médiatisée par les cartes postales, mais aussi par la presse illustrée, par les artefacts volés, par les expositions coloniales et autres représentations ethnographiques, la conquête du Dahomey avait été transformée en spectacle pour la métropole, avec la mise en scène de la reddition d’anciens ennemis comme Béhanzin et le volet féminin de son armée, les amazones. Une grande exposition fut ainsi consacrée à la colonie nouvellement conquise lors de l’Exposition universelle de Paris en 1900. Cette médiatisation dépassait la France, puisqu’un « Village du Dahomey » avait été l’une des attractions de l’Exposition universelle de Chicago en 1893. Elle s’inscrivait dans une histoire longue, le Danhomè ayant été l’un des sujets les plus illustrés d’Afrique subsaharienne dans les récits de voyage en Europe depuis le XVIIIe siècle.

Gaëlle Beaujean, L’art de cour d’Abomey. Le sens des objets, Les Presses du réel, 2021, p. 164.

Grâce à la photographie, le portrait du roi est décliné sous différentes formes pour prendre vie sous l’œil du public français ou international : une scène très ressemblante est photographiée avec un appareil stéréoscopique pour être visualisée en trois dimensions, et commercialisée dans le monde anglophone par la compagnie américaine Underwood & Underwood. Une autre scène datant de la même période a été transposée sur une plaque de projection et colorisée sans doute pour animer des conférences. Les traits, les attributs, la pose du personnage et ses épouses deviennent des éléments d’une culture populaire balayant la violence et l’iniquité de la conquête pour recomposer un récit national élargi à une assise géographique et culturelle inédite, composé de nouvelles figures. Messages politiques et divertissement s’entremêlaient dans ces images reproduites en série, offrant par procuration le sentiment d’une rencontre avec les nouvelles colonies et leurs habitants.

Foliard, 2020.

Landau, Kaspin, 2002.

La photographie contre l’effacement physique et la distance géographique

Ces images ont toutefois différentes clefs de lecture : symboles de la puissance coloniale, ce sont aussi visiblement des mises en scène composées par Béhanzin et sa famille. Mais dans quel but ? À partir de quelle culture visuelle le groupe code-t-il ces images, et avec quels messages ? Nous ne pouvons faire que des suppositions, en tentant de faire des parallèles avec la culture visuelle de l’ancien Danhomè, et en croisant ce document avec d’autres sources.

Si elle mobilise d’anciens codes (gestuelle, position dans l’espace, costumes et attributs), la photographie a aussi une dimension révolutionnaire, puisqu’au Danhomè, le roi ne montrait son visage en public que partiellement et dans des conditions exceptionnelles, une fois par an. L’exposition de son visage après sa capture est un bouleversement radical dans sa représentation. En exil, transféré d’un lieu à l’autre à travers le monde sans disposer de ses faits et gestes, il s’expose pour pallier sa disparition physique d’Afrique, prouver son maintien en vie et poursuivre une existence virtuelle non seulement à Abomey, mais aussi sur la scène politique internationale que son ancien royaume a rejoint.

Si l’art à la cour d’Abomey était étroitement lié au territoire, certaines œuvres comme l’homme-requin étaient destinées à montrer l’ubiquité du roi . Après la destruction et le pillage des palais, la photographie a assuré à son tour cette dimension ubiquitaire du personnage, un medium adapté à sa nouvelle condition territoriale : sans ancrage, flottant dans le monde. Elle permettait de surcroît de s’adresser à de nouveaux publics. La mise en parallèle de ces photographies avec la correspondance de Béhanzin laisse imaginer que ces images servaient peut-être d’abord à communiquer avec le gouvernement français. Il sollicita en effet une rencontre avec le président Carnot dès sa capture en janvier 1894, en vain, ce qui ne l’empêcha pas d’adresser des lettres au Président de la République, au Ministre des Colonies et à diverses autorités coloniales durant toute sa détention, dans l’espoir d’être rapatrié. Il demanda à témoigner de sa version des faits et alerta sur le déclin de leur santé en Martinique. La photographie était à la fois un rappel et une preuve de son existence, une lutte contre l’oubli et l’effacement physique. Elle lui permettait de s’inscrire avec ses propres codes dans une culture visuelle globalisée, et de se projeter dans l’espace. Mobile et fluide, la photographie servait d’émissaire aux corps captifs.

Devant la détérioration de sa santé, les autorités coloniales finissent par transférer Béhanzin non au Dahomey comme il le pensait mais à Blida, en Algérie, où il décéda de maladie quelques mois plus tard, en décembre 1906. Ses portraits vont alors acquérir une toute autre signification, et projeter son existence dans le temps.

Beaujean, 2021, pp. 70-71.

Gaëlle Beaujean-Baltzer, « Du trophée à l’œuvre : parcours de cinq artefacts du royaume d’Abomey », Gradhiva [En ligne], 6 | 2007, mis en ligne le 15 novembre 2010, consulté le 10 décembre 2021. URL : http://journals.openedition.org/gradhiva/987 ; DOI : https://doi.org/10.4000/gradhiva.987

Beaujean 2021, p. 239.

Lettres publiées dans les Cahiers de la Fondation Zinsou, Gisèle Capo-Chichi, Ana Tognola (coordination), Fondation Zinsou, 2017.

Par exemple Béhanzin au Gouverneur du Dahomey. Fort-de-France, le 28 février 1903, extrait de Cahiers de la Fondation Zinsou, pp. 36-37.

Retour à Abomey

À son décès, ses épouses furent autorisées à quitter l’Algérie pour rejoindre le Dahomey, mais le corps de Béhanzin fut inhumé à Alger, peut-être pour éviter de faire de sa tombe un lieu de mémoire de la royauté déchue et un symbole politique contre le colonialisme. C’est seulement en 1928 que son fils Oualino obtint auprès du gouvernement français l’autorisation de transférer ses cendres au Dahomey. Après des obsèques royales en mars 1928, elles furent déposées dans un tombeau à Djimé, lieu de l’ancienne résidence particulière du roi, près d’Abomey. La photographie accompagnait ce « retour », comme le montre cette vue extraite d’un album composé par un voyageur français à la fin des années 1920, conservé aussi au musée du quai Branly.

Fig. 3. « Jimê (près Abomey) Dahomey, tombeau du Roi « Béhanzin » (vue de l’extérieur et vue intérieure) » photographies sur album, réalisées après mai 1928. Photographe inconnu. Musée du quai Branly, n. PA000406.53

Catalogue de l’exposition « Roméo Mivekannin. Béhanzin », 2021, p. 18.

Beaujean 2021, p. 245.

Fig. 3. détail. Légende au dos de l’image : « n. 108 Jimê (près Abomey) Dahomey tombeau du Roi Béhanzin/ vue intérieure/ (au 1er plan son ex-favorite qui l’ayant accompagné en exil à la Martinique, garde actuellement son tombeau.) » Source : Musée du Quai Branly.


La photographie réalisée dans la pénombre du bâtiment est prise au pied du tombeau de Béhanzin, recouvert d’une étoffe brillante. L’éclairage artificiel et les jeux d’ombre et de lumière donnent à la scène une dimension fantomatique. Au premier plan est dressée la photographie agrandie, mise sous verre et encadrée : transposée sur un nouveau support, avec une nouvelle matérialité, le portrait n’est plus un bien populaire et consommable, ou un moyen de documentation, mais un support de commémoration. Il happe la lumière, comme les yeux brillants et la chevelure blanche de la femme à gauche de l’image. De part et d’autre du tombeau sont disposées quatre personnes dont les visages émergent de la pénombre. Selon la légende, la femme au premier plan est une ancienne épouse du roi – là encore non nommée –, comme le sont peut-être les trois autres femmes, gardiennes du lieu et de la mémoire. En posant autour de l’image, elles rejouent la scène photographiée, comme mise en abyme, pour faire revivre la scène vécue en exil, et ainsi rapatrier non seulement un corps défunt, mais aussi son expérience de vie hors du royaume.

L’intégration de la photographie a un rite funéraire est peut-être une pratique importée d’Europe, mais elle acquiert un autre sens à Dabomey, où les cérémonies funéraires et les hommages aux souverains défunts avaient une place fondamentale dans la vie et les affaires de l’ancien royaume. Si donner une présence à une absence est l’une des fonctions les plus anciennes et les plus communes de l’image, cette façon de rejouer une scène passée en mettant en scène une tombe, des corps vivants et un portrait photographique, est une façon d’insuffler de la vie au tombeau. Cette idée fait écho à une citation de Susan Sontag :

une des méthodes que la photographie a pratiquées avec un succès constant consiste à transformer les êtres vivants en choses sans vie, et les choses sans vie en êtres vivants.

Citée en exergue de l’article « Vivification » dans Bernd Stiegler, Images de la photographie. Un album de métaphores photographiques, Hermann, Paris, 2015, p. 265.

L’art du Danhomè a été en constante évolution au cours de son histoire, en termes de supports, de modèles et d’idées, intégrant au fur et à mesure les images étrangères, un art syncrétique décrit par les anthropologues comme un « art de l’assemblage ». Cette mise en abyme devant l’appareil photographique peut aussi être considérée comme une forme d’assemblage : des corps vivants, un défunt, des gestes, des tissus et des accessoires, combinés à un nouveau support, la photographie et ses possibilités infinies de reproduction.

Suzanne Blier Preston. “Melville J. Herskovits and the Arts of Ancient Dahomey.” RES: Anthropology and Aesthetics, n. 16, 1988, p. 125-142, p. 132 et 137 http://www.jstor.org/stable/20166806

Cet « assemblage » permet d’inscrire physiquement la mémoire de Béhanzin sur le territoire de l’ancien royaume, et de réintégrer une société quittée trois décennies avant, profondément transformée par la colonisation. C’est une façon de revendiquer la place de l’ancien roi, et par la même, celle des vivants – ses épouses et leurs enfants – au sein de cet espace recomposé par les Français qui avaient relégué la royauté à n’être qu’un vestige du passé, et expulsé Béhanzin de sa mémoire.
Les Français ont isolé Abomey en développant la colonie du Dahomey, pour minimiser le rôle de l’ancien centre politique et économique de la région. En contrepartie, ils encouragèrent la valorisation mémorielle d’une certaine vision de l’histoire pluricentenaire du Danhomè, encourageant l’activité artisanale, puis la création d’un musée dans les restes d’un palais, la promotion d’un passé devenant une activité économique à part entière. Détruit en 1892, le palais de Béhanzin avait été reconstruit par Agoli Agbo, son frère et successeur nommé par les colons qui favorisèrent une réécriture de l’histoire en sa faveur pour légitimer leur choix. Si celui-ci fut écarté en 1900, le rôle de chef traditionnel revint toutefois à ses descendants, semant une discorde dans la famille royale se manifestant dans l’aménagement de l’espace, et qui allait perdurer jusqu’à la fin du XXe siècle. Afin de prouver leur domination, les Français mirent en outre en valeur deux autres rois historiques, Ghezo et Glele, présentés comme les plus puissants de l’histoire du royaume.

Sur les stratégies de réappropriation de l’espace d’Abomey voir Cafuri, Roberta. « le site historique d’Abomey entre passé et présent. Anthropologie des musées, musées et sites historiques de l’Afrique contemporaine, politiques de la mémoire, représentations de l’histoire. » Africa: Rivista Trimestrale Di Studi e Documentazione Dell’Istituto Italiano per l’Africa e l’Oriente, vol. 60, n°2, Istituto Italiano per l’Africa e l’Oriente (IsIAO), 2005, pp. 260-271, http://www.jstor.org/stable/40761794.

Edna Bay, 1998, p. 37.

Cafuri, 2005, p. 264.

Cafuri, 2005, p. 268.

Le tombeau et la mise en scène du roi disparu en exil donnait une présence visuelle immédiate, vivante et contemporaine, à l’ancien souverain rejeté par le reste de la famille royale à cause de sa défaite. Il s’agit d’une sorte de réparation mémorielle pour la famille recomposée devant l’appareil photographique, et qui tente de renégocier l’écriture de l’histoire dans la ville, une histoire dont l’interprétation contribue à définir les rôles et le statut des groupes sociaux. L’image était une manière pour la dynastie de réinscrire sa mémoire dans l’espace, de l’investir de significations et d’asseoir la légitimité présente et future du lignage du roi face aux descendants d’Agoli Agbo.

Le portrait de Béhanzin s’adressait en effet sans doute tout autant au gouvernement français qu’aux anciens sujets du roi et à la société dahoméenne en cours de recomposition. Dans le même album de voyage réalisé à la fin des années 1920, un portrait photographique de son frère, Agoli-Agbo, son successeur lui aussi détrôné par les Français en 1900, lui répond, en reproduisant sensiblement la même composition (fig. 3) : une femme tient une coupe entourée d’une longue pièce de tissu à son côté droit, tandis qu’un homme brandit son ombrelle au côté gauche.

Figure 4. Carte postale « N. 38 Abomey (Dahomey)/ Agoli-Agbo, frère de Béhanzin/ Roi déchu, dernier des régnants » PA000406.59. Source : musée du Quai Branly.

Album intitulé « Vues d’Afrique » comprenant 123 tirages argentiques, réalisés entre 1925 et 1929. Album de tirages sur papier essentiellement baryté, collés par un seul côté sur planches reliées sur onglets cartonnés et séparées par des serpentes collées côté reliure. Numéro d’inventaire : PA000406.

Si la polygamie est moins visibilisée dans la colonie, ces gestes codés sont repris et partagés avec qui sait les interpréter, entretenant un sentiment d’identification et de communauté au-delà des séparations physiques, des bouleversements politiques et de la distance temporelle.

Carte postale « N. 38 Abomey (Dahomey)/ Agoli-Agbo, frère de Béhanzin/ Roi déchu, dernier des règnants » PA000406.59. https://www.quaibranly.fr/fr/explorer-les-collections/base/Work/action/show/notice/1074301-abomey-dahomey-agoli-agbo-frere-de-behanzin-roi-dechu-dernier-des-regnants/page/1/

Du papier au bronze, du symbole royal au marxisme-léninisme

Les portraits photographiques connurent une autre résurgence, sous une forme entièrement renouvelée, après l’indépendance en 1960 de la République du Dahomey, renommée République populaire du Bénin en 1975. Alors que le régime marxiste-léniniste excluait les chefs traditionnels de leur réforme territoriale, les sites historiques étaient revalorisés et réinterprétés, notamment Abomey et l’histoire du Danhomè. La statue de l’homme-requin étant toujours à Paris, Béhanzin ne regagna pas ouvertement l’espace public sous la forme d’une statue anthropomorphe, mais sous les traits d’une autre image syncrétique, une statue de bronze de plusieurs mètres de haut, juchée sur un piédestal portant la citation « Je n’accepterai jamais de signer aucun traité susceptible d’aliéner l’indépendance de la terre de mes aïeux. Behanzin roi du Danxome (1890-1906) », et sur un autre pan : « ce monument a été réalisé avec la république populaire de Corée. […] 3.1979 », dont il ne reste que des bribes.

Si les traits du personnage et son costume sont basés sur les photographies, les mouvements de ses bras rompent avec la dimension statique de ses portraits d’exil, rappelant les gestes de défense de la statue de l’homme-requin. La récade ne repose pas sur son épaule, elle est pointée en direction des spectateurs dans la main droite, la main gauche tendue en avant dans un signe d’arrêt. L’absence de mouvement des photographies était un signe potentiel de faiblesse et un rappel de sa passivité face à la captivité. Les gestes transforment la défaite et la disgrâce en lutte perpétuelle.
La taille et la facture du monument rappellent l’esthétique des symboles érigés sur les places publiques sous d’autres régimes communistes, associant les formes du réalisme socialiste et les symboles de la royauté dahoméenne pour s’inscrire dans une culture visuelle globalisée valorisant les luttes anti-coloniales. Reprendre les traits humains ressemblants de la photographie permettait d’ériger Béhanzin non en héros d’un système politique déchu, mais en figure humaine combattante, aux traits tendus et au corps musclé similaires à ceux d’un ouvrier dont la force serait célébrée, à laquelle le peuple béninois était invité à s’identifier, en miroir.

 Cafuri, 2005, p. 265.

Conclusion

Si les images concourent à façonner certains épisodes du passé dans l’imaginaire collectif, proposer de nouvelles images, ou appréhender autrement des images existantes, permet de reformuler ou de repenser notre compréhension collective de l’histoire. Les archives photographiques sont aujourd’hui considérées comme des lieux de dialogue entre le passé et le futur, à condition de rendre « justice au poids de l’histoire et de la mémoire dont les photographies sont chargées, tout en retenant leur capacité de renouvellement et de surprise ». Nombre d’artistes africains contemporains utilisent ainsi aujourd’hui la citation d’archives pour attirer l’attention sur les épisodes méconnus du passé, sur des non-dits, ou pour générer de nouvelles interprétations. Les photographies anciennes peuvent aussi être utilisées pour évoquer l’héritage du trauma de la colonisation européenne.

Florent Le Demazel, « Devant la douleur des autres, Susan Sontag. Pour un usage “dissensuel” des images », Débordements, 23 avril 2012. https://debordements.fr/Devant-la-douleur-des-autres-Susan-Sontag

Christopher Morton, Darren Newburry (dir.), Photographic Archive. Research and Curatorial Strategies, Bloomsbury, Londres, New-York, 2015, p. 10. Traduction de l’auteure.

 Pour un tout autre contexte (l’Australie) lire : Sharon Huebner & John Bradley, “‘They live on in the photos’: the ontologies of difference when recognition is given to descendant family and kin concern for, and responsibility toward, Aboriginal ancestors in photographs”, Visual Studies, 2021, 36:4-5, 366-384.

Pour le peintre béninois Roméo Mivekannin, les photographies de Béhanzin sont tout à la fois un moyen de rendre hommage à son arrière-arrière-grand-père et de questionner son héritage familial. À l’aide d’une autre forme d’assemblage, il transpose des photographies anciennes sur des draps cousus en y intégrant son propre portrait pour devenir le protagoniste de cette histoire. Instrument d’aliénation et preuve de domination physique et politique, moyen de communication et de documentation, support de mémoire et objet de commémoration : la photographie devient ici une œuvre d’art, un moyen d’exprimer l’incidence du passé sur une histoire personnelle, de lier l’intimité d’un héritage à l’histoire collective.

Exposition « Béhanzin », de Roméo Mivekannin, Galerie Eric Dupont, Paris, 5 juin au 24 juillet 2021.

Voir Fara Nayeri, “A Painter Explores his Royal Roots”, New York Times, 3.02.2021. https://www.nytimes.com/2021/02/03/arts/design/Romeo-Mivekannin-king-Behanzin.html?searchResultPosition=2

De la Martinique à Abomey, de la Corée du Nord à Paris, le portrait photographique de Béhanzin a servi de pont entre les mondes, de fil entre des périodes historiques et de support pour convoquer une mémoire familiale et collective, ancrée à Abomey ou flottant dans une iconographie globalisée. La photographie ne montre pas l’histoire, elle participe à sa fabrique, tissant de façon ténue mais efficace des liens entre regardeurs et regardés avec un effet de présence renouvelé grâce aux supports sur lesquels on lui donne vie.

Pour citer cet article

Estelle Sohier, « Polyphonie d’une photographie coloniale. Portrait de Béhanzin, « Ancien roi du Dahomey »», RevueAlarmer, mis en ligne le 27 mai 2022, https://revue.alarmer.org/polyphonie-dune-photographie-coloniale-portrait-de-behanzin-ancien-roi-du-dahomey/

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