16.05.25 Algérie : la guerre prise de vues, un livre sous la direction de Marie Chominot et de Sébastien Ledoux

L’exercice est original. Pour le volume Algérie : la guerre prise de vues, Marie Chominot et Sébastien Ledoux ont réuni une vingtaine de chercheurs, en les invitant à choisir chacun une photographie d’archive en lien avec la guerre d’Algérie, découverte au cours de leurs précédentes recherches. Autant de clichés dont ils devaient, ensuite, écrire l’histoire en une dizaine de pages, selon la formule « un·e historien·ne / une photographie / une histoire » (p. 9). L’objectif ? Parvenir à une « perspective chorale sur la guerre d’indépendance » (p. 16) algérienne plutôt que d’en « écrire une histoire visuelle », au sens où les 19 chapitres ainsi réunis constituent des fragments discontinus, des sortes d’études de cas, plutôt qu’un récit structuré et exhaustif du conflit.

Marie Chominot et Sébastien Ledoux (dir.), Algérie : la guerre prise de vues, Paris, CNRS Editions, 2024

La photographie, sujet et source

L’ouvrage est une compilation abondamment commentée de photographies prises par des acteurs divers et variés, Français ou Arabes, photographes professionnels ou amateurs, militaires ou civils… Des clichés qui, pour l’essentiel, n’avaient pas vocation à être diffusés, et dont certains sont ici commentés pour la première fois. En effet, rappellent les co-directeurs de la publication, la photographie fut, pendant cette guerre, une « arme parmi les autres utilisée par les deux camps en présence, dans le cadre d’une guerre des images marquée par une profonde inégalité de moyens, tant en termes de production que de diffusion » (p. 13).

Pourtant, cette dimension militaire de la photographie, au sens de l’insertion de cette technique visuelle dans l’effort de guerre de l’un et de l’autre camp, apparaît comme un aspect assez secondaire du propos. De fait, parmi les images présentées, peu relèvent pleinement de cette « guerre des images » : celle du camp des Cinq Palmiers, espace destiné à l’« action psychologique » contre les indépendantistes algériens, ferait presque figure d’exception. Ainsi de la photographie – en couverture de l’ouvrage – d’une famille algérienne célébrant, dans le bidonville de Nanterre où elle réside, l’indépendance du pays proclamée le même jour. Idem pour la photo, prise en 1961, d’une classe de filles dans une école tenue par les militaires français à Oudjana, de celle de la statue du duc d’Orléans à Alger affublée d’un drapeau algérien le 3 juillet 1962… Une diversité de sujets qui rappelle la multitude des usages possibles de la photographie, des intentions ayant concouru à leur réalisation et des enseignements à en tirer. Dans cette perspective, l’image est plutôt envisagée dans cet ouvrage comme une source sur la guerre, utile aux historiens, que comme un outil de guerre, servant aux belligérants.

Des images et leurs entours

Si les chapitres s’apparentent à autant de commentaires de documents, le propos des auteurs dépasse parfois ces sources mêmes, explorant le non-dit des images autant que leurs apports immédiats à la connaissance. La première image présentée est ainsi celle d’Abdelmaled Kitouni, combattant de l’ALN, posant avec sa famille au maquis, en dépit de l’interdiction de cette pratique par l’organisation pour des raisons de clandestinité. Et Marie Chominot d’expliquer qu’un an et demi plus tard, une autre photo de cet homme est placardée par l’armée française, qui se vante d’avoir éliminé un « dangereux terroriste ». De même, apparaît une série de photos, prises sous le manteau, d’une représentation théâtrale de détenus algériens à la prison des Baumettes, à Marseille. C’est l’occasion pour Fanny Layani de raconter la confiscation de ces clichés et l’implication du député du Rhône Jean Fraissinet, proche des Croix-de-Feu, qui dénonce auprès du garde des Sceaux Edmond Michelet une prison qui serait devenue une zone de non-droit où circuleraient des armes et où seraient tournés des films de propagande du FLN. S’ensuit un courrier adressé par les prisonniers au garde des Sceaux : ils y interpellent cet ancien détenu des « camps nazis » quant à leurs conditions de détention et démontent les affirmations de Fraissinet, « raciste bien connu ».

Plus loin, la photographie d’un jeune harki accompagné de l’appelé du contingent Gabriel Mélikan : on y voit une « mise en scène entre camarades mimant une situation réaliste » (p. 168) de « fraternité affichée » (p. 171). Elle recèle un autre sens : la méfiance à l’égard des harkis, aucun d’entre eux n’étant censé être seul en opération mais au contraire accompagné d’un « Français de souche » selon les directives de l’État-major. De là, Fatima Besnaci-Lancou et Houria Delourme-Bentayeb développent un propos sur l’atmosphère de méfiance envers ces combattants « français musulmans », toujours soupçonnés de vouloir trahir et déserter l’arme à la main. Une défiance qui ne prend pas fin avec la guerre, les harkis continuant par la suite de « subir un traitement post-colonial en étant traités comme des citoyens à part » (p. 175) et étant placés dans des centres de relégation où règne le froid. Ce « prisme de l’origine » (p. 175) rappelle la nature raciste du projet colonial et de cette guerre de décolonisation, au-delà même des allégeances.

Omniprésent racisme ?

Cette problématique du racisme apparaît, quoique parfois implicitement, sur bien d’autres images. La photo du camp des Cinq Palmiers donne ainsi à voir nombre de bâtiments désignés par des sigles, inintelligibles pour le non-initié, qui sont autant de dispositifs contre-insurrectionnels. Parmi ceux-là, un « C.F.J.A. » pour « Centre de formation de la jeunesse algérienne », censé permettre l’enseignement d’un métier à la jeunesse algérienne locale et ainsi, apparemment, la sauver de l’oisiveté dont elle serait coutumière (p. 159), explique Denis Leroux. Plus subtilement, une image donne à voir des « Français de souche européenne » fraîchement débarqués en gare maritime de Marseille le 20 juillet 1962. Yann Scioldo-Zürcher Levi montre qu’elle suggère une différence de traitement avec les autres populations réfugiées et immigrées. En effet, on observe au second plan un panneau « Secrétariat d’État aux rapatriés, délégation générale », signe d’une prise en charge étatique dont ils furent bien les seuls à bénéficier (p. 219).

Les structures mentales de ce racisme semblent se donner à lire même chez ceux qui dénoncent les violences de la guerre. Une série de photos titrée « Kabylie : Arabe torturé par les soldats français », est ainsi étudiée par Raphaëlle Branche qui pointe d’emblée la contradiction de cette dénomination, soulignant que « la confusion est courante à l’époque, où tous les Algériens sont des « Arabes », y compris en Kabylie » (p. 106). L’autrice cite plus loin des officiers français « persuadés que les Kabyles ne respectent que la force » (p. 108), exemple là encore éclairant des préjugés racistes de décisionnaires, et de leur portée concrète dans ce conflit. L’élément le plus édifiant du chapitre écrit par Raphaëlle Branche est toutefois autre : la page où devaient apparaître les photos est vide, rappelant les heures de la censure. Ce, parce que les ayant-droits, après avoir autorisé l’autrice à utiliser ces photos sous conditions (parmi lesquelles l’anonymat du photographe), l’ont finalement refusé, faisant de ce passage le seul du livre à ne pas donner à voir les photographies qui y sont commentées. Un passé qui ne passe toujours pas ?

Enfin, il est une image dont le racisme semble la substance même. C’est celle choisie par Andrea Brazzoduro, et titrée par ce dernier « toute rencontre de l’occupé avec l’occupant est un mensonge » d’après une formule de Frantz Fanon. Le cliché a été pris par un appelé du contingent dans le sud-est de l’Algérie. Y apparaissent deux femmes, l’une jeune et l’autre plus âgée : l’auteur de la photographie légende, au dos de celle-ci, « une zouze qui file la laine / la fille pudique baisse la tête ». Semblant vouloir capturer une réalité qu’il perçoit comme arriérée, l’appelé Yves opère un glissement de sens inattendu : il qualifie de « zouze », formule argotique empruntée à l’arabe algérien désignant communément une jeune fille, la femme d’âge mûr, quand l’autre, qui semble adolescente, est qualifiée de « pudique ». Une manière de renvoyer la jeune fille au topos de la vierge, alors que son attitude de ne pas regarder l’objectif peut se comprendre comme un acte politique, celui de refuser l’échange avec le colonisateur. Andrea Brazzoduro, qui se livre ici à une analyse du racisme et du paternalisme coloniaux dans le contexte précis de la recherche d’indépendance, relève même que le tissu porté par la plus jeune semble arborer des avions, un motif loin de correspondre à l’archaïsme auquel le photographe semble vouloir rattacher les « indigènes ».

Parmi les photographies montrées dans l’ouvrage, il en est toutefois certaines dont le sens est tout autre, qui vont au-delà des hostilités et du clivage occupant/occupé. C’est le cas de l’image d’une course cycliste à Boufarik en 1959, commentée par Niek Pas qui rappelle que le peloton nord-africain réunissait Français et Algériens. L’auteur y voit l’un de ces « espaces communs de sociabilité » (p. 48-49) qui « continuent à exister » (p. 49), arguant même que « la discipline sportive se voit revivifiée vers 1960 » (p. 49). En effet, les soldats du contingent qui arrivent alors sont, pour certains, des cyclistes. À vélo, au moins, la mixité reste de mise. L’amitié y est, en tout cas, plus spontanée que sur la photo publiée dans l’hebdomadaire communiste La Voix de l’Est après l’annonce du cessez-le-feu, où un ouvrier français et un ouvrier algérien se serrent la main sur un chantier. Une mise en scène qui met en avant une fraternité retrouvée pour mieux gommer les réelles manifestations d’hostilité ou de racisme qui ont pu se faire jour envers les Algériens, y compris parmi les travailleurs adhérant au PCF.

Si donc Marie Chominot et Sébastien Ledoux n’ont pas entendu composer un panorama complet de la guerre d’Algérie, ils en offrent à coup sûr un riche diaporama. La variété des clichés commentés permet de toucher à de nombreux aspects d’une guerre dont la mémoire reste sensible sur les deux rives de la Méditerranée, et chacun d’entre eux pourra attiser la curiosité du lecteur intéressé par telle ou telle dimension de ce conflit. Algérie : la guerre prise de vues rappelle dans quelle mesure les photos, quels que soient leur auteur et leur contexte, constituent des sources précieuses pour l’historien qui doit les aborder avec le même recul que tout autre type de sources. Beaucoup a été photographié pendant la guerre d’Algérie, et certaines images restent censurées, nous signale également cet ouvrage : il reste donc beaucoup à écrire.

Pour citer cet article

Alban Wilfert, « Algérie : la guerre prise de vues, un livre sous la direction de Marie Chominot et de Sébastien Ledoux », RevueAlarmer, mis en ligne le 16 mai 2025, https://revue.alarmer.org/algerie-la-guerre-prise-de-vues-un-livre-sous-la-direction-de-marie-chominot-et-de-sebastien-ledoux/

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