18.01.21 Une demande d’expulsion de la communauté juive de Timişoara (janvier 1768)

« À la Très Haute Administration Régionale Impériale et Royale du Banat […]

Enfin, enfin, la vérité si longtemps cachée éclate au grand jour ! Mayer Amigo, négociant juif […] qui tient au centre de la ville un débit de vin et de bière à l’enseigne des Deux Clefs d’Or [s’en est] rendu secrètement propriétaire [pour] y abriter sa très nombreuse famille […] Cette maison se trouve au centre de la ville, dans la rue où nous avons l’habitude de célébrer le service divin et de faire passer la procession annuelle qu’abhorrent ces Juifs rejetés [de Dieu].

[…] quand il aborde l’écoulement des produits du Banat, il est assez ridicule que [Mayer Amigo] se prévale de son zèle vassalique. Personne ne peut ignorer que le profit et l’usure sont les seuls moteurs du commerce chez un Juif. Votre Excellence et Grâce sait mieux que quiconque qu’il n’a vendu ces produits [qu’en] espérant doubler ses gains. Il y a de cela six mois, il s’est engagé dans le négoce des grains parce que la moitié de l’Europe – y compris nos voisins – en manquaient tant que les acquéreurs sont venus frapper à notre porte. En vérité, ce trafic n’est en rien utile au pays. Au temps des Romains, ces négociants de grains juifs qui pratiquaient l’usure et que l’on appelait des dardanarii [spéculateurs] étaient promptement punis. […]

Quant au carré attribué très gracieusement aux Juifs […] pourquoi ne serait-il pas suffisant pour les 23 familles tolérées ? Pourquoi leurs synagogues et leurs écoles ne pourraient-elles pas être bâties dans leur cour, conformément au rescrit du 18 novembre 1755 ? Nous voulons bien croire que cet espace est devenu trop étroit pour les 52 familles juives qui se sont agglomérées depuis lors. Mais qui est responsable d’un tel accroissement sinon Mayer Amigo lui-même ? Son fils s’est marié avec une étrangère, une Juive turque, tout comme sa fille, qui s’est unie avec un jeune Turc. De plus, il entretient en sa maison des cuisiniers et des domestiques mariés, augmentant de ce fait le nombre des familles tolérées. Si, conformément à ses comptes, ce grand nombre de Juifs ne représentait vraiment que les 23 familles tolérées, il se pourrait bientôt que le monde entier ne devienne trop exigu pour les douze tribus d’Israël. […] Il serait de l’intérêt du fisc [impérial] que ce carré, qui n’est plus désormais qu’une fosse à purin congénitale, ressemblant d’ailleurs en cela aux Juifs, soit construit [et attribué à des contribuables chrétiens]. Dans notre rapport du 6 mars de l’an dernier, envoyé à la commission aulique impériale et royale, nous dénoncions déjà cette demande, au même titre que les autres plaintes des Juifs et la faiblesse de leur impôt de tolérance qui s’ajoute aux exemptions de charges communes.

Votre Excellence et Grâce sera ainsi informée de tout ce qui concerne ces suppliques. Nous reposons notre confiance dans Votre soutien, plein de dévotion envers la lumière qui fait notre foi unique et bienheureuse et Votre amour pour la bourgeoisie catholique chrétienne, pour toutes nos justes requêtes :

Que le suppliant juif et ses demandes soient repoussés une fois pour toutes. […]

Qu’au prochain printemps, le reste de la communauté juive ne soit pas autorisée à construire à l’intérieur du carré qui leur a été attribué [et] qu’en conformité avec la résolution du 21 septembre 1743, les Juifs soient expulsés de la ville […].

Les très obéissants

Franz Hell, procureur de ville impérial et royal

Joseph Anton Kulturer, juge de ville

Peter Anton Delbondio, doyen des jurés »

Traduit de l’allemand par Benjamin Landais.
Original de la première page de la pétition. (Cote du document : MNL-OL, E303, 13 cs., Zb, f102-109r. Nous remercions les archives hongroises pour le droit à la publication, Magyar Nemzeti Levéltár Országos Levéltára.)
Une carte du Banat dans l’Europe du 18e. (Benjamin Landais)

Un avis émanant de la municipalité catholique allemande de Timişoara (source) 

Le document était destiné aux officiers représentant le souverain habsbourgeois dans le Banat, province dont Timişoara (Temesvár en hongrois) était la capitale. Ce territoire, anciennement ottoman, avait été conquis par les troupes de l’empereur en 1716. Il fut immédiatement placé sous la tutelle directe de la cour de Vienne. En 1768, le président et les huit conseillers de l’Administration Régionale durent se prononcer sur le souhait du responsable de la communauté juive, Mayer Amigo (né en 1712), d’acquérir une maison à l’intérieur des remparts de la ville (située au nord de la place de parade, au coin de la rue qui mène vers la place principale). Le quartier concerné appartenait à la juridiction de la municipalité catholique allemande. Mais l’autorité de cette dernière était limitée. De nombreux domaines, comme l’encadrement de la communauté juive, la régulation du marché foncier ou les grands chantiers d’urbanisme, relevaient des prérogatives de l’Administration Régionale. Dans l’affaire traitée ici, la municipalité dut se contenter de donner un avis non contraignant. Le premier auteur, le procureur de ville Franz Hell (1716-1788), représentait officiellement les intérêts du souverain auprès du conseil urbain. Responsable des aspects juridiques du texte, il avait l’habitude de produire des rapports d’expertise (Gutachten) pour l’Administration Régionale. Par ses revendications maximalistes, la violence du ton et la présence de deux magistrats élus parmi les signataires – Joseph Anton Kulturer (1729-1783) et Peter Anton Delbondio (1707-1792), respectivement actuel et ancien « juge de ville » (maire) – l’avis exprimé est cependant plus proche de la supplique que du simple rapport. L’original, scellé et rédigé sur papier filigrané, est malheureusement perdu. Seule nous est parvenue une copie conservée aux archives nationales hongroises (Magyar Nemzeti Levéltár-Országos Levéltára, E303, 13 cs., Zb, fo 102-109r).

Voir Carte ci-dessous.

Les Juifs dans la monarchie habsbourgeoise et à Timişoara au XVIIIe siècle (contexte)

Au cours de son long règne, l’impératrice-reine Marie-Thérèse (1740-1780) laissa une empreinte profonde dans les territoires d’Europe centrale qu’elle gouverna. Son hostilité religieuse envers les Juifs est connue. La manifestation la plus spectaculaire de cette attitude fut l’expulsion des Juifs de Prague en 1744. Soupçonnés d’être favorables à la Prusse lors de la Guerre de Succession d’Autriche (1740-1748), des milliers d’entre eux durent quitter la ville. Les doutes et les protestations contre cette décision se multiplièrent. Le roi d’Angleterre George II, sollicité par les Ashkénazes et les Sépharades de Londres, intervint personnellement auprès de la souveraine pour la fléchir. Marie-Thérèse revint finalement sur son ordre et permit aux Juifs de Bohême de retrouver leurs foyers en 1748. Ceux de Prague furent néanmoins contraints de vivre dans leur ghetto et de payer de lourdes amendes. Des restrictions touchaient aussi les Juifs installés ailleurs dans la monarchie. Dans le royaume de Hongrie par exemple, leur présence était sévèrement limitée et toujours conditionnée au paiement d’un impôt de tolérance. À Buda, la communauté israélite ne dépassa jamais les 35 familles dans la première moitié du XVIIIe siècle. Le conseil de ville obtint même leur bannissement temporaire en 1746.

La situation des Juifs à Timişoara n’était guère plus favorable. Leur présence était ancienne. Elle remontait à la période ottomane (1552-1716), pendant laquelle la cité était capitale d’un eyalet. Avec Zemun (à proximité de Belgrade au Sud de Timişoara, cf. carte), ce fut la seule ville de la monarchie où cohabitèrent Juifs espagnols et allemands. L’arrivée des troupes habsbourgeoises conduites par Eugène de Savoie en 1716 constitua une césure historique majeure. La ville intramuros fut vidée de ses habitants non-catholiques. Orthodoxes, Juifs espagnols et Arméniens se réfugièrent dans les faubourgs. Seuls les colons catholiques venus du Saint-Empire purent acquérir le droit de bourgeoisie. Les négociants non-catholiques présents avant la conquête, rejoints par quelques Juifs allemands de Bohême et de Moravie, parvinrent pourtant à s’imposer comme des partenaires incontournables du pouvoir habsbourgeois : ils étaient fournisseurs des armées, actionnaires dans des compagnies de commerce impériales, collecteurs d’impôts ou encore informateurs secrets en territoire ottoman. Forts de cette position, les bourgeois « rasciens » [Serbes orthodoxes] des faubourgs obtinrent des privilèges équivalents à ceux de la bourgeoisie catholique allemande en 1744. Ils purent devenir propriétaires à l’intérieur des remparts et formèrent une municipalité urbaine indépendante. Dans leur sillage, deux négociants juifs, Mayer Amigo et David Daitasek, accédèrent eux aussi au droit de propriété intramuros. Ils furent rejoints plus tard par des marchands et artisans juifs plus modestes. La plupart d’entre eux s’installa dans un îlot urbain – le « carré juif » – mis en construction à partir de 1761.

La surface sociale acquise par ces quelques familles bénéficia aux autres membres de la communauté juive. Elle leur épargna les mesures les plus drastiques qui frappèrent leurs semblables dans le reste de la monarchie au cours des années 1740. Une résolution impériale de 1743 exigea des Juifs de Timişoara une très forte contribution et fut assortie d’un ordre d’expulsion. L’intervention de Mayer Amigo, décrit à l’époque comme le plus grand négociant de la place, fut déterminante pour surseoir à la menace. Il ne put toutefois s’opposer à une politique de limitation de la présence juive. Seules les 23 familles installées avant 1739 furent autorisées à rester. Les ménages surnuméraires, désignés comme « non tolérés » dans les recensements administratifs, couraient le risque d’être chassés à tout moment. En 1767, 57 familles juives habitaient Timişoara, soit 208 personnes sur une population totale comprise entre 6 000 et 8 000 habitants.

Un appel à un antisémitisme institutionnel qui cache mal la position fragile des suppliants (éléments d’analyse)

Le discours antisémite du document repose sur trois ressorts classiques dans une société d’Ancien Régime. Par ordre décroissant : une dénonciation religieuse, une critique économique et la stigmatisation des Juifs comme étrangers. L’outrance de certaines expressions (angebohrnes S[au] u[nd] Müstwinkl, rendu en français par « fosse à purin congénitale ») et la référence à l’usure cherchaient à masquer, sinon à compenser, la faiblesse de la position défendue. Les auteurs n’ignoraient pas que le négoce des grains était étroitement surveillé par l’Administration Régionale. Mayer Amigo bénéficiait d’autorisations spéciales pour exporter les surplus de grain prélevés au titre de la dîme. Ces privilèges lui furent attribués par les destinataires mêmes du document. Les liens d’affaire qu’il entretenait avec des marchands situés du côté ottoman de la frontière étaient également vus comme une aubaine par les officiers habsbourgeois. Ils leur permettaient, entre autres, de recueillir de précieux renseignements sur la situation politique et sanitaire de leur puissant voisin.

Venu au jour dans une ville sous l’administration du sultan, Mayer Amigo était ottoman de naissance. Signaler sa proximité avec les Juifs « turcs » revenait paradoxalement à admettre l’ancienneté de sa famille. La fragilité de l’argument n’est toutefois qu’apparente. Par un effet de miroir inversé, la crainte d’un afflux incontrôlé de Juifs traduisait une inquiétude réelle. Constatant l’échec de son implantation, la bourgeoisie allemande pouvait se réfugier derrière l’évocation d’un âge d’or pas si lointain : celui d’une cité encore considérée comme le bastion avancé d’un catholicisme conquérant sous le règne de Charles VI (1711-1740), le père de Marie-Thérèse.

Cette nostalgie permet de mieux comprendre l’argumentaire juridique. La résolution de 1743, qui prévoyait l’expulsion des Juifs de la ville, fut pris sous la dictée d’une souveraine qui associait sa détestation tenace des Juifs à son combat du moment contre l’ennemi prussien. Le rescrit de 1755, qui réservait aux Juifs tolérés un espace dédié au cœur de la ville intramuros, relevait au contraire d’une logique pragmatique. Il sanctionnait l’acceptation du partage confessionnel de l’espace urbain. Il mettait fin à quatre décennies de prééminence symbolique et économique de la bourgeoisie catholique, même si la religion catholique elle-même conservait formellement son caractère « prédominant », selon le terme consacré par les contemporains. Dans leurs propositions, les magistrats allemands ne se contentèrent pas de dénoncer le manque de rigueur dans l’application du rescrit de 1755 : comme le texte le souligne avec justesse, le nombre de familles juives résidant à Timişoara était bien supérieur à celui qu’il aurait dû être ; certaines d’entre elles – comme celle de Mayer Amigo – avaient même élu domicile en dehors de l’espace qui leur avait été accordé. Au lieu de revendiquer une plus grande fermeté dans la politique officielle de ghettoïsation des Juifs, les suppliants se lancèrent dans des récriminations hasardeuses contre toute forme de coexistence confessionnelle. Ils voulaient ainsi revenir 25 ans en arrière, à l’époque où les décrets d’expulsion des Juifs pleuvaient dans la monarchie.

Les auteurs du document croyaient-ils vraiment dans le succès de leur démarche ? Imaginaient-ils faire vibrer efficacement la fibre antisémite de leurs interlocuteurs ? Il n’est pas impossible de le penser. Mais les Lumières avaient fait leur œuvre parmi les officiers habsbourgeois. Beaucoup défendaient désormais des principes de tolérance religieuse en dépit des convictions de Marie-Thérèse, qui les rejeta jusqu’à sa mort. C’était aussi le cas de son propre fils, l’empereur Joseph II, devenu corégent en 1765. Dans ces circonstances, les chances qu’une requête aux accents aussi archaïques avait d’aboutir étaient minces. La politique de l’Administration Régionale envers les Juifs ne fut pas modifiée. Un projet de décret impérial confirma en 1775 leur droit de résider intramuros et doubla le nombre de familles tolérées, qui passa de 23 à 49. Libre de ses décisions depuis la mort de sa mère en 1780, Joseph II ne tarda pas à publier une patente de tolérance confessionnelle. Les restrictions limitant les droits civils des protestants et des orthodoxes furent levées en 1781, celle concernant les Juifs le furent dès 1782. À Timişoara, la communauté juive continua à croître au cours du XIXe siècle, allant jusqu’à représenter 15 % de la population urbaine.

MNL-OL, E303, 13 cs., Zb, f102-109r. 




Une carte de Timisoara intra-muros. (Benjamin Landais)

Pour aller plus loin

  • Benjamin Landais, Gouverner le Banat habsbourgeois au milieu du XVIIIe siècle : édition critique de la correspondance de François Perlas, Brăila, Istros, 2020 
  • William O. McCagg, Les Juifs des Habsbourg: 1670-1918, Paris, PUF, 1996 

Pour citer l’article

Benjamin Landais, « Une demande d’expulsion de la communauté juive de Timişoara (janvier 1768) », RevueAlarmer, mis en ligne le 18 janvier 2021, https://revue.alarmer.org/une-demande-dexpulsion-de-la-communaute-juive-de-timisoara-janvier-1768/

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