29.10.20 Corps Politiques : Le Sport dans les luttes des Noirs américains pour l’égalité depuis la fin du XIXe siècle, un livre de Nicolas Martin-Breteau


Nicolas Martin-Breteau, Corps Politiques : Le Sport dans les luttes des Noirs américains pour l’égalité depuis la fin du XIXe siècle, Éditions EHESS, Paris, 2020.

La grève des joueurs de basketball de la WNBA et NBA en réaction aux violences à l’encontre des personnes africaines américaines de Kenosha, les masques noirs de Naomi Osaka à l’effigie des victimes de violences policières : autant de symboles marquants de l’été 2020 qui font de Corps Politiques, ouvrage de Nicolas Martin-Breteau sur l’histoire du sport dans les combats africains américains, une publication attendue, pertinente, actuelle et nécessaire. Si les lectrices et lecteurs songent sans doute, au premier abord, à entendre parler du sport comme d’un lieu de contestation, avec en tête le genou à terre de Colin Kaepernick et les poings levés de Tommie Smith et John Carlos (événement analysé page 294), elles et ils seront rapidement surpris et immédiatement convaincu par l’argument central du livre : dans l’histoire des luttes pour les droits des personnes africaines américaines, le sport n’a pas simplement été un lieu d’expression ; la pratique sportive elle-même était au cœur des projets de libération noire. La première force de l’ouvrage de Martin-Breteau, est de bousculer nos préjugés.

L’autrice de l’article a fait le choix de l’écriture inclusive que nous n’avons pas conservé pour une question de lisibilité et d’unité éditoriale. Mais il nous semble important de rappeler cette intention première de l’autrice.

L’historien réhabilite le corps au sein du paysage politique de la fin du XIXe siècle jusqu’à nos jours. Loin d’une considération superficielle, l’apparence du corps noir est un outil de lutte autant qu’il en est le symbole. Tout au long de cet ouvrage riche, minutieusement documenté et admirablement écrit, Nicolas Martin-Breteau raconte une histoire fascinante, qui se heurte aux préjugés et anachronismes sur la place du sport dans la société étatsunienne et ses dynamiques raciales. La première partie du livre de 1890 à 1930 couvre la période du « nadir » de l’histoire africaine américaine, caractérisée par la privation des droits et la violence contre les personnes noires. La deuxième partie (1920-1960) nous emmène au cœur de la Renaissance, non pas à Harlem, mais, comme l’appuie Nicolas Martin-Breteau, dans l’un de ses pôles injustement négligés : les stades de football et l’effervescente communauté noire de Washington. La troisième partie montre combien la quête d’égalité par l’excellence sportive a continué de nourrir des débats virulents de 1945 à nos jours, à une période où les corps noirs sont criminalisés.

Ainsi, Corps Politiques évite et attaque les anachronismes. Les athlètes noirs aujourd’hui sont souvent représentés à travers le prisme de nombreux préjugés sur le sport, vu comme un domaine où l’excellence demanderait moins de capacités, ou des qualités moins nobles, que le travail intellectuel (pp. 321-327). Or Nicolas Martin-Breteau nous montre combien l’excellence dans le sport est un projet intellectuel qui s’inscrit dans le projet plus englobant de la lutte pour l’égalité, les droits et la justice. Par exemple, l’histoire des matchs de football américain (p. 149) comme moyen de créer l’événement, notamment l’événement social dans les communautés noires urbaines de la première moitié du XXe siècle contraste avec notre vision du football aujourd’hui comme vecteur d’événements ultra-commercialisés tels que le SuperBowl. C’est avec finesse et nuance que l’auteur retrace cette histoire, sans sous-estimer ses liens avec le capitalisme américain.

Corps Politiques centre les diverses stratégies de lutte pour le « racial uplift » et la libération des personnes africaines américaines Ces luttes sont non seulement les objets de recherche du livre, mais également le point de départ de son cadre théorique, ce qui révèle une véritable prise de position de la part du chercheur, qui travaille à produire une recherche éthique, sincère et engagée. Ainsi, Nicolas Martin-Breteau déclare que « faire du programme d’élévation de la race le pur et simple auxiliaire du « racisme » blanc (un terme alors anachronique) ne permet pas d’en comprendre les enjeux historiques » (p. 37). Sa pratique de la recherche est à la hauteur de ce programme : ses actrices et acteurs sont toujours présentés dans toute leur complexité et leurs nombreux talents. Lucy Diggs Slowe (p. 100) est une grande sportive mais aussi une poétesse, une responsable politique, une élève brillante et future figure phare du National Council for Negro Women dans les années 1930. Edwin B. Henderson (pp. 59-69) publie des milliers d’articles et le sport fait pour lui partie d’un engagement bien plus large, décortiqué à travers l’ouvrage. Ces personnages incarnent, littéralement, l’histoire des luttes africaines américaines dans toute leur diversité. Avec ces incarnations, Martin-Breteau présente une véritable réflexion sur la représentation par le corps, sur la chair symbolique et la nécessité d’« élévation » pour un peuple en lutte via le corps. En suivant ces différentes figures, l’auteur ne caricature jamais le trait et nuance toujours le propos pour mettre en lumière les débats internes aux communautés africaines américaines (par exemple pp. 234-237).

Image extraite du livre de Nicolas Martin-Breteau à la page 167.

La contribution majeure de Corps Politiques, au-delà même de ses analyses détaillées, est qu’il constitue un exemple de recherche anti-raciste. Tout d’abord, Nicolas Martin-Breteau prend toujours comme points de référence ses actrices et acteurs historiques noirs, sans avoir sans cesse recours à la comparaison avec les populations blanches, sans jamais rentrer dans un discours pathologiste. Martin-Breteau évite également le principal danger de son sujet de recherche en présentant les personnalités majeures de son récit comme des intellectuelles et intellectuels, appuyant avant tout leurs idées, discours et engagement politique pour contextualiser leur vision de la place du corps dans la lutte pour la libération. Inversement, le lectorat découvrira aussi les théoriciens célèbres que sont W. E. B. Du Bois, Booker T. Washington et Marcus Garvey à travers leurs opinions sur l’entretien et la mise en valeur du corps noir au service de leur vision de la lutte pour l’égalité (pp. 43-46). Du Bois et Washington sont trop souvent caricaturés comme étant en opposition, dans un récit où le premier aurait prôné l’action politique directe pour les droits civiques et le second « l’accommodation », soit la coopération raciale même si elle signifiait la soumission des personnes noires. Or, ils se rejoignent ici sous bien des aspects, dans leurs injonctions sociales à l’hygiène et à l’entretien physique.

L’auteur est particulièrement convaincant quand il déclare que les chercheuses et chercheurs ont jusqu’ici négligé la centralité du corps dans le discours des grandes penseuses et grands penseurs africains américains. Les arguments qu’avance Martin-Breteau sont façonnés par un travail de recherche en archives de grande ampleur. L’auteur emmène, parfois littéralement (p. 119), ses lectrices et lecteurs dans les boîtes d’archives qui regorgent de trouvailles habilement mises en lumière dans le récit. À travers des exemples parfaitement choisis dans le Sud des États-Unis et les centres urbains de Baltimore et Washington D.C., l’historien nous plonge dans des luttes peu connues qui nous rappellent combien le combat pour l’égalité est divers, éprouvant et inachevé.

Ce que montre Nicolas Martin-Breteau, c’est bien l’endurance, physique, symbolique et politique des luttes des personnes africaines américaines pour la justice et l’égalité. Car prendre les enjeux liés au corps au sérieux permet à l’auteur de réviser plusieurs questions historiographiques, ce qu’il avance et étoffe plus particulièrement et plus explicitement dans sa réévaluation de la Renaissance (pp. 120-160). Là où la plupart des historiennes et historiens se sont concentrés sur l’art, la musique et la littérature, en particulier à Harlem, pour définir cette période de l’histoire africaine américaine, Nicolas Martin-Breteau décentre le récit pour montrer combien les athlètes et intellectuels, femmes ou hommes, ont fait du sport un domaine d’excellence et de grandeur lors de cette période. Cependant, lors de son analyse de la période du début du XXè siècle dite du « nadir » de l’histoire africaine américaine, l’auteur ne se prononce pas sur ce que ses analyses fines et documentées impliquent pour l’historiographie de la période progressiste. En effet, on attendrait par exemple qu’il établisse des parallèles entre la création des Young Women Christian Association (p. 104) et les initiatives menées par des pionnières comme Jane Addams, fondatrice de l’établissement Hull House à Chicago dont la mission était également de contrer les « vices » de la ville et leurs effets sur les enfants en axant sa pédagogie sur le corps et l’expérience sensorielle. L’auteur est plus clair lorsqu’il montre combien la période de la Grande Migration est intimement liée à la popularité grandissante des matchs de football de plus en plus lucratifs (p. 135).

La couverture du journal The Crisis de la National Association for the Advancement of Colored People, août 1912, montre une jeune fille africaine américaine et sa raquette de tennis pour présenter un modèle d’élévation par l’éducation physique.

Nicolas Martin-Breteau montre également comment mener une recherche intersectionnelle, c’est-à-dire prenant en compte les diverses identités de ses actrices et acteurs, mais cette ambition dépasse par moments les capacités d’une monographie déjà très ambitieuse. Ainsi, on peut regretter que lorsqu’il aborde la question du corps des femmes, dans son chapitre « Un corps beau, fort, résistant ». Sport, charme et féminité, Nicolas Martin-Breteau ne se saisit pas des enjeux de l’évolution de ce corps au cours du temps. Afin de dresser une analyse réellement intersectionnelle, nous aurions aimé que l’auteur réserve une plus grande place à l’âge. Prises en compte, les étapes de la vie des femmes auraient beaucoup enrichi le propos, qui ne passe que très brièvement sur la question du célibat, du mariage, de la maternité, et même pas du tout sur la question du vieillissement du corps. À plusieurs moments clés, on attendrait que l’auteur pousse son analyse pour réellement parler de l’enjeu du corps féminin dans une société patriarcale, raciste et sexiste : attirer le regard masculin. Pourtant, l’auteur s’en approche lorsqu’il explique les propos de Maryrose Reeves Allen, éducatrice physique de l’Université d’Howard qui voulait « faire de l’attirance de l’homme envers la femme la preuve de la beauté de celle-ci, et de la maternité, sa plus haute réalisation » (p. 117), phrase courte pour un sujet majeur, auquel l’auteur fait à nouveau brièvement référence quelques pages plus tard lorsqu’il désigne la maternité comme, aux yeux de plusieurs de ses actrices et acteurs, « le plus haut des accomplissements féminins » (p. 122). Plus d’attention portée à ces enjeux aurait nourri le projet intersectionnel du livre : la maternité implique des changements corporels majeurs et une force physique inouïe. Les lecteurs et lectrices se demandent comment la culture et l’éducation du corps féminin pouvaient, parfois, être présentés comme un entraînement physique à cet objectif de reproduction et d’élévation.

Plus largement, l’élément manquant dans la discussion que Corps Politiques engage, mais qui en dépasse l’objet, c’est la sexualité. Sans en faire une question centrale, puisque là n’est pas son sujet, l’auteur aurait gagné à mentionner comment les penseuses ou penseurs qu’il évoque se positionnaient dans ces débats cruciaux, qui étaient une question de vie ou de mort lorsqu’il s’agissait de transgresser les lois de la ségrégation. L’enjeu de la mixité raciale, désignée comme « miscegenation » (soit le « croisement entre races »), condamnée et pénalisée dans certaines régions des États-Unis jusqu’à l’arrêt de la Cour Suprême Loving v. Virginia de 1967, n’apparaît à aucun moment dans l’ouvrage. L’auteur explique pourtant bien que les lieux de récréation sont ségrégués à travers l’exemple percutant de la ville de Washington (pp. 197-206), mais ne parle pas explicitement du lien entre ségrégation et répression du contact entre corps noirs et blancs. La citation de Mme Werner W. Moore, une femme raciste qui croit en la suprématie des Blancs, n’est ainsi pas suffisamment mise en lien avec l’objet du livre (p. 210). À l’occasion de son analyse de la ségrégation des piscines dans les années 1950 (p. 222), l’auteur aborde enfin la question, si ce n’est brièvement, montrant que leur déségrégation représentait un enjeu spécifique : celui du contact entre « corps dénudés », éveillant chez certaines et certains la peur du rapport sexuel. Des recherches futures, de l’auteur ou d’autres, pourront venir éclairer cette question.

Piscine à Druid Hill Park, Baltimore en août 1948. Photographie de Paul Henderson (1899-1988), Baltimore City Life Museum Collection.

Lors d’un passage clé, Nicolas Martin-Breteau décrit « la difficulté d’une stratégie de lutte contre le préjugé racial engagée sans la maîtrise des moyens de production symbolique » (p. 195) puisque, justement, les populations africaines américaines luttaient au sein d’une société organisée pour privilégier les personnes blanches, il aurait été nécessaire d’appuyer davantage le contexte violent – violence physique, institutionnelle, morale et politique – du racisme aux États-Unis. La démarche de Nicolas Martin-Breteau est compréhensible : il souhaite mettre en lumière les politiques de lutte par le corps dans sa dimension libératrice et non dans tout ce que le corps a d’opprimant et de dévastateur pour une population discriminée. Cependant, le pan inverse de la corporalité serait venu renforcer ses arguments et contextualiser les luttes qu’il décrit. Ainsi, la tension cruciale entre le corps africain américain, puissant comme corps respectable, mais également comme corps dangereux manque à son analyse. L’auteur mentionne rapidement le lynchage à l’occasion d’un texte de W. E. B. Du Bois, mais ces meurtres constituent bel et bien le revers de la vision de l’homme noir comme puissant : il s’agit de torturer le corps noir, jusqu’à lui ôter la vie, ce que les terroristes et assassins blancs expliquaient souvent par une vision de l’homme noir menaçant le corps féminin blanc.

Lors du chapitre qui sert de liant au livre, comme l’indique l’auteur lui-même, Corps Politiques prend un tournant décisif. Après avoir ancré l’histoire du sport dans les luttes africaines américaines du début du XXe siècle, l’auteur articule, à travers trois « biographies corporelles » fascinantes, ce contexte historique pour tisser des liens avec les luttes pour les droits civiques au cours du chapitre cinq. Convaincante, cette approche nous guide vers une période phare de l’histoire africaine américaine. Si les trois biographies corporelles sont merveilleusement bien écrites et documentées, elles sont cependant également symptomatiques d’un tournant de l’ouvrage à ce moment charnière. Trois hommes lient la première période et la seconde, les femmes sont ensuite malheureusement éclipsées du récit, là où Nicolas Martin-Breteau leur avait réservé une place toute particulière dans ses premiers chapitres. L’illustration des membres du Pigskin Club qui occupe la page 243 est une image symbolique : 56 hommes couvrent une page entière, dominant le récit de cette deuxième partie du livre. Bien entendu, il s’agissait d’un club pour hommes, mais l’image représente bien le déséquilibre genré de la deuxième et troisième partie. Les femmes ont pourtant tenu un rôle primordial lors des luttes pour les droits civiques, en tant que femmes, militantes, lesbiennes, travailleuses, étudiantes, mères et sûrement en tant qu’athlètes, comme Althea Gibson, championne de tennis et première personne noire à remporter un titre du Grand Chelem à Roland Garros, ce que l’on aurait aimé découvrir dans cet ouvrage. Plusieurs travaux, notamment ceux de Lisa Levenstein, Adina Back et Elizabeth Todd-Breland, ont montré combien il est nécessaire de prendre en compte les luttes pour les droits civiques via une approche intersectionnelle, avec une attention toute particulière portée aux femmes noires.

La championne de tennis Althea Gibson parle de son jeu à un public de jeunes femmes en 1957. Photographie de Ed Ford. Library of congress.

Lisa Levenstein, A Movement Without Marches: African American Women and the Politics of Poverty in Postwar Philadelphia (Chapel Hill: University of North Carolina Press, 2009) ; Adina Back, « Exposing the ‘Whole Segregation Myth’: The Harlem Nine and New York City’s School Desegregation Battles », Freedom North: Black Freedom Struggles Outside the South, 1940-1980, eds. Jeanne Theoharis et Komozi Woodard (New York: Palgrave Macmillan, 2003) ; Elizabeth Todd-Breland, A Political Education: Black Politics and Education Reform in Chicago since the 1960s (Chapel Hill: University of North Carolina Press, 2018).

L’ouvrage de Nicolas Martin-Breteau est nécessaire autant qu’il est fascinant pour un public d’expertes et experts comme pour toute personne intéressée par l’histoire des États-Unis. Il serait intéressant pour toute personne enseignant d’en traiter des extraits en classe, afin de contextualiser historiquement le mouvement Black Lives Matter, par exemple. Il serait alors pertinent d’aborder en parallèle une question qui n’est pas l’objet du livre, mais qui en serait le miroir : la représentation du corps meurtri, comme celui d’Emmett Till, enfant noir lynché dans le Mississippi en 1955 et dont la mère a tenu à montrer le corps tuméfié, torturé et sans vie dans les médias pour dénoncer la violence des Blancs racistes du Sud. Aujourd’hui, les vidéos de violences policières et leur rôle dans les mouvements de libération noire y font écho. Avec l’ouvrage de Martin-Breteau qui met en lumière le corps comme outil, symbole et vecteur de luttes, les étudiantes et étudiants pourront ainsi réfléchir à la mise en scène politique des corps marginalisés. Le livre d’Elise Fontenaille sur Jesse Owens paru en juin 2020 et le traitement de la vie de Jesse Owens, notamment à travers les travaux scientifiques de l’anthropologue africain américain W. Montague Cobb qui prouvèrent que Jesse Owens ne présentait pas de caractéristique d’ordre racial qui expliquerait ses prouesses de façon biologiques, apporterait également des pistes pédagogiques pour examiner la dimension politique de la figure de l’athlète noir.

Pour citer l’article

Esther Cyna, « Corps Politiques : Le Sport dans les luttes des Noirs américains pour l’égalité depuis la fin du XIXe siècle, un livre de Nicolas Martin-Breteau », RevueAlarmer, mis en ligne le 29 octobre 2020. https://revue.alarmer.org/corps-politiques-le-sport-dans-les-luttes-des-noirs-americains-pour-legalite-depuis-la-fin-du-xixe-siecle-de-nicolas-martin-breteau/

Elise Fontenaille, Jesse Owens. Le coureur qui défia les nazis. Le Roueurgue, juin 2020.

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