25.01.21 Exporter le racisme fasciste à l’étranger : l’exemple de l’expulsion des médecins scolaires juifs de Tunis (1938-1939)

L’irruption de la législation raciste et antisémite dans la péninsule italienne a attiré depuis longtemps l’attention des historiographies française, italienne et anglo-saxonne, qui y ont dédié des ouvrages exhaustifs. En revanche, l’application des mesures raciales dans l’empire colonial (Libye, Ethiopie, Erythrée), dans les territoires occupés militairement pendant la Seconde Guerre mondiale (Yougoslavie, Balkans et France méridionale) et au sein des collectivités italiennes d’émigration (en Tunisie, par exemple) a été beaucoup moins étudiée.

Ce vide a contribué à accréditer la vision d’un fascisme réticent à pratiquer une persécution antisémite hors de la métropole italienne, voire bienveillant à l’égard des Juifs italiens, ou non, en dehors des frontières de la péninsule. La comparaison avec le comportement des Allemands pendant la Seconde Guerre mondiale a corroboré cette image, en particulier s’agissant des zones d’occupation italienne en France.

La correspondance politique entre la Direction des Italiens à l’étranger et le consulat italien. Les documents.

Le corpus se compose de 5 documents issus du fonds des écoles italiennes à l’étranger (1936-1945), conservé aux Archives diplomatiques italiennes à Rome. Ces documents éclairent, à une micro-échelle, l’application concrète de la politique raciste inaugurée par l’Italie fasciste à partir de la seconde moitié de 1938.

Les travaux historiques les plus récents ont révisé en profondeur ce curieux paradigme d’un régime oppressif chez lui et tolérant chez les autres. L’analyse de l’expulsion des médecins scolaires juifs des écoles italiennes de Tunis, entre juillet et novembre 1938, s’inscrit dans ce courant de révision. Bien qu’à une échelle très réduite, il offre un point d’observation singulier des modalités d’application du racisme institutionnel dans une communauté d’émigration, hors du contexte juridique du régime, puisque la Tunisie est alors une colonie française.

Collotti Enzo, Il fascismo e gli ebrei: le leggi razziali in Italia, Roma ; Bari, G. Laterza & f.i, 2008 ; Matard-Bonucci Marie-Anne, L’Italie fasciste et la persécution des Juifs, Paris, France, Perrin, 2006 ; Livingston Michael A., The Fascists and the Jews of Italy: Mussolini’s Race Laws, 1938-1943, 2014.

Cette expulsion fit l’objet d’un intense échange épistolaire entre les autorités de Rome et le consul italien de Tunisie, conservé aux archives du Ministère des Affaires étrangères italien, à Rome. Le corpus de documents permet de retracer de près les étapes de cette expulsion. Il se compose d’un ensemble de rapports, notes et aide-mémoires échangés entre le consul général italien à Tunis, Giacomo Silimbani, et le bureau de la D.I.E. (Direction des Italiens à l’Étranger), une section du Ministère des Affaires étrangères créée en 1927 pour remplacer l’ancien « Commissariato générale dell’emigrazione ».

La D.I.E. était responsable de l’assistance aux émigrés — baptisés par le régime « Italiens à l’étranger » pour revendiquer leur pleine appartenance à la métropole —, mais aussi de leur encadrement politique par les écoles, les organisations fascistes de la jeunesse et les « Fasci Italiani all’estero » (les sections du Parti fasciste à l’étranger). Les consuls, autrefois figures de la seule administration, étaient devenus les représentants locaux du régime, selon la formule « le consul est le premier fasciste à l’étranger ». La question de l’épuration antisémite, à partir de juillet 1938, rentrait donc dans les compétences de la D.I.E. et du consul Silimbani, qui agirent en plein accord.

Rodogno Davide, Il nuovo ordine mediterraneo: le politiche di occupazione dell’Italia fascista in Europa (1940-1943), Torino, Italie, Bollati Boringhieri, 2003 ; Oppizzi Martino, « Istillare «  l’orgoglio di razza »  all’estero: gli effetti delle leggi razziali nelle scuole italiane in Tunisia », Rivista di Storia dell‘Educazione, vol. 6, no 2, 5 décembre 2019.

ASDMAE, Archivio Scuole – Ier versement (1936-1945), carton 127.

Gentile Emilio, « La politica estera del partito fascista. Ideologia e organizzazione dei Fasci italiani all’estero (1920-1930) », Storia contemporanea, vol. 6, 1995, p. 941.

Document 1 : ASDMAE, Archivio Scuole Italiane all’Estero, Archivio Scuole – I Versamento (1936-1945), carton 127, rapport du 29 juillet 1939 transmis par Giacomo Silimbani, Consul Général d’Italie à Tunis, au Ministère des Affaire étrangères.
Document 2 : ASDMAE, Archivio Scuole Italiane all’Estero, Archivio Scuole – I Versamento (1936-1945), carton 127, copie du rapport du 29 juillet 1939. Les noms des médecins Cesare Ortona, Ugo Bensasson, Ugo Lumbroso, Edoardo Lumbroso et Angelo Leone Guttieres sont soulignés en crayon rouge et marqués par une croix en crayon bleu.

Le tournant antisémite du régime et ses répercussions en Tunisie. Le contexte.

Au moment du tournant raciste du régime fasciste à l’été 1938, la collectivité italienne de Tunisie comptait environ 100.000 personnes, dont 4.000 de religion juive. Installés en Tunisie depuis le XVIIe siècle, arrivés en bonne partie du port de Livourne (d’où l’appellation « Livournais »), les Juifs italiens de Tunisie composaient le plus ancien noyau de présence européenne dans la Régence. Au sein d’une population italienne en majorité catholique, formée pour la plupart d’immigrés siciliens d’origine modeste, ils représentaient une classe moyenne cultivée et employée surtout dans les secteurs du commerce, des assurances et des professions libérales. Ils occupaient des positions de responsabilité au sein des associations italiennes d’assistance : la société Dante Alighieri, l’Hôpital Colonial Italien, La Banque Italienne de Crédit, La Chambre de Commerce. Certains d’entre eux avaient été des fidèles collaborateurs des consuls fascistes dans leur œuvre d’encadrement politique des émigrés, un objectif poursuivi par le régime depuis sa montée au pouvoir en 1922. De ce fait, l’application de mesures discriminatoires antisémites se présentait comme problématique, car l’exclusion des Juifs livournais risquait d’orienter une bonne partie de la classe dirigeante vers la naturalisation française, en affaiblissant la position de l’Italie à l’égard de la France. La situation singulière des Italiens de Tunisie, citoyens d’une puissance étrangère, mais juridiquement astreints à la loi française, constituait un autre obstacle à une persécution ouverte.

En Tunisie, le régime fasciste n’avait ni le monopole de la force ni les bases juridiques pour appliquer les mesures racistes : la correspondance D.I.E.-consulat au sujet des médecins scolaires italiens montre pourtant que ces obstacles pouvaient être contournés.

Matard-Bonucci Marie-Anne, L’Italie fasciste et la persécution des Juifs, op. cit., p. 141.

Une action convergente et parallèle. Analyse.

Le 29 juillet 1938, c’est-à-dire deux semaines après la publication du « Manifesto della razza » (Manifeste de la Race) qui inaugurait le tournant antisémite du régime, le consul Giacomo Silimbani présenta au Ministère des Affaires étrangères la liste des 14 médecins chargés des inspections dans les écoles italiennes de Tunis pendant l’année 1938-39 [doc 1]. On validait la même équipe de médecins que l’année précédente, mais dans une copie annexe les noms des cinq médecins juifs étaient soulignés et marqués d’une croix au crayon bleu : la démarche d’identification, préalable à l’exclusion, était donc à l’œuvre [doc 2]. Le 15 octobre, après un voyage à Rome, le consul italien à Tunis adressa à la D.I.E. un aide-mémoire sur les « médecins de race juive employés dans le service sanitaire aux Écoles Italiennes de Tunis » [doc 3] : il y rappelle les états de service militaire et politique des cinq médecins juifs, les docteurs Cesare Ortona, Ugo Bensasson, Ugo Lumbroso, Edoardo Lumbroso et Angelo Leone Guttieres. On y trouve un directeur sanitaire, deux ophtalmologues, un médecin ORL et un dentiste. Tous ces médecins — sauf Edoardo Lumbroso — étaient à la fois anciens combattants et inscrits au Parti fasciste. Ils n’en furent pas moins déclarés « remplaçables ».

Document 3 : ASDMAE, Archivio Scuole Italiane all’Estero, Archivio Scuole – I Versamento (1936-1945), carton 127, aide-mémoire envoyé de Tunis à la D.I.E. de Rome. Le titre déclare : « Médecins de race juive employés dans service sanitaire aux Écoles Italiennes de Tunis ».

L’acte officiel d’expulsion prit la forme d’un rapport de Silimbani à la D.I.E., envoyé le 16 novembre, dans lequel le consul prend soin d’indiquer les noms des médecins remplacés et d’en signaler en rouge, par le mot « ebreo » (Juif), la religion d’appartenance [doc 4]. Cette première épuration inaugura une série de mesures d’expulsion de Juifs italiens et étrangers des structures scolaires et hospitalières de la communauté italienne de Tunisie, qui se poursuivirent jusqu’à l’entrée en guerre de l’Italie, en juin 1940. 

Doc. 4.1.
Doc. 4.2.
Le document 4. 1 et 2 : ASDMAE, Archivio Scuole Italiane all’Estero, Archivio Scuole – I Versamento (1936-1945), carton 127, rapport du 16 novembre 1938.

Ce corpus permet d’étudier certains aspects de l’antisémitisme fasciste, déjà observés dans d’autres contextes, en métropole comme à l’étranger. En premier lieu, la synergie qui se développa entre le centre et la périphérie dans l’application des mesures discriminatoires : loin de constituer un pouvoir modérateur, les autorités fascistes locales à l’étranger furent les rouages d’un mécanisme bien rodé d’exécution des décisions et des intentions du pouvoir central. En Italie, l’historien Enzo Collotti observa comment l’antisémitisme d’État suscita un climat « de compétition et d’invention de nouvelles mesures persécutrices », au point que « souvent c’était la périphérie qui suggérait à l’administration centrale elle-même la création de nouveaux obstacles à la vie et à la libre circulation des Juifs ». En Tunisie, le consul Silimbani revendiqua dans le rapport du 16 novembre 1938 sa participation active à l’épuration, en déclarant : 

Collotti Enzo, Il fascismo e gli ebrei, op. cit., p. 78‑79.

« suite à l’application des récentes directives du Régime en matière de politique de la race, j’ai jugé nécessaire d’apporter certaines modifications aux propositions avancées précédemment ».

En deuxième lieu, l’échange épistolaire entre le consulat italien et la D.I.E. révèle le zèle administratif et le conformisme au sein du mécanisme persécuteur. L’expulsion des cinq médecins juifs du service sanitaire des écoles italiennes de Tunis fut accomplie comme une banale tâche bureaucratique, par des fonctionnaires du régime qui agissaient plus comme des administrateurs scrupuleux que comme des fanatiques. Cette ardeur à mettre en œuvre l’antisémitisme du régime ne fut pas entamée par ses effets contre-productifs et paradoxaux sur les plans sanitaire et politique : tandis que l’efficacité du service médical des écoles s’en trouva affectée, l’épuration conduisit le consul à remplacer le docteur Edoardo Lumbroso par un médecin qui n’était pas inscrit au Parti fasciste [doc 5].

Document 5 : ASDMAE, Archivio Scuole Italiane all’Estero, Archivio Scuole – I Versamento (1936-1945), carton 127, rapport du 16 novembre 1938. Ce rapport complète le document 4 au sujet du médecin ORL remplaçant Edoardo Lumbroso.

Bibliographie

  • Collotti Enzo, Il fascismo e gli ebrei: le leggi razziali in Italia (Le fascisme et les Juifs: les lois raciales en Italie), Roma ; Bari, G. Laterza & f.i, 2008.
  • Gentile Emilio, « La politica estera del partito fascista. Ideologia e organizzazione dei Fasci italiani all’estero (1920-1930) » (La politique étrangère du Parti Fasciste. Idéologie et organisation des Fasci Italiens à l’Etranger), Storia contemporanea, vol. 6, 1995, p. 897‑956.
  • Livingston Michael A., The Fascists and the Jews of Italy: Mussolini’s Race Laws (Les fascistes et les Juifs italiens: les lois raciales de Mussolini), 1938-1943, 2014.
  • Matard-Bonucci Marie-Anne, L’Italie fasciste et la persécution des Juifs, Paris, France, Perrin, 2006.
  • Oppizzi Martino, « Istillare «  l’orgoglio di razza »  all’estero: gli effetti delle leggi razziali nelle scuole italiane in Tunisia » (Répandre la haine de race à l’étranger: les effets des lois raciales dans les écoles italiennes en Tunisie), Rivista di Storia dell‘Educazione, vol. 6, no 2, 5 décembre 2019.
  • Rodogno Davide, Il nuovo ordine mediterraneo: le politiche di occupazione dell’Italia fascista in Europa, 1940-1943 (Le Nouvel Ordre Mediterranéen; les politiques d’occupation de l’Italie fasciste en Europe), Torino, Italie, Bollati Boringhieri, 2003.

Pour citer cet article

Martino Oppizzi, « Exporter le racisme fasciste à l’étranger. Exporter le racisme fasciste à l’étranger : l’exemple de l’expulsion des médecins scolaires juifs de Tunis (1936-1945) », RevueAlarmer, mis en ligne le 25 janvier 2021, https://revue.alarmer.org/exporter-le-racisme-fasciste-a-letranger

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