« Il y a vingt ans, fraîchement nommé dans [un] collège de Saint-Denis » (p. 7), Iannis Roder, professeur d’histoire-géographie, de gauche, antiraciste, découvre un « antisémitisme virulent et décomplexé » (p. 7) chez certains de ses élèves dont une partie assume ouvertement en avoir « assez de la souffrance des juifs » (p. 7). Cette « concurrence des victimes » qui s’invite jusque dans sa salle de classe bouscule ses certitudes pédagogiques. Il lui semble dès lors « évident qu’[il] ne pouvai[t] plus traiter l’histoire de la Shoah sous l’angle unique des victimes et de la souffrance » (p. 8).
C’est ainsi qu’il se présente lors d’un entretien à l’émission Répliques d’Alain Finkielkraut sur France Culture le 14 mars 2020.
CHAUMONT Jean-Michel, La concurrence des victimes. Génocide, identité, reconnaissance, Paris, La Découverte, 1997.
En 2002 il rend publique cette expérience en associant son témoignage à ceux d’autres professeurs qui s’alarment comme lui de la vitalité de l’antisémitisme « dans les quartiers à forte population d’origine immigrée et musulmane » (p. 28). L’ouvrage collectif qui en résulte est publié sous la direction de l’historien Georges Bensoussan sous le titre Les Territoires perdus de la République. Antisémitisme, racisme et sexisme en milieu scolaire. L’ouvrage a parfois été accusé de relayer un « discours alarmiste » et d’enfermer certains quartiers dans une vision dépréciative et stigmatisante ; ses auteurs disent avoir voulu avant tout alerter « d’un phénomène de radicalisation politico-religieuse », à leur yeux inconséquemment et délibérément occulté.
BRENNER Emmanuel (dir.), Les Territoires perdus de la République, Paris, Milles et Une Nuits, 2002. Emmanuel Brenner est un pseudonyme utilisé par Georges Bensoussan, historien, spécialiste de la Shoah et détaché au Mémorial de la Shoah. Une nouvelle édition de l’ouvrage complété par de nouveaux témoignages a été publiée en 2004. En 2017, Georges Bensoussan dirige un nouvel ouvrage collectif, Une France soumise. Les voix du refus (Albin Michel) dont les auteurs entendent alerter sur l’emprise croissante de « l’islam politique » dans certains quartiers.
FALAIZE Benoît, « Laïcité à l’école : « territoire perdus » et « territoires vivants » de la République », Le Monde, 3 septembre 2018 ; il s’agit d’un entretien croisé avec Iannis Roder, consultable en ligne : https://www.lemonde.fr/idees/article/2018/09/03/laicite-a-l-ecole-territoires-perdus-et-territoires-vivants-de-la-republique_5349332_3232.html. En 2018, Benoît Falaize, Inspecteur général de l’Education nationale, dirigea un ouvrage qui assumait de prendre le contre-pied des Territoires perdus de la République. Il est intitulé Les territoires vivants de la République. Ce que peut l’école : réussir au-delà des préjugés (La Découverte). Pour se faire une idée des points de vue on pourra écouter l’émission du 30 septembre 2018 de Louise Tourret sur France Culture, Être et savoir ; elle recevait Iannis Roder et Marguerite Graff, professeure d’histoire-géographie et contributrice à l’ouvrage dirigé par Benoît Falaize, cf. https://www.franceculture.fr/emissions/etre-et-savoir/ecoles-de-banlieues-banlieues-de-lecole.
RODER Iannis, « Laïcité à l’école : « territoire perdus » et « territoires vivants » de la République », Le Monde, 3 septembre 2018.
Avec Sortir de l’ère victimaire, sous-titré Pour une nouvelle approche de la Shoah et des crimes de masse, Iannis Roder, par ailleurs responsable des formations d’enseignants au Mémorial de la Shoah, prolonge sa réflexion autour de la manière d’aborder le génocide des juifs dans l’enseignement secondaire. L’ouvrage s’organise en trois parties. La première – « Mésusages et dérives de l’histoire de la Shoah » – sonne comme un réquisitoire contre une approche victimaire de la Shoah dont il déplore les impasses pédagogiques, et l’instrumentalisation militante et politique ; dans les deux suivantes – « Pour une histoire politique » et « Interroger les pratiques et les certitudes » –, Iannis Roder ouvre des pistes de renouvellement de cette histoire, promouvant une approche plus politique d’un processus génocidaire dont il considère qu’il ne peut être compris et utile qu’à condition de le confronter à d’autres configurations historiques du même type.
Pour ceux que questionne l’usage, à l’école ou dans l’espace public, du génocide des juifs, la première partie n’est pas la plus novatrice. Ceux qui sont moins frottés à ces débats y trouveront probablement matière à réflexion. Dans cette partie, Iannis Roder dresse le « constat d’échec » d’une « pédagogie scolaire [qui] a, depuis trente ans, beaucoup insisté sur l’empathie et les émotions » (p. 62). Il rappelle que l’introduction de la Shoah à partir de 1989 dans l’enseignement de l’histoire intervint à un moment où le souvenir du génocide des juifs est conçu comme un rempart au retour des haines racistes et xénophobes. Dans le cadre scolaire la fonction civique du « devoir de mémoire » est déclinée dans une « approche moralisatrice et compassionnelle » (p. 23), focalisée sur la souffrance des victimes via l’étude du système concentrationnaire et de la « barbarie » nazis. Ce « constat d’échec », Iannis Roder n’est ni le premier ni le seul à l’énoncer. Nombreuses sont les voix critiques parmi les chercheurs et les enseignants qui avertissent, depuis plus de vingt ans parfois, des limites de cette pédagogie de la vigilance centrée sur la mémoire victimaire de la Shoah, vaine en définitive à enrayer la montée de l’extrême droite et la vigueur nouvelle de l’antisémitisme.
Sur le devoir de mémoire, les deux travaux incontournables sont : LEDOUX Sébastien, Le devoir de mémoire. Une formule et son histoire, Paris, CNRS Editions, 2016 et MICHEL Johann, Le devoir de mémoire, Paris, PUF, 2018.
Je me permets de renvoyer à ma tribune publiée dans Le Monde le 1er décembre 2017, « L’école doit repenser l’histoire de l’antisémitisme ». J’y soulignais les limites de la fonction préventive assignée à l’histoire et la mémoire de la Shoah pour lutter contre l’antisémitisme. De nombreux historiens sont convaincus de la nécessité de reconsidérer l’usage de la mémoire et de l’histoire de la Shoah. Leurs travaux sont évoqués à la fin de l’article.
Par-delà l’échec, la première partie pointe les « mésusages et dérives » (p. 15) de l’histoire de la Shoah, quand elle est déclinée sur le mode mémoriel et victimaire. Les arguments exposés, Georges Bensoussan – souvent cité, mais peu mentionné dans le corps du texte – les formule déjà depuis plusieurs années. L’un d’eux est de considérer que, loin de contenir l’antisémitisme, la pédagogie victimaire du génocide des juifs l’alimente d’un nouveau grief tout en attisant les « guerres de mémoires ». En comparaison du privilège mémoriel et compassionnel qui serait concédé aux juifs, les porteurs d’autres souffrances, passées et présentes (liées à l’esclavage, la colonisation, l’immigration), s’estiment délibérément tenus en lisière de la mémoire collective et de l’histoire nationale. En réaction, la criminalisation des juifs (par la mobilisation du mythe du rôle majeur qu’ils auraient assuré dans la traite transatlantique et par la condamnation d’Israël comme Etat raciste) participerait d’une entreprise en disqualification dont le dessein est de « déboulonner la figure de la victime » (p. 56). A rebours des effets attendus « la mémoire de la Shoah et le génocide se retournent ainsi contre les juifs » (p. 60), estime Iannis Roder.
Voir notamment BENSOUSSAN Georges, L’Histoire confisquée de la destruction des juifs d’Europe. Usages d’une tragédie, Paris, PUF, 2016 ; et du même auteur, « L’enseignement de la Shoah a-t-il contré l’antisémitisme ? », in SCHNAPPER Dominique, SALMONA Paul et SIMON-NAHUM Perrine (dir.), Réflexions sur l’antisémitisme, Paris, Odile Jacob, 2016, p. 265-274.
BLANCHARD Pascal et VEYRAT-MASSON Isabelle (dir.), Les guerres de mémoires. La France et son histoire, Paris, La Découverte, 2008.
Iannis RODER (pp. 56-58) explique que ce mythe trouve ses racines aux Etats-Unis dans les années 1960. Il est véhiculé par des suprémacistes blancs, l’extrême-droite et le mouvement Nation of Islam. En France, il est relayé par Dieudonné.
Dans le sillage des Territoires perdus de la République, il déplore également que la focalisation sur l’histoire et la mémoire de la Shoah masque une réalité que « nombre d’enseignants et de commentateurs ne [voudraient] pas entendre » (p. 28) : l’antisémitisme « d’enfants et d’adolescents issus de l’immigration, principalement maghrébine ou subsaharienne » (p. 29). D’aucuns évoquent à ce propos un « nouvel antisémitisme », formule qui n’est pas sans soulever un certain nombre de difficultés. Cette cécité – Georges Bensoussan évoquait une « catastrophe aveuglante » dans une contribution que l’auteur ne mentionne pas – résiderait dans le refus d’une partie de la gauche de considérer que ceux qu’elle présente comme des victimes sociales et post-coloniales, elles-mêmes cibles de violences racistes, puissent aussi « être porteu[r]s de haine et de rejet de l’autre » (p. 29). L’obsession mémorielle autour de la Shoah détournerait de l’antisémitisme au présent quand il n’est pas d’extrême droite.
Le nouvel antisémitisme en France, ouvrage collectif publié par Albin Michel en 2018. Les auteurs s’inquiètent du déni dont l’antisémitisme à matrice musulmane serait entouré depuis une vingtaine d’années.
La formule ne dit pas clairement la réalité qu’elle désigne (un antisémitisme à matrice islamique) tout en déliant cette forme d’antisémitisme de sa profondeur historique. L’antijudaïsme musulman a des racines historiques lointaines qui puisent aux sources même de l’islam. On lira avec profit à ce sujet l’article de TOLLET Daniel, « Christianisme et islam face aux juifs : deux millénaires d’antijudaïsme », RevueAlarmer et le livre de Meir M. BAR-ASHER, Les juifs dans le Coran, Paris, Albin Michel, 2019.
BENSOUSSAN Georges, « L’enseignement de la Shoah a-t-il contré l’antisémitisme ? », in SCHNAPPER Dominique, SALMONA Paul et SIMON-NAHUM Perrine (dir.), Réflexions sur l’antisémitisme, Paris, Odile Jacob, 2016, p. 271.
Iannis Roder pense, enfin, que du génocide des juifs qui finit par s’incarner exclusivement dans les images des victimes a résulté une perte de sens et d’intelligibilité de l’événement, déshistoricisé (p. 26), déjudaïsé (p. 44), désingularisé : « ne pas distinguer les phénomènes participe de la dilution de la spécificité de la haine antijuive, noyant sa nature et ses intentions. » (p. 44). Au nom de la lutte contre tous les racismes, « tout devient Shoah » (p. 23), s’inquiète l’auteur, en écho à ce que Georges Bensoussan qualifia naguère de « confusionnisme » : il évoque les migrants derrière des barbelés, les Roms pourchassés par les forces de l’ordre ou les manifestants suffoquant sous les gaz lacrymogènes, tous assimilés aux juifs sous l’Allemagne nazie ou le régime de Vichy . L’instrumentalisation militante et politique qui amalgame les souffrances et les discriminations, bien réelles, subies par les minorités du temps présent à celles des juifs d’hier méconnaît et occulte la singularité historique du contexte et du processus qui conduisit au génocide, selon l’auteur.
BENSOUSSAN, op. cit., p. 269.
Iannis Roder aurait pu tout aussi bien ajouter à ces exemples la manifestation contre l’islamophobie du 10 novembre 2019 au cours de laquelle des participants arboraient l’étoile jaune afin de laisser entendre que le sort des musulmans en France aujourd’hui serait analogue à ce que vécurent les juifs sous l’Occupation et sous Vichy.
Tirant les conséquences de l’échec et des dérives d’une pédagogie qui entretiendrait ce qu’elle prétend combattre, il suggère les éléments structurants d’une approche renouvelée. Il affirme en avoir mesuré les effets positifs dans le cadre des formations qu’il organise au Mémorial de la Shoah (p. 11) ainsi qu’auprès de ses élèves. Dans la deuxième partie du livre il défend, dans une écriture convaincante, une entrée dans l’histoire du génocide des juifs par l’histoire politique. Ce qui suggère un décentrement du regard en amont du génocide lui-même, par l’examen de l’imaginaire racial et de l’idéologie exterminatrice des bourreaux qui y conduisirent. La Shoah, c’est d’abord une politique d’Etat, rappelle-t-il, qui s’appuie sur un discours et des pratiques idéologiques, structurés par des croyances ; elle est la « conséquence d’une vision du monde » (p. 100), insiste Iannis Roder. Elle doit donc être enseignée comme un processus historique, qui par ailleurs conjugue les temporalités – de l’antijudaïsme chrétien du Moyen Âge à l’antisémitisme raciste des XIXe et XXe siècles –, afin de déplacer l’attention vers les possibilités de sa réalisation. Le recours à l’émotion et à la souffrance des victimes produirait une identification qui ferait perdre la distance intellectuelle et critique aux élèves ; décrypter la nature politique du génocide les éclairerait sur la force d’entraînement et de mobilisation collective des idéologies et des croyances. Participant de la sorte « à la construction d’une conscience politique » (p. 72), la dimension civique assignée à l’enseignement de la Shoah demeure.
Dans un entretien au Monde le 3 septembre 2018, il déclare : « Avec mes classes de 3e, en entrant dans le sujet du nazisme par l’idéologie des bourreaux et en travaillant sur l’aspect politique, j’ai pu disqualifier l’antisémitisme. Je vois des gamins se mettre en position de construire leur pensée », https://www.lemonde.fr/idees/article/2018/09/03/laicite-a-l-ecole-territoires-perdus-et-territoires-vivants-de-la-republique_5349332_3232.html.
Iannis Roder défend ensuite une démarche comparatiste qui confronte les régimes totalitaires de l’entre-deux-guerres et les processus génocidaires du XXe siècle. Sur la nécessité de la démarche elle-même les arguments emportent l’adhésion, en particulier quand Iannis Roder énonce ses mérites : « montrer que les juifs ne sont pas les seules victimes de l’histoire » (p. 138), que les violences génocidaires appartiennent à notre modernité, et qu’en dépit des spécificités propres à chacune d’elle, elles répondent à des mécanismes politiques et des « constructions intellectuelles » (p. 139) et idéologiques très proches, eschatologiques, paranoïaques, complotistes, autour desquelles s’articule le mobile du passage à l’acte. L’intérêt civique est évident : rendre lisibles par les élèves des constructions idéologiques qui restent opérantes au présent quand elles inspirent la perpétration de violences de masse ; l’auteur songe aux violences islamistes, aux attaques contre des mosquées, comme celle de mars 2019 en Nouvelle-Zélande, ou encore au suprémacisme blanc (pp. 140-142).
Ces pages appellent néanmoins une réserve d’ordre méthodologique : les mots « génocide » et « crime de masse » n’y sont jamais définis. Les querelles taxinomiques sont pourtant au cœur des controverses qui agitent les Genocide studies depuis les années 1990. Rappelons brièvement que les coordonnées sémantiques du mot « génocide » furent d’abord fixées en 1948 par le droit international : « intention de détruire, ou tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux ». Mais ce bornage fut assez vite mis en cause par les sciences sociales. D’abord, comme le rappelle l’historien Vincent Duclert, parce que « le groupe défini par des critères politiques n’[avait] pas été retenu (…) en raison de l’opposition de l’URSS qui craignait d’être poursuivie » ; elle s’était elle-même compromise dans des crimes de masse, entendus comme des « crimes ordinaires présentant un caractère massif ». Le débat prit ensuite un nouveau tour à la faveur de l’explosion de violences en ex-Yougoslavie au début des années 1990. Fallait-il considérer les « nettoyages ethniques » comme des entreprises génocidaires ? D’autres défendant au contraire l’idée que seule la Shoah répondrait réellement au terme de génocide. Le débat est tel qu’aujourd’hui « il semble quasi-impossible de donner une définition consensuelle et « objective » du génocide », constate l’historien Jacques Sémelin.
Définition inscrite dans la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide adoptée par l’Assemblée générale de l’ONU le 9 décembre 1948.
DUCLERT Vincent, Rapport de la Mission d’étude en France sur la recherche et l’enseignement des génocides et crimes de masse, remis le 15 février 2018, p. 42. Il est consultable en ligne, https://eduscol.education.fr/histoire-geographie/actualites/actualites/article/rapport-de-la-mission-genocides.html. Il a été publié sous le titre Rapport de la mission Génocides (CNRS Editions) en 2018.
Ibid., p. 44.
C’est le point de vue de l’historien israélien spécialiste de la Shoah Yehuda Bauer, fondateur de la revue Holocaust and genocide studies, dont le titre isole sciemment la Shoah des autres entreprises à caractère génocidaire.
SEMELIN Jacques, « Génocide », In TAGUIEFF Pierre-André, Dictionnaire historique et critique du racisme, Paris, PUF, 2013, p. 734. Jacques Sémelin est par ailleurs l’auteur d’un ouvrage important, Purifier et détruire. Usages politiques des massacres et génocides publié en 2005 (Le Seuil). Il y menait une étude comparative des génocides et massacres de masse perpétrés contre les juifs, dans le cadre des conflits de l’ex-Yougoslavie et au Rwanda afin de mettre à jour des invariants susceptibles de comprendre « le processus de bascule vers le massacre ».
Ces débats ne sont pas sans incidence sur le terme de la comparaison. Confrontant les expériences historiques nazie et soviétique Iannis Roder insiste sur la nécessité de « distinguer l’intelligence de chaque phénomène » (p. 137). Il met, à raison, l’accent sur l’axiome racial comme ressort décisif de la violence nazie qui confère aux centres de mise à mort une singularité indéniable ; l’élimination des juifs était « une fin en soi » (p. 137). Certains historiens n’en ont pas moins qualifié de « génocidaires » certaines pratiques du pouvoir soviétique. S’il est vrai que « les communistes n’ont jamais (…) théorisé les différences ou les hiérarchies entre les races », comme le rappelle l’historien Jean-Louis Margolin, il n’en reste pas moins que les « déportations successives des « peuples maudits » (Allemands de la Volga, Tchétchènes, Ingouches, etc.) impulsées par Staline entre 1940 et 1946 » sont à rapprocher d’une logique « de la destruction-éradication », pour Jacques Sémelin. Son collègue Bernard Bruneteau va plus loin, estimant que cette répression à caractère ethnique appartient aux « politiques génocidaires » perpétrées en Russie soviétique, comme la famine ukrainienne. Une prise en considération de ces débats – ne serait-ce que pour en exposer les enjeux – accompagnée d’une clarification de la terminologie aurait contribué à éclairer les lecteurs, dont tous ne sont sans doute pas au fait de ces querelles scientifiques ; elle aurait aussi permis de situer le parti pris historiographique de l’auteur, qui met avant tout l’accent sur ce qui invalide les rapprochements entre les violences nazies et les violences soviétiques.
MARGOLIN Jean-Louis, « Communisme », In TAGUIEFF Pierre-André, op. cit., p. 323.
SEMELIN Jacques, op. cit., p. 737.
Ibid. Néanmoins dans Purifier et détruire (2005), il écrivait : « le terme de génocide ne convient pas pour qualifier les crimes du communisme » (p. 409).
BRUNETEAU Bernard, Le siècle des génocides. Des Hereros au Darfour (1904-2004), Paris, A. Colin, 2004. Voir le chapitre 3.
MARGOLIN Jean-Louis, op. cit., p. 322. Il rappelle que de plus en plus d’historiens parlent de « génocide des Ukrainiens ».
Quoiqu’il en soit, l’ouvrage souligne ce que l’enseignement de l’histoire gagnerait à s’engager plus avant dans la voie de la démarche comparatiste. En cette matière, les développements de la recherche, en mettant à jour les invariants et les singularités, et en insistant de plus en plus sur les filiations et les circulations, sont nombreux et féconds. Mais ils tardent à trouver une traduction forte dans les programmes d’histoire du secondaire.
En 1996 déjà, l’historien Antoine Prost avertissait : « On fait valoir sans cesse le devoir de mémoire : mais rappeler un événement ne sert à rien, même pas éviter qu’il ne se reproduise, si on ne l’explique pas. Il faut comprendre comment et pourquoi les choses arrivent. On découvre alors des complexités incompatibles avec le manichéisme purificateur de la commémoration. On entre surtout dans l’ordre du raisonnement, qui est autre que celui des sentiments, et plus encore des bons sentiments. (…) Si nous voulons être les acteurs responsables de notre propre avenir, nous avons d’abord un devoir d’histoire ». Cette citation le rappelle : ce n’est pas d’aujourd’hui que les chercheurs en sciences sociales s’inquiètent des limites d’une histoire par trop phagocytée par la mémoire. Marie-Anne Matard-Bonucci, Henry Rousso, Johann Michel ou Jean-Pierre Rioux comptent parmi ceux-là. Dans les colonnes de la RevueAlarmer Sarah Gensburger et Sandrine Lefranc tirent cet enseignement de leurs travaux sur les usages de la mémoire : « l’apport de connaissances historiques sur la Shoah et l’exposition à des contenus mémoriels concernant ce passé ne produisent pas de changement d’attitude de la part d’élèves se disant proches de l’extrême droite ». Et d’ajouter que « la conviction qu’il est possible de s’appuyer sur la mémoire pour lutter contre le racisme et l’antisémitisme doit être mise en perspective, au risque de produire parfois des effets contraires à ceux recherchés ».
PROST Antoine, Douze leçons sur l’histoire, Paris, Le Seuil, 1996, p. 306.
MATARD-BONUCCI Marie-Anne, « L’Histoire devant le racisme et l’antisémitisme », Histoire@Politique, vol. 31, no. 1, 2017, pp. 64-74, https://www.histoire-politique.fr/index.php?numero=31&rub=dossier&item=297
ROUSSO Henry, Face au passé. Essais sur la mémoire contemporaine, Paris, Belin, 2016.
MICHEL Johann, Le devoir de mémoire, Paris, PUF, 2018.
RIOUX Jean-Pierre, « Devoir de mémoire, devoir d’intelligence », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, n°73, 2002, pp. 157-167.
GENSBURGER Sarah et LEFRANC Sandrine, « Les politiques de mémoire sont-elles des outils efficaces pour lutter contre le racisme et l’antisémitisme ? RevueAlarmer, https://revue.alarmer.org/les-politiques-de-memoire-sont-elles-des-outils-efficaces-pour-lutter-contre-le-racisme-et-lantisemitisme/. Ces deux chercheuses ont publié en 2017 un ouvrage dans lequel, en s’appuyant sur de nombreuses études conduites en France et à l’étranger, elles pointaient les illusions qu’il y a à attendre des politiques mémorielles qu’elles produisent une société plus tolérante à l’altérité. L’ouvrage est intitulé A quoi servent les politiques de mémoires ? (SciencesPo Les Presses). Il est cité à plusieurs reprises par Iannis Roder.
Pour autant il ne s’agirait pas d’opposer de manière trop orthogonale histoire et mémoire ; cette dernière a souvent contribué à faire progresser la recherche historique – c’est vrai de la Shoah ou du génocide arménien. C’est donc principalement son usage qui doit être questionné. A ce titre, comme le pense Iannis Roder, si aller à Auschwitz avec des élèves reste une visite « intéressante » (p. 166), « il est possible de faire un très bon cours sur l’histoire de la Shoah » (p. 167) en s’en dispensant. Une visite utile à Auschwitz exige de ne pas laisser l’émotion prendre le pas sur le raisonnement et de ne pas attendre d’une telle sortie pédagogique ce qu’elle ne peut produire, souligne Iannis Roder : elle est le support idoine à l’histoire d’un centre de mise à mort, associé à ce qui fut d’abord un camp de concentration ; elle peut donc constituer le point d’ancrage à une réflexion sur le processus d’extermination à la dimension industrielle ; de cette visite ne peut en revanche surgir la compréhension des ressorts profonds du génocide. Aussi convient-il de rester conscient qu’Auschwitz ne résume ni la Shoah, ni l’antisémitisme, pas plus qu’il ne serait question de se satisfaire de l’étude de la Shoah pour lutter contre toutes les formes de racisme.
Pour citer cet article
Benoît Drouot, « Sortir de l’ère victimaire. Pour une nouvelle approche de la Shoah et des crimes de masse, un livre de Iannis Roder », RevueAlarmer, mis en ligne le 14 mai 2020, https://revue.alarmer.org/iannis-roder-sortir-de-lere-victimaire-pour-une-nouvelle-approche-de-la-shoah-et-des-crimes-de-masse/